TROISIEME PARTIE: VERS UNE NOUVELLE VISION DES
NOIRS
Chapitre VIII
DU CONTEXTE DE LA REHABILITATION DES NOIRS
A- Une nouvelle atmosphère intellectuelle :
l'émergence du relativisme culturel
Dans le paradigme occidental, pendant longtemps,
prédominait une vision du monde où l'homme blanc était la
« mesure » de toute chose. Cette façon de voir le monde
consiste à juger, à évaluer, à comprendre ou
interpréter les cultures des autres d'après la sienne propre :
c'est donc se placer au centre du monde, et l'ordonner autour de soi ; c'est
l'ethnocentrisme. L'étymologie du mot est d'ailleurs éclairante :
on place son « ethnos » au centre, lorsqu'on regarde les
autres « ethnoï ». Lévi-Strauss construit ce
concept par analogie avec celui d'égocentrisme. L'égocentrisme
est cette attitude typique chez les jeunes enfants qui consiste à tout
ramener à soi, à voir « je » au centre. Dans l'attitude
ethnocentrique, ce n'est plus le « moi » qui est au centre mais
l'ethnie c'est-à-dire sa société, sa culture.
Mais l'émergence des sciences humaines et sociales au
XIXe siècle occasionne une remise en question de ce
modèle de penser. C'est à cette époque que la culture
occidentale s'interrogeait sur elle-méme et ressentait le besoin de
s'intéresser à d'autres cultures et de reconnaître d'autres
modèles. L'existence de l'ethnologie correspond peut-être à
ce moment oü une culture s'aperçoit qu'elle est «
ethnocentrée » sans le savoir, qu'elle a une tendance à tout
penser d'après ses propres modèles295.
Pour des intellectuels critiques vis-à-vis de cette
représentation du monde dont Claude Lévi-Strauss,
l'ethnocentrisme constitue l'obstacle majeur à l'étude des autres
sociétés. C'est
295 Il faut bien dire que cette attitude n'est pas propre
à l'Occident, c'est le cas de très nombreuses civilisations : on
est enclin à imaginer que notre modèle de fonctionnement, ou de
développement est le seul qui existe au monde. Ou tout au moins le
meilleur. Et donc on pense facilement que les peuples qui vivent
différemment vivent moins bien, que ceux dont l'évolution est
différente sont moins « évolués ». Toutefois,
dans le monde occidental, l'ethnocentrisme est revêtu d'un aspect
conquérant qui, justifié à la seule vue de sa «
supériorité » technique, s'exerce au détriment des
autres peuples sous la forme de racisme.
l'ethnocentrisme qui conduit à parler de
sociétés « primitives ", comme si certaines
sociétés étaient restées à l'état
premier, préhistorique, les seuls occidentaux étant parvenus par
le progrès à l'état « civilisé ".
Lévi-Strauss montre que, parce que l'histoire de l'Occident est surtout
caractérisée par un développement des sciences, des
techniques et de la puissance économique, l'Occident s'imagine que les
sociétés qui n'ont pas su progresser sur ces trois plans sont des
sociétés « sans histoire ". En réalité, toutes
les sociétés ont une histoire, même si celles-ci sont
différentes. Prenons un exemple. Si on prend comme critère de
développement la parfaite adaptation à un milieu
particulièrement hostile, ce ne serait plus les occidentaux qui seraient
considérés comme civilisés mais les Bédouins du
désert saharien ou les Inuits de l'Arctique. Si l'on prenait comme
critère la connaissance des ressources du corps humain, les plus
civilisés seraient les peuples de l'Orient et de l'Extrême-Orient
etc. Toute culture peut se prévaloir d'une supériorité
selon un critère qui lui est propre mais, comme aucun de ces
critères n'est plus pertinent qu'un autre, aucune culture ne peut se
considérer comme supérieure aux autres, affirment les
anthropologues partisans de l'égalité entre les cultures.
L'ethnocentrisme est une attitude spontanée et donc
universelle. Lévi-Strauss l'exprime en ces termes : «
L'attitude la plus ancienne, et qui repose sans doute sur des fondements
psychologiques solides puisqu'elle tend à réapparaître chez
chacun de nous quand nous sommes placés dans une situation inattendue,
consiste à répudier purement et simplement les formes culturelles
: morales, religieuses, sociales, esthétiques, qui sont les plus
éloignées de celles auxquelles nous nous
identifions296. » « Le barbare est d'abord
l'homme qui croit à la barbarie », continue-t-il. On qualifie
en effet de « barbare " les peuples primitifs sans voir que ceux-ci
procèdent exactement de la même manière. Ainsi, dans de
nombreuses cultures, seuls les membres de la tribu sont qualifiés
d'hommes (ou de « bon ", d' « excellents " ou de « complets "),
les membres des autres tribus étant appelés « mauvais ",
« méchants " voire « fantômes " ou « apparitions ",
dénominations conduisant ainsi jusqu'à leur priver de toute
réalité. L'idée d'humanité apparaît donc
comme une idée tardive et qui n'est d'ailleurs pas ellemême
dénuée d'ethnocentrisme. Lévi-Strauss souligne, par
exemple, comment la proclamation de l'égalité naturelle entre les
hommes et de la fraternité qui doit les unir sans distinction de races
ou de cultures néglige la diversité des cultures et nie en
réalité les
296 Claude Lévi-Strauss. Race et Histoire, Unesco, 1952,
pp. 19 sq.
http://www.ac-
grenoble.fr/PhiloSophie/logphil/textes/textesm/levi-s4m.htm
Consulté le 04/05/2011
différences qu'elle n'arrive pas à comprendre.
Les cultures sont bien différentes mais non inégales pour
autant. Ramener la différence à l'inégalité
constitue une forme d'ethnocentrisme.
Cette réfutation de l'idée de la
hiérarchie qui correspond à une philosophie historique selon
laquelle il y aurait des peuples adultes et d'autres qui seraient restés
dans l'enfance de l'humanité trouve d'autant plus écho que dans
la période de l'entredeux-guerres se développe le refus de «
l'absolutisme occidental » à travers le concept de relativisme
culturel.
Défendue par plusieurs anthropologues, en particulier
M.J Herskovits et Ruth Benedict, cette théorie soutient que les
éléments normatifs, les valeurs et les institutions d'une
société ne trouvent leur explication et leur légitimation
qu'à partir de la culture de cette communauté humaine. La
diversité des modèles culturels entraînerait une sorte
d'autonomie des modèles éthiques. C'est à affirmer, en
d'autres termes, l'auto-validation des valeurs culturelles et, par voie de
conséquence, l'incompatibilité profonde des cultures, dont aucune
ne serait supérieure à l'autre.
Dans l'article « Relativisme culturel » du
Dictionnaire de l'ethnologie et de l'anthropologie, les auteurs
pensent qu'il existe deux façons de voir la diversité des
cultures : le rationalisme et le relativisme culturel. Les tenants du premier
point de vue affirment que « toute culture est une théorie du
monde, dont la spécificité résulte de l'application d'une
même rationalité de fond à une expérience qui varie
en fonction des conditions sociales et technologiques qui sont
elles-mêmes définissables dans un système de
référence universel. » Les partisans de la
deuxième approche récusent toute universalité, puisqu'ils
partent de l'idée selon laquelle « toute expression, toute
croyance n'a de signification et de validité qu'à
l'intérieur de son contexte d'usage : `forme de vie' (selon
Wittgenstein) ou `paradigme scientifique' (selon Kuhn) 297.
» Si les manières d'aborder le concept restent
différentes, elles concourent toutes deux à l'affirmation de la
pensée relativiste qui s'oppose à l'existence d'une culture
absolue et universelle et se prononce donc pour l'égalité entre
les différentes formes et expressions culturelles. Cette théorie
implique une attitude positive à l'égard de la diversité
et de la coexistence culturelle. Ouverture, tolérance, respect des
complexités idéologiques, de la diversité des
mentalités en sont les conséquences. Elle permet d'envisager de
construire un
297 BONTE, Pierre, IZARD, Michel, Dictionnaire de
l'ethnologie et de l'anthropologie. Quadriage/PUF, 2000, 842 p.
monde nouveau dans le respect des disparités. Mais, on lui
reproche également l'indifférence qu'elle peut entraîner,
la passivité face à la diversité, voire une attitude de
démission.
La montée d'une telle idéologie ne peut
être que favorable aux peuples non-occidentaux longtemps
considérés comme dépourvus de civilisations. Ils voient
leurs cultures se mettre au méme pied d'égalité que celles
des pays qui se donnaient le devoir de détruire leurs créations
jugées « barbares ". Mais il est un fait indéniable qui
n'est pas sans lien à cette nouvelle façon de voir l'Autre ;
c'est que les colonisateurs se voient contraints de donner un visage humain
à l'exploitation coloniale en raison de l'évolution des faits.
C'est donc un effort pour adapter l'idéologie qui soutient la
colonisation aux exigences de la conscience contemporaine.
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