B- La lente restauration du diocèse de Poitiers
L'Eglise poitevine ne constituait pas une exception dans cette
France oü la situation religieuse suivait une pente descendante
favorisée par le nouveau contexte intellectuel - avec
l'avènement des Lumières - et politique
symbolisé par la Révolution de 1789. En effet, si avant la
période révolutionnaire il y a eu à Poitiers « un
clergé nombreux et instruit »27, on ne peut quelques
années plus tard que parler d'un clergé divisé et sans
chef28.
Cette division est provoquée par le serment de 1791 que
devait prêter tout prêtre. Ceux qui acceptent de remplir cette
formalité, les jureurs, sont dans un camp et les
réfractaires dans un autre. Ce schisme devait avoir des
répercussions sur la population au sein de laquelle est
créé un « clivage durable29. »
Cette crise qui affecte le clergé français
confronté au problème de la prestation du serment à la
Constitution Civile du Clergé du 12 juillet 1790 a changé la
physionomie de
27 FAVREAU, Robert (dir.), Le diocèse de
Poitiers, Beauchesne, Paris, 1988, p. 188
28 Ibidem
29 VIGIER, Fabrice, Les curés poitevins et la
révolution, p. 15
l'Eglise de France. Les subdivisions ecclésiastiques
devaient correspondre aux circonscriptions administratives. « Chaque
département formera un seul diocèse, et chaque diocèse
aura la même étendue et les mêmes limites que le
département30. » Ainsi, le diocèse de
Poitiers qui s'étendait auparavant sur le Bas et le Moyen Poitou,
correspond au début de 1791 au seul département de la Vienne.
Transformé en évêché de la Vienne, le diocèse
était réduit de moitié ; de sept cent trente-quatre
paroisses, il passe au cours de cette période à trois cent
soixante-dix-huit.31 A ces difficultés relevant de la
politique religieuse de l'Etat d'alors, s'ajoutent des problèmes
d'infrastructures pour le fonctionnement du diocèse. Les édifices
religieux tombaient en ruine et étaient vandalisés,
considérés comme symboles de ce passé avec lequel l'esprit
révolutionnaire entend rompre. Aucun projet de restauration ne se
manifeste jusqu'au milieu du XIXe siècle oü l'on va
prendre de manière systématique des mesures pour restaurer ces
monuments. Cette situation ne fait que tarir les vocations pour les missions,
le diocèse étant méme dépourvu d'une direction
stable. Mais, cet état de fait provoqué par la Révolution,
ne fait qu'aiguiser une crise déjà latente. En effet, comme le
souligne Stéphane Tamaillon, depuis 1745 le diocèse n'a pas connu
de missionnaire ; et ceci, le diocèse brille par son absence sur la
scène missionnaire mondiale jusqu'en 1831, date à laquelle Jean
Charles Cornay32 part en mission au Tonkin où il sera
supplicié en raison de sa foi. Ce missionnaire devait marquer la
présence poitevine dans le mouvement missionnaire du XIXe
siècle en France. Cette participation n'a pu être effective
qu'après un long travail de reconstruction à la fois
matérielle et spirituelle. Quels sont donc les facteurs qui ont
été à la base de cette relance ?
On peut évoquer les mémes éléments
étudiés pour la renaissance de l'idée missionnaire en
France, notamment l'impact des institutions comme l'OEuvre de la
Propagation de la Foi. C'est à partir des années 1820 que
commencent à se manifester des signes de réveil de l'action
missionnaire poitevine avec l'abbé Charles de Larnay. Chanoine de la
cathédrale de Poitiers, le religieux accepte de prendre la tête de
l'OEuvre dès son installation en 1829 dans le diocèse.
L'influence de cette association à Poitiers peut se mesurer à
l'échelle de son retentissement dans la région. Elle occupe, en
effet, la dix-neuvième place dans le classement
30 La loi du 12 juillet 1790, citée dans
Fabrice Vigier. Op. cit., p. 19
31 VIGIER, Fabrice, Op. cit., p. 19
32 Jean Charles Cornay (1809-1837), Missionnaire et
martyr chrétien, décapité à Tonkin (Vietnam
actuel). Il est fêté le premier septembre.
annuel des quatre-vingt diocèses donateurs en
183533. La participation des fidèles à l'oeuvre prouve
que l'esprit des missions commence à pénétrer petit
à petit la conscience poitevine.
La popularité de l'oeuvre s'étend donc
rapidement dans le diocèse de Poitiers comme dans toute la France avec
les recommandations et la bénédiction du Saint Siège. En
effet, le pape Pie VII accorde en 1823 l'indulgence plénière
à l'adresse des membres dans tous les diocèses ; une autre
indulgence de cent jours est donnée en échange de la
récitation des prières prescrites et de l'aumône faite en
faveur des missions ou de toute autre oeuvre de charité ou
piété. Les successeurs de Pie VII opteront pour la méme
politique. L'influence papale est donc indéniable dans cet
intérêt que manifestent les chrétiens de France dont les
Poitevins pour cette oeuvre.
A cela, on peut ajouter l'emprise des Annales de la
Propagation de la Foi dont le but, rappelons-le, est de pousser à
la charité, mais aussi d'éveiller la conscience missionnaire chez
les lecteurs. Elle est par définition essentielle à l'oeuvre
méme et ne peut être dissociée d'elle. Dans le
diocèse de Poitiers, l'abbé de Larnay tient à ce que tous
ces fidèles prennent connaissance des différentes publications
des Annales. Même les enfants devraient les lire en versant un
sou. Théophane Vénard qui connaitra à Tonkin le même
sort que son confrère Jean Charles Cornay est membre de l'Oeuvre, donc
lecteur des Annales depuis l'âge de 12 ans.
Il est donc possible de prendre en compte ces deux
éléments qui ne font finalement qu'un comme facteurs
déterminant des vocations missionnaires des séminaristes
poitevins qui seront partis parfaire leur formation aux Missions
Etrangères de Paris. Pierre Clémenceau, poitevin, dans une
lettre de 1853 confirme cette influence : « S'il se fait quelque bien
dans ces missions lointaines (...) c'est après Dieu, les associés
de la Propagation de la Foi qui en sont l'auteur34. »
Cette phrase prononcée par l'apôtre du Siam montre quel
rôle a pu jouer l'oeuvre dans la progression des vocations dans le
diocèse de Poitiers. Au succès de l'OEuvre, on peut ajouter
d'autres associations missionnaires qui apparaitront plus tard dans le
diocèse dont le rôle n'est pas différent de celui de cette
dernière. C'est le cas de la Congrégation des Pères du
Saint-Esprit et l'Immaculé Coeur de Marie dont la
présence dans le diocèse date de 1852, soit vingt-trois ans
après celle de la Propagation de la Foi. Leur travail consiste
à aider les
33 TAMAILLON, Stéphane, Op. cit.,
f°. 25
34 Cité par Ibidem p. 30
missionnaires des côtes occidentales de l'Afrique. En
1919, Benoit XV recommande aux Evéques d'organiser dans tous les
diocèses l'Union Missionnaire du Clergé (U.M.C)
Implantée à Poitiers, l'U.M.C. se révèle un facteur
d'influence sur les vocations missionnaires au cours du XXe
siècle. Elle se dote d'une revue comme les Annales qui est
aussi source de motivation et d'information.
Précédemment, le diocèse allait se
trouver dans un environnement religieux qui favorise les vocations. Dès
le début de ce processus de restauration, plusieurs congrégations
qui, certes, ne sont pas forcément missionnaires ont été
créées dans le diocèse. La toute première, la
Congrégation des Religieuses de Jésus et de Marie de l'Adoration
perpétuelle est fondée en 1801. Les Filles de la Croix
s'installent en 1807. Approuvée dès 1812, cette
congrégation allait connaitre un essor spectaculaire. En 1823, dans les
quatorze établissements qu'elle avait dans le diocèse, on ne
comptait pas moins de cent dix religieuses. D'autres créations
poitevines sont à souligner comme les Filles du
Saint-et-immaculé-Coeur-de-Marie reconnue en 1843, et près de
Poitiers à Salvert se fonde en 1835 la congrégation des Pauvres
Filles de la Sainte-Vierge-et-de-Sainte-Philomène. Toutes ces
associations devaient ramener l'esprit du peuple à s'intéresser
au fait religieux, d'autant plus qu'elles étaient proches des
populations, puisqu'elles travaillaient dans le domaine de l'éducation
et de la santé.
Si ces institutions ne prennent pas la méme importance
dans le réveil de l'apostolat dans le diocèse poitevin, elles
concourent néanmoins au même but. Mais ces facteurs qui sont
plutôt d'ordre général n'expliquent pas complètement
ce nouveau départ constaté dans le milieu religieux poitevin.
L'enthousiasme des poitevins qui allaient se consacrer à l'apostolat
semble avoir été motivé par des facteurs locaux dont la
prédication fréquente que faisait le Père Lacombe au Grand
séminaire de Poitiers. La déclaration de l'abbé Larnay ne
laisse pas de doute là-dessus :
« Les accents apostoliques de cet homme de Dieu, le
tableau lugubre qu'il traça du dépérissement de la foi
dans les missions anciennes entièrement abandonnées des instances
pressantes sans talent à son secours, produisirent dans le coeur de tous
les séminaristes un effet incroyable d'enthousiasme
religieux35.»
35 A. E. K3-1 Notes de l'abbé de Larnay sur les
missionnaires partis en Extreme-Orient.
Selon l'évêque de Poitiers, la seconde
génération d'apôtres poitevins est davantage marquée
par la lecture des Annales, l'action des oeuvres ou par le prestige
des premiers martyrs du diocèse, dont le vénérable
Jean-Charles Cornay, qui fut avec Pierre Clemenceau et deux autres
prêtres en destination de l'Inde, le premier à partir en Asie en
1831. Il déclare :
« Les vocations sont dues en partie à la
lecture des Annales, à la publication des lettres de nos missionnaires
apostoliques ainsi qu'à leurs glorieux travaux... Quelques uns de
ces
prêtres les plus vertueux sont allés soutenir
les grands combats de la foi, partout où l'impiétéet
l'idolâtrie lui livrent les plus furieux assauts36!
»
L'explication que donne Théophane Vénard
à sa vocation apostolique semble confirmer ce point de vue. Son
désir d'être missionnaire lui vint après la lecture d'un
ouvrage écrit par l'abbé Charles de Larnay sur Jean-Charles
Cornay : « Ça a été le rêve de mes jeunes
années, quand tout petit bonhomme de neuf ans, j'allais paitre ma
chèvre sur les coteaux Bel-Air, je dévorais des yeux la brochure
où sont racontées la vie et la mort du vénérable
Cornay et je me disais : moi aussi, je veux aller au Tonkin ; moi aussi je veux
être martyr37. »
La Semaine liturgique du diocèse de Poitiers,
une revue hebdomadaire dont le premier numéro date du 3 mars 1864 n'est
pas sans influence sur le choix des jeunes poitevins à devenir
missionnaires. En effet, ce journal qui prendra le nom de Semaine
religieuse en 1887, est accessible à tout le monde au prix de
quinze centimes par semaines ou six francs l'année. Il permet de suivre
la vie des apôtres dans une rubrique appelée Les missionnaires
à l'étranger qui présente l'état de leurs
travaux. Il s'intéresse aussi aux faits religieux locaux, nationaux et
internationaux. C'est en ce sens qu'il est utile au missionnaire à
l'extérieur qui est censé couper du reste du monde. Le
Père Auzanneau parle beaucoup dans ses écrits de cette revue ; il
exige qu'on la lui envoie régulièrement. L'exemple du Père
Auzanneau n'est pas unique. Les missionnaires qui sont à l'oeuvre en
Chine témoignent leur affection pour le journal.38
L'attachement de ces ouvriers apostoliques à cette publication qui
peut-être a accompagné leur enfance atteste sans doute son
ascendance sur leur choix vocatif.
36 Recueils annuels des Semaines religieuses
de 1864 à 1948
37 Lettres de T. Vénard, 20 janvier 1861.
Cité dans BOUQUET, Jacques, Lettres de missionnaires poitevins au
XIXe et XXe siècle, p. 16
38 Les missionnaires poitevins en Extreme-Orient sont
étudiés par Stéphane Tamaillon. Op. cit.
Mais dans ce processus de restauration, un
élément nous semble essentiel : l'appui de l'Etat. Bien qu'il
faille relativiser cette assistance qui fût, on l'a vu, de courte
durée, mais elle ne nous parait pas anodine. En effet, Poitiers figurait
parmi les cinquante sièges maintenu dans le cadre du concordat. Le
diocèse s'élargit en réintégrant les
Deux-Sèvres ; il compte désormais six cent quarante-trois
communes, trois cent neuf pour la Vienne, trois cent trentequatre pour l'autre.
Trois archidiaconés le composaient : Poitiers, Niort et
Châtellerault. Cette extension territoriale devait permettre aussi une
augmentation du nombre des prêtres qui malgré tout se
révèle insuffisant : dans la Vienne, pour les trente-et-un cures
et deux-cent vingt-et-un succursales, il n'y avait que cent quatre-vingt quatre
prétres à l'arrivée en 1803 de Mgr Jean-Baptiste Bailly
que Bonaparte lui-même avait nommé à la tête du
diocèse.39 Ce dernier devait faire un constat qui n'est pas
rassurant : « il n'est pas rare de trouver une ignorance profonde dans
le peuple40. » Mais, il n'a pas eu la chance
d'entreprendre des projets puisqu'il devait mourir brutalement quinze mois plus
tard. Sa disparation entraine une instabilité au niveau de la direction
du diocèse.
Ce n'est qu'en 1819 que Poitiers connaitra un véritable
évêque en la personne de Jean-Baptiste Bouillé qui allait
occuper le siège pendant vingt-trois ans. Durant son administration, le
diocèse a pu connaitre de grandes difficultés, mais la
région a pu se doter d'un grand séminaire pour l'enseignement de
la théologie et la préparation aux ordres sacrés. Ce qui
devait conduire à la montée d'un clergé local qui devait
remplacer les prétres de nationalité étrangère,
notamment quelques Espagnols dans la communauté. Malgré tous ces
efforts, le niveau religieux des fidèles était resté
très bas. En 1826, après une visite pastorale qui devait l'amener
dans tout le diocèse, Mgr Bouillé déplorait : «
nous avons la certitude que dans plusieurs paroisses il règne une
profonde ignorance des vérités les plus essentielles du
christianisme41. » L'enseignement du peuple est d'autant
plus difficile que dans un grand nombre de paroisses, les fidèles ne
savent pas lire, souligne Mgr de Pradt qui a fait un court passage
à la tête du diocèse de Potiers entre 1805 et 1807.
Le succès de ces organismes ne doit pas faire oublier
le rôle des personnages acteurs de cette restauration. Les dirigeants ont
joué un rôle considérable dans cette marche vers le
réveil. Une enquête ordonnée par la Constituante en 1848
signale que l'absence de bons
39 FAVREAU, Robert, Op. cit., p. 209
40 Ibid. p. 211
41 Ibid. p. 217
meneurs faisait tort au développement de ce processus :
« les populations ont le sentiment religieux mais aucune
lumière pour servir de guide à ce sentiment42.
» Louis-Edouard Pie fut Monseigneur à Poitiers entre 1849 et
1880. Par ses interventions dans la vie de l'église poitevine, il a
réussi à s'imposer dans le diocèse qu'il compare à
une monarchie dont il détient le pouvoir sous l'autorité du Pape.
Son principe semble résumé dans cette phrase qu'il prononce lors
de son sacre en 1849 : « ... rien ne sera fait tant que Dieu ne sera
pas replacé au-dessus de toutes les institutions..43 »
Son objectif est de combattre l'indifférence des classes
aisées teintée d'anticléricalisme. Loin de le
considérer comme un obstacle, il s'est servi de l'élan
spiritualiste propagé dans la région par la
Franc-maçonnerie. Il se livre dans une lutte pour la «
régénération de la foi attiédie » qui passe
par une purification des moeurs et des esprits dans la société.
Si son administration n'a pas connu que de gloire, il tira néanmoins
satisfaction de quelques conversions remarquables dont celle de Jules Richard,
constituant de 1848, qui devint dans les Deux-Sèvres, un zèle
propagandiste.
Voila donc un ensemble de facteurs nationaux et
régionaux qui semblent expliquer dans une certaine mesure la
reconstruction du diocèse de Poitiers qui devient finalement vers la fin
du XIXe siècle l'un des diocèses fournissant plus de
futurs missionnaires aux Missions Etrangères de Paris. Le directeur du
séminaire, Monsieur Delpeche le certifie en écrivant à
l'évêché de Poitiers en 1867:
Nous prions le Seigneur de multiplier les vocations
sacerdotales, déjà si florissantes dans le diocèse de
Poitiers et de rendre ainsi avec usure à votre grandeur les ouvriers
apostoliques qu'elle donne si généreusement pour
évangéliser les nations infidèles44.
»
42 Ibid. p. 226
43 Idem
44 A. E K3-5. Lettre de Monsieur Delpeche du
séminaire des MEP. Paris, le 6 mai 1867
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