C- Une remise en cause de la colonisation
L'anticolonialisme est un courant ou une attitude politique
remettant en cause les principes et l'existence du système colonial.
Même si le terme n'est apparu qu'au début du
XXème siècle, l'idée de s'opposer à la
colonisation est aussi vieille que la colonisation ellemême : la critique
du sort des Indiens (Las Casas), les protestations de Montaigne, de Rabelais et
de Guez de Balzac. Selon Charles-Robert Ageron304, à chaque
étape de l'histoire coloniale correspond un type d'anticolonialisme. Au
temps des Lumières, certains philosophes ont condamné le
système colonial ainsi que son corolaire, l'esclavage, en vertu du Droit
naturel et de l'égalité des hommes. Le développement
considérable de l'empire colonial français au XIXe
siècle entraîne un essor de la réflexion anticolonialiste
avec notamment les libéraux pour qui « le système
colonial qui est l'asservissement des peuples est aussi antiéconomique
qu'immoral.305 » Cette contestation du principe colonial
se fait au nom de la dilapidation de « l'or et du sang de la France
». Raoul Girardet limite à quatre les types d'argumentations contre
l'entreprise coloniale, méme s'il reconnait que certains thèmes
se sont trouvés confondus ou simultanément
développés dans chacun de ces raisonnements. Pour lui, il existe
un anticolonialiste de formulation et d'aspiration révolutionnaire qui
s'exprime dans les milieux intellectuels antillais représenté par
Frantz Fanon et Césaire. Ce dernier, conquis par l'idéologie
marxiste-léniniste, assimila la cause de la révolution coloniale
à celle du combat pour la dictature du prolétariat.
Un autre courant d'opposition anticoloniale moins
véhémente que le précédent est à prendre en
compte : la protestation humaniste. Il est d'ordre moral, axé sur
l'affirmation des
303 GIRARDET, Raoul, L'idée coloniale en France
1871-1962. p. 182
304 AGERON, Charles-Robert, L'anticolonialisme en France de
1871 à 1914. « Dossier Clio », PUF, 96
p. 10
305 Ibidem p. 12
principes fondamentaux tels : principes
d'équité, de liberté, du respect de l'autre, de sa
personne, de ses droits et de sa dignité. Les porte-paroles d'un autre
courant ont cru devoir élever la voix et plaider la cause du
désengagement impérial en s'appuyant sur un postulat patriotique
visant à défendre la grandeur de la Nation. Ces arguments
d'inspiration nationaliste donnèrent naissance à deux types
d'attitudes. L'une qui reprend les vieux termes de l'opposition antiferryste en
dénonçant l'inutile gaspillage des ressources du patrimoine
national, l'autre qui défend le rayonnement mondial de la France mais
qui l'adapte aux exigences du présent, c'est-à-dire, elle entend
défendre une politique de négociation à l'égard des
mouvements d'émancipation coloniale. Ceux qui adoptent une telle
attitude « considèrent que les formes anciennes de domination
coloniale sont inéluctablement périmées, il faut adopter
une nouvelle politique aux grandes mutations de l'histoire306.
» Bien que cette argumentation corresponde à la formule «
partir pour mieux rester », elle n'est pas sans effet dans la lutte
anticolonialiste. On retrouve ces arguments à partir de la
deuxième moitié du siècle, notamment dans le débat
sur la guerre d'Algérie.
Mais, l'un des plus grands écueils de la colonisation
demeure le communisme. En 1929, en effet, l'ancien directeur de l'Enseignement
au Maroc, Georges Hardy, publie un ouvrage intitulé Nos grands
problèmes coloniaux dans lequel il évoque le communisme
comme un danger pour l'oeuvre coloniale. « Au moment même,
dit-il, où nous essayons de nous rapprocher des `âmes'
indigènes, d'autres influences tendent à les éloigner de
nous. Un peu partout de grands mouvements qui agitent le monde menacent de
faire vibrer les populations coloniales ; ici c'est le
communisme307... »
La gauche française depuis les années 1880
s'élève contre la colonisation qui répond, selon elle,
avant tout à la recherche obsédante des débouchés.
Elle rattache l'impérialisme coloniale au capitalisme et fait endosser
ce système tous les crimes de la colonisation. La colonisation est pour
les partisans de la gauche « une des pires formes de l'exploitation
capitaliste308. » Les dénonciations des socialistes
concernent les « abus ou les scandales coloniaux », elles ne
constituent pas en fait une « pédagogie anticoloniale ». En
1920, le deuxième Congrès de l'Internationale communiste
concentre ses réflexions sur le monde colonial notamment sur la
révolution en Orient qui devient l'un des centres de
préoccupation
306 GIRARDET, Raoul, Op. cit., 1972, p. 227
307Ibid. p. 137
308 AGERON, Charles-Robert, Op. cit., p. 22
du moment. Pour certains d'entre les congressistes, le destin
de la révolution mondiale dépendait du succès de la
révolution dans les pays non-européens. Selon Lénine, la
domination mondiale du capital devait s'écrouler sous les coups
conjugués du « prolétariat révolutionnaire des pays
avancés » et des « mouvements révolutionnaires de
libération des pays arriérés ou des nationalités
arriérées ». Le deuxième Congrès
préconise donc la collaboration dans les pays soumis à la
domination coloniale des partis communistes locaux avec les mouvements
nationaux de libération.
C'est à cette période que les voix
anti-impériales des colonies commencent véritablement à se
faire entendre. Les premiers mouvements revendicatifs de l'Afrique du Nord
d'inspiration religieuse et panarabe apparaissent dès 1920, d'autres
à caractères modernistes et plus ou moins
révolutionnaires. Au même moment, éclatent en Indochine,
plus précisément en Annam et au Tonkin les premières
révoltes nationalistes. Si les mouvements nationalistes nord-africains
restent peu connus du grand public, les événements d'Indochine ne
sont pas en revanche sans provoquer de l'émotion qui s'exprime avec
force aussi bien dans la presse que dans la littérature. On condamne
énergiquement les violences, les crimes perpétrés par le
colonisateur pour mater les protestations des peuples coloniaux, notamment le
massacre de la garnison du petit poste de Yen Bay dans le Haut Tonkin. Le Parti
Communiste Français (PCF), par l'organe de son secrétaire
général de l'époque, Maurice Thorez, exige de donner
satisfactions « aux aspirations légitimes des peuples coloniaux
» pour renforcer leur « union indispensable avec la démocratie
française » face à la montée du fascisme de Mussolini
ou d'Hitler. Les positions du PCF rejoignent, avec quelques nuances
près, celles auxquelles le parti socialiste S.F.I.O n'avait depuis la
fin de la Première guerre mondiale, cessé d'être
fidèle.
A ces dénonciations s'ajoutent celles des intellectuels
qui se mettent à défendre la cause des « peuples
opprimés. » Dès 1930, les écrits d'André
Malraux commencent à attirer l'attention du public sur les drames de la
colonisation en Indochine. Son roman, La Voie royale,
annonçait déjà, en effet, l'imminence d'un « conflit
inévitable entre colonisateurs et colonisés ».
Ferdinand Céline est également à situer
dans cette mouvance, bien que ses positions sont souvent taxées
d'ambigües par certains critiques. Son roman, Voyage au bout de la
nuit (1932), donne en effet une image tellement déprimante de la
colonie qu'il arrive à ruiner bien de mythes et à
présenter la colonie comme un véritable enfer où colons et
colonisés se
détruisent mutuellement. Avec un langage plein
d'humour, l'auteur arrive à jeter le discrédit sur le
système colonial français. Il refuse les mythes et les slogans
comme « l'humanitarisme colonial ", « le colonialisme
éclairé ", « l'héroïsme colonial ", « le
messianisme colonial ". On ne peut pas ne pas citer également
Féllicien Challaye qui, déjà en 1906, avait
dénoncé avec éclat les scandales de l'administration
coloniale au Congo dans un des Cahiers de la Quinzaine309.
Universitaire, professeur de philosophie, Challaye n'avait cessé de
soutenir des thèses condamnant radicalement le système
colonial.
On ne peut pas ignorer non plus une autre forme de
récusation du système colonial venant des chrétiens
progressistes. Entre les 1881 et 1885, l'opposition catholique à la
« politique coloniale insensée des opportunistes " signale sa
présence. Pour Léon Bloy, fervent catholique, le colonialisme est
l'« empire du désespoir, l'image stricte de l'Enfer " et «
l'histoire des colonies françaises, surtout dans l'Extrême-Orient,
n'est que douleurs, férocité sans mesure et indicible turpitude
". Le Comité de Protection et de Défense des Indigènes
créé par Paul Viollet, chrétien, juriste et historien de
l'ancienne France, entreprend une vaste campagne vers la fin du XIXe
siècle contre les crimes du portage, les corvées inhumaines qui
déciment la population malgache. Il entamait en 1902 une
énergique protestation contre le régime de l'indigénat
spécialement en Indochine, et en 1905 contre les crimes et «
illégalités commis au Congo ". Il faut retenir également
le cas de Mgr Le Roy, missionnaire, puis vicaire apostolique au Gabon, avant de
devenir supérieur général de la Congrégation
missionnaire des Pères du Saint-Esprit, qui fit avec netteté le
procès du colonialisme en Afrique noire française. Pour lui, le
système colonial apportait en lui la « démoralisation ". Il
dresse un violent réquisitoire contre l'administration coloniale devant
le Congrès international antiesclavagiste d'aout 1900 en insistant sur
l'échec du système colonial face à sa « mission
civilisatrice ". Charles-Robert Ageron résume en ces mots
l'argumentation du religieux : « En ne demandant aux indigènes
que du travail et des impôts, en usant des hommes comme des vils
instruments de lucre, en tolérant l'alcoolisme, la prostitution,
l'esclavage de la femme, l'infanticide, l'administration coloniale
faillit à son devoir de civilisation. Elle désorganisait les
sociétés traditionnelles, ne laissant derrière elle que le
vide et la ruine310. » L'Haïtien Benito Sylvain,
chrétien, qui s'est donné pour but de travailler au
relèvement social des Noirs, fonda à Rome
309 Les Cahiers de la Quinzaine est une revue
bimensuelle française disparue, d'inspiration dreyfusarde fondée
et dirigée par Charles Péguy.
310 AGERON, Charles-Robert, Op. cit., p. 36
en 1905 l'oeuvre qui porta son nom. Il présenta
à Paris une thèse sur le traitement des indigènes dans les
colonies d'exploitation. Son travail a été encouragé par
le cardinal Merry del Val parlant de ses « nobles buts qui consistent
à combattre l'injustice et le déraisonnable préjugé
de couleur311. »
Tous ces facteurs tendent à exiger un renouvellement de
la vision que l'on se fait jusqu'alors des peuples soumis à la
domination et à l'exploitation de l'Occident. Intellectuels, religieux
et politiques occidentaux se lancent dans ce combat pour défendre la
cause des peuples coloniaux, notamment ceux de l'Afrique. Mais, ces actions
n'auraient pas tous leurs poids si les colonisés eux-mêmes ne
jouèrent pas leur rôle en voulant prendre en main leur destin.
Autrement dit, la participation des concernés proprement dit rendra ces
luttes beaucoup plus décisives et élargira le but en visant plus
loin qu'une simple reconnaissance culturelle, mais une libération pleine
et entière de l'homme colonisé.
311 Ibid., p. 37
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