PREMIERE PARTIE : LA MISSION ET LE MISSIONNAIRE
Chapitre I
LE MOUVEMENT MISSIONNAIRE EN FRANCE AU XIXe SIECLE
A- Le renouveau de l'idée missionnaire en
France
A la fin du XVIIIe siècle, on constate en
France une baisse progressive de toutes les activités religieuses. Le
rationalisme des Lumières et la Révolution de 1789 en sont des
facteurs explicatifs. En effet, les idées philosophiques
développées et vulgarisées à partir de cette
période ont entrainé une déchristianisation active et
massive de la société. Selon Gérard Cholvy, cette
inversion marquera profondément par ses conséquences les
générations suivantes. Il explique : « L'enseignement
des notables échappe par pans entiers à l'esprit des
églises. Les élites européennes en France sont
formées en marge de leur croyance10. » A la
campagne comme en ville, cette désaffection pour les choses religieuses
se fait ressentir. En 1805, souligne Martine Batard, le préfet de Rouen
qui évalue la pratique pascale des hommes à 2 %, souligne que
« parmi eux on ne remarque point de magistrats, de fonctionnaires
publics, d'hommes influents ». La situation n'est pas
différente dans la Nièvre, comme dans beaucoup d'autres
départements, où " les paysans tombent dans l'abrutissement
faute de prêtres pour les instruire. Dans beaucoup de communes, ils
s'enterrent sans aucune formalité11.» L'Abbé
Ernest Sevrin présente un tableau beaucoup plus sombre de la situation
religieuse de la France après la Révolution de 1789 :
" Plus de cent paroisses vacantes, d'autres le devenaient
par défaut de logement ou de ressources ; presque toutes les
églises réduites à leurs murailles, sans mobilier, sans
ornement sacrés ; un clergé décimé, vieilli,
pauvre, composé en partie des anciens schismatiques dont les uns
étaient aigris et mal disposés, les autres peu
10 CHOLVY, Gérard: « Y a-t-il une
déchristianisation? » in, RAISON, Françoise (sous
la direction de), 2000 ans de christianisme T.VIII, Paris, Hachette,
1980. Cité par BATARD, Martine. Mission catholique et culte du
Vaudou. L'oeuvre de Francis Aupias (1877-1945) Missionnaire et
ethnologue, PUF, 1998. p. 24
11 Ibid. p. 24
édifiants ; un peuple matérialisé, d'une
ignorance profonde, où la dépravation des moeurs,
l'impiété et l'indifférence pour la religion sont
portées à leur comble12. »
Cette totale indifférence dont fait montre la
population à l'endroit du fait religieux constitue un des
problèmes les plus urgents auxquels l'Église doit remédier
en re-évangélisant les peuples des villes et des campagnes. Le
Père Fortis, général des Jésuites, répondait
ainsi en 1825, à une demande de missionnaires qui lui a
été adressée : « l'Europe est aujourd'hui pire
que l'Inde. Notre Inde est l'Europe13. » Cette
courte réponse explique que l'Europe a autant besoin d'être
christianisée que les autres continents. Il faut convertir à
nouveau les individus, sauver les âmes une par une, partir en mission
à l'intérieur de la France et dans toute l'Europe pour que la
religion catholique retrouve sa place au sein de la société. Face
à cette nécessite de « restauration », deux actions
vont être envisagées : une qui consiste à faire « une
reconquête interne » avec pour fer de lance le mouvement du
catholicisme social14 - qui accouchera plus tard la
Démocratie Chrétienne - dont le rôle consiste à
christianiser les couches sociales qui se détournent de l'Église
et une autre qui sera orientée vers les conquêtes
extérieures, le mouvement missionnaire.
Ce deuxième mouvement vise à la conversion des
peuples païens qui se trouvent dans d'autres parties du monde : Asie,
Amérique, Afrique... Commencée depuis XVe
siècle avec l'Espagne et le Portugal, l'oeuvre
d'évangélisation d'outre mer sera renforcée par
l'engagement de la France qui crée des nombreuses missions au Canada, en
Chine et aux Indes. L'Angleterre fera son entrée dans cette entreprise
à la fin du XVIIIe siècle et fonde la
Société des Missions de Londres (LMS), Société des
Missions de l'Église Anglicane (CMS). A partir de la première
moitié du XIXe siècle, l'Espagne et le Portugal qui
perdront leurs colonies en Amérique, devenues indépendantes, se
verront évincés par la France et l'Angleterre. A eux seuls, ces
deux pays vont fournir l'essentiel de l'effort missionnaire du XIXe
siècle; la France, notamment, à la fin du XIXe
siècle fournira les deux tiers des Missionnaires catholiques dans
12 SEVRIN, Ernest, Les missions religieuses en
France sous la restauration (1815-1830) T. 1, Le missionnaire et la mission,
p.12
13 Cité dans Les réveils
missionnaires en France. Du Moyen-Age à nos jours (XIIe-XXe
siècles), acte de colloque de Lyon, p. 209
14 Il s'agit d'une doctrine qui est apparue
après la Révolution française de 1789 et au début
de la Révolution industrielle, qui vise à promouvoir une
politique sociale conformément aux enseignements de l'Église, ou
même à bâtir une nouvelle société humaniste
à base chrétienne, en opposition au libéralisme
économique.
le monde15.
Si la France avait porté un grave préjudice
à l'oeuvre missionnaire, la voici qui va la réparer en prenant la
tête d'un renouveau apostolique, dès le début du
XIXe siècle. « Elle retourne à ses sources
chrétiennes pour renouer ses traditions atteintes par le culte de la
raison16. » Dans cette démarche, l'apologie que
fait Chateaubriand dans son Génie du christianisme jouera un
grand rôle en utilisant dans la quatrième partie du livre
quatrième intitulé Missions un langage émouvant
visant les coeurs de ses lecteurs, ce qui lui a valu le titre « magicien
du renouveau missionnaire17 ». L'élan des missions que
la lecture de cet ouvrage entraine sera approfondi par les
rééditions des Lettres édifiantes et curieuses
des Jésuites du Levant, du Paraguay, des Indes et de Chine ; par la
publication des Nouvelles Lettres édifiantes de 1818 à
1823 rédigées par les prêtres de la Société
des Missions étrangères de Paris dans leurs Missions de Chine et
des Indes orientales. A cela, s'ajoutent les effets de la revue Nouvelles
reçues des missions fondée en 1822 qui deviendra en 1825
Annales de la Propagation de la Foi dont le rôle consiste
à sensibiliser les chrétiens de France métropolitaine
à l'oeuvre mondiale des missions catholiques de l'époque en
portant à leur connaissance les difficultés qu'affrontent les
missionnaires dans leur travail. Elles paraissent quatre puis six fois par an
et sont composées de lettres récentes des missionnaires avec, une
fois par an, le compte rendu des recettes par diocèse suivi d'un tableau
de la répartition des secours entre les différentes zones
d'évangélisation. Le nombre croissant des lecteurs des
Annales témoigne son importance dans ce mouvement de renouveau
missionnaire : Jean Claude Beaumont donne le chiffre d'environ 180 000
exemplaires tirés dans les années 1840.18 Elles sont
traduites en « bas-breton » et en Allemand pour les Alsaciens ainsi
qu'en lorrain en vue d'une plus grande réception de la revue.
Cet effort consenti par les responsables pour s'assurer d'un
plus grand retentissement du journal montre combien elle était
indispensable à la progression de l'OEuvre de la Propagation de la
Foi. En effet, la lecture des Annales qui met à nu la
condition des missionnaires face à leur travail
d'évangélisation dans le monde devait susciter chez les
chrétiens un engouement
15 BATARD, Martine, Op. cit., p. 33
16 SEDES, Jean-Marie, Histoire des Missions
françaises. p. 41
17 Cité dans Les réveils
missionnaires en France. Du Moyen-Age à nos jours
(XIIe-XXe siècles), acte de colloque de Lyon,
p. 205
18 BEAUMONT, Jean-Claude, « La renaissance de
l'idée missionnaire en France au début du
XIXème
siècle » Les réveils missionnaires en
France. Du Moyen-Age à nos jours (XIIe-XXe
siècles) p. 220
pour contribuer à rendre meilleure la propagation de
l'Evangile. Car, " privé de cet aliment, l'oeuvre se
refroidit19.»
Les directives suivantes sont très claires en ce sens :
" Les correspondants sont priés d'user leurs moyens d'influence pour
introduire la lecture des Annales dans les grands et petits séminaires,
dans les maisons religieuses et dans les maisons d'éducations des deux
sexes où cette lecture pendant le repas, non moins agréable
qu'édifiante, servirait les intérêts de
l'oeuvre20. »
L'importance de l'OEuvre dans la prédication de
l'Evangile et dans le rayonnement de l'Eglise, mais aussi les avantages
spirituels qu'ils peuvent en bénéficier poussent les
chrétiens à disposer une partie de leur avoir pour contribuer
à son progrès. Les dirigeants n'ont pas de doute :
" Qui pourra refuser de contribuer à une OEuvre si
éminemment utile à la gloire de Dieu et au salut de cette
multitude d'âmes rachetées par le sang de Jésus Christ, qui
ne doivent qu'au malheur de leur naissance d'être privées de la
connaissance de la Foi, et qui devront un jour à la charité de
leurs frères de leur avoir ouvert les portes du ciel21.
»
Cette mobilisation nationale des forces et ressources de ceux
qui se reconnaissent dans ce mouvement n'a pas été sans
résultats. Ces efforts ont finalement suscité des vocations
partout en France qui pouvait se targuer à un certain moment
d'être le « pays des missions ". La citation suivante met l'accent
sur le rôle de l'OEuvre de la Congrégation de la Foi dans
cette prise de conscience ayant accouché par la suite le renouveau
apostolique :
" Il y a aujourd'hui dans les missions
étrangères, vingt-huit millions de catholiques de plus qu'il y a
cent ans : voilà ce qu'ont permis de réaliser les subsides de la
Propagation de la Foi. Les quatre-cent-vingt millions de francs qu'elle a
jetés depuis quatre-vingt-treize ans aux pieds des ouvriers
apostoliques22. "
19 Ibidem
20 Circulaire des conseils centraux de la
Propagation de la Foi, 1863. Cité par TAMAILLON, Stephane.
Les missionnaires poitevins en Extrême Orient. (1831-1938) De la
formation idéologique des apôtres aux problèmes physiques,
sociopolitique et religieux que pose la question de la conversion.
Mémoire de maitrise réalisé sous la direction de
Catherine NICAULT. Université de Poitiers, 1997 f° 26
21 Lettre adressée à tous les
associés de La Propagation de la Foi. 1840. Cité dans
TAMAILLON, Stéphane, Op. cit. f° 28
22 Ibid.
Aller dans des endroits souvent inconnus, où l'on ne
sait pas ce qui vous attend, requiert le don de soi, un esprit
d'abnégation. Chateaubriand dans un passage de son ouvrage Le
génie du Christianisme expose l'ultime sacrifice qu'est la vie
missionnaire :
« Qu'un homme, à la vue de tout le peuple,
sous les yeux de ses parents et de ses amis, s'expose à la mort pour sa
patrie, il échange quelques jours de vie pour des siècles de
gloire; illustre sa famille, et l'élève aux richesses et aux
honneurs. Mais le missionnaire dont la vie se consume au fond des bois, qui
meurt d'une mort affreuse, sans spectateurs, sans applaudissements, sans
avantage pour les siens, obscur, méprisé, traité de fou,
d'absurde, de fanatique, et tout cela pour donner un bonheur éternel
à un sauvage inconnu... de quel nom faut-il appeler cette mort, ce
sacrifice? 23 »
Ces « laboureurs de l'âme " vont braver plus d'un
danger pour aller transporter dans les terres lointaines leurs pensées
religieuses. Ils devaient affronter l' « indigène " qui est comme
eux un être avec ses coutumes, ses moeurs, ses croyances. On luttera de
la méme manière en Europe qu'on combat les vielles superstitions
paysannes. Cette confrontation avec les autochtones les amène à
les considérer comme des êtres « immatures ", des «
enfants ". Le missionnaire importe la « civilisation " par des actes
pédagogiques dont l'effet est de considérer
systématiquement l'indigène comme inférieur : il ne sait
ni lire, ni écrire. En liant la scolarisation à
l'évangélisation, on légitime l'équation :
christianiser, c'est civiliser24.
Cependant, ce renouveau missionnaire n'avait été
possible que parce qu'il était le résultat d'un ensemble
d'efforts consentis au niveau de la papauté qui trouve l'appui de l'Etat
pour redonner au catholicisme son rayonnement non seulement au niveau local,
mais aussi à l'échelle mondiale. Ce travail permettra de relancer
totalement l'apostolat menacé et de susciter des vocations missionnaires
parmi les jeunes chrétiens de la France entière.
En 1801, Napoléon Bonaparte se rend compte que le temps
est venu de remettre la religion à l'honneur. Il signe le 17 juin de la
méme année avec le Pape Pie VII un Concordat dont les termes
prévoient la création de nouveaux diocèses tout comme la
démission forcée
23 CHATEAUBRIAND, Le génie du Christianisme
(1802). Garnir-Flammarion. t.II, livre IV, chapitre I, p. 135
24 COMBY, Jean, L'appel à la mission
à travers les annales de la propagation de la foi (1822-1860), p.
71. Cité par BATARD, Martine, Op. cit., p. 35
des anciens Evêques. Si le Concordat ne fut pas
totalement favorable à l'Eglise, il a épaulé d'une
manière considérable la régénération des
institutions missionnaires comme les Pères du Saint-Esprit, les
Lazaristes, et les Missions Etrangères de Paris (M.E.P).
Toutefois, cette participation étatique doit être
nuancée puisque très tôt un conflit oppose le Saint
Siège à l'Empereur qui dissout en 1809 les missions et les
organismes s'y rattachant. C'est sous Louis XVIII qu'ils seront
rétablis. Les M.E.P ne retrouvent une existence légale qu'en
1815. C'est en 1817 que Pie VII (1800-1823) réorganise la
Sacrée Congrégation de la propagande de façon
définitive et redonne vie à la Compagnie de Jésus.
D'autres institutions ont vu le jour entre 1830 et 1880, une douzaine pour les
hommes et une trentaine pour les femmes qui porteront toutes d'une
manière ou d'une autre leur aide au secours des
Missions25.
Cette renaissance institutionnelle devait remédier au
problème de personnel, mais une autre question se pose : les moyens de
financement. C'est ainsi que va se créer l'OEuvre de la Propagation
de la Foi le 3 mai 1822. L'idée fut venue d'une jeune fille
lyonnaise, Pauline Jaricot, qui consacrait sa vie au problème des
Missions après avoir été guérie d'une grave
maladie. Sa formule est simple : constituer des groupes de dix personnes dont
chacune s'engagerait à former un nouveau groupe de dix À
organiser ainsi les décuries en centuries, et ces dernières en
groupes de mille À chacun présidé par un chef de groupe ;
à tous les échelons, chaque membre avait l'obligation de
réciter une prière quotidienne et de faire une offrande
hebdomadaire pour les missions. Cette institution, en 1918, envoie un don de
451 000 000 francs aux missionnaires26. Devenue internationale et se
voulant « catholique », elle entend soutenir toutes les missions sans
exclusivité. L'organisation compte la France parmi ses plus
généreux donateurs. Cette association connaitra peu après
sa naissance un bond en avant considérable lié à l'action
des responsables qui déploient un zèle exceptionnel, à la
générosité de ses membres qui ne ménagent pas leurs
poches pour financer les projets de l'oeuvre, mais aussi au soutien vigoureux
qu'elle trouve en la personne de Grégoire XVI, le « pape des
missions ». Celui-ci publie en faveur de l'oeuvre une encyclique en 1840
pour apprécier son caractère « un » et «
catholique » au service de toutes les missions. Cet appui que
l'institution reçoit du Saint-Siège est à la mesure de son
importance dans la politique d'extension de Grégoire XVI qui se montre
très actif pour une relance des missions.
25 SEDES, Jean-Marie, Op. cit., p. 42
26 Idem
D'autres structures françaises verront le jour toujours
dans la perspective d'aider les missionnaires en terres
étrangères. Il y a lieu de citer l'OEuvre apostolique
fondée en 1838 qui s'intéresse aux objets liturgiques, les
médailles et images pour satisfaire la curiosité des
néophytes, les troupeaux des missionnaires. En 1843,
l'évêque de Nancy, Mgr de ForbinJanson prend une nouvelle
initiative d'aide aux missions, il fonde la Sainte Enfance dont
l'objectif consiste à venir en aide aux enfants païens en
collectant des dons venus des enfants de France. L'oeuvre de Saint Pierre
Apôtre mise sur pied par Jeanne Bigard répondra aux
problèmes de la formation du clergé indigène en
réunissant les fonds nécessaires à la création et
à l'entretien des séminaires en pays de Mission.
Voilà donc un ensemble de réalisations venant de
la France pour permettre aux Missions de reprendre leur marche en avant. Grace
à ces initiatives, l'idée missionnaire arrive à être
popularisée dans « le pays des missions » tout au long du
premier XIXe siècle.
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