Conclusion
INTRODUCTION
En dehors de l'Egypte et de l'Ethiopie, qui, en raison de leur
proximité géographique avec la Palestine, ont pu être
touchés par le message du Christ, ce n'est qu'au XVe
siècle que le christianisme entre en contact avec le continent noir.
Mais c'est à la faveur du renouveau missionnaire du XIXe
siècle que s'est faite la pénétration de l'Evangile en
Afrique. Jusque là cantonnée en Asie et en Amérique,
l'évangélisation n'était pas destinée aux
populations noires considérées comme primitives et incapables de
recevoir le message chrétien. Il a fallu attendre la fin du
XVIIIe siècle pour qu'un véritable
intérêt pour les populations africaines et antillaises
commençât à se manifester au sein de certaines
congrégations missionnaires. La nature ingrate de l'Afrique,
particulièrement hostile à un Européen, devait jouer un
rôle paradoxal dans le processus de christianisation du continent. En
effet, le taux de mortalité très élevé des premiers
missionnaires témoigne de cet obstacle à la mission en même
temps qu'il la grandit, en ce qu'il confère à l'apostolat un
caractère de pénitence, quasi-mystique, et fonde un martyrologe
propre au continent.
Quelques congrégations très connues dans cette
campagne évangélisatrice de l'Afrique au XIXe
siècle méritent d'être mentionnées. En Afrique
centrale, le Pape Grégoire XVI crée la mission des deux
Guinées en 1846. La congrégation des Pères du Saint Esprit
créée en 1884 par le Père Libermann se donne pour mission
l'évangélisation des noirs. Mgr Lavigerie crée la
Société des Missions d'Afrique (les Pères Blancs en 1868).
Les Congrégations Pallotines se déploient dans les colonies
allemandes (Cameroun, Rwanda). Dix ans après Lavigerie, l'abbé
Léon Dehon fonde la Congrégation des Prêtres du
Sacré-Coeur oeuvrant en Afrique centrale. Certaines structures moins
importantes que ces dernières participent également à
cette oeuvre, citons : les Oblats de Marie de l'Immaculée fondée
par le père Eugène de Mazenod et la congrégation de
MILL-HILL fondée par le cardinal Vaughan qui étend son champ
d'apostolat dans les colonies britanniques.
Le développement du mouvement missionnaire
coïncide avec la naissance de l'impérialisme
français1. Une relation étroite sera tissée
entre ces deux activités qui se trouvent souvent
imbriquées2. La colonisation, telle qu'elle fut
présentée et défendue par les
1 GIRARDET, Raoul, L'idée coloniale en
France de 1871 à 1962, p. 33 à 37
2 Cette imbrication n'exclut certainement pas des
difficultés de coopération. Entre colonisateur « armé
» et colonisateur de « l'esprit » les relations ne sont pas
toujours paisibles. Le livre de Claude Prud'homme, Missions
chrétiennes et colonisation XVIe-XXe
siècle, est particulièrement éclairant sur cette
question.
partisans de l'expansion coloniale, ne pouvait pas se passer
de la religion chrétienne, vecteur de la propagation de la civilisation
occidentale. De même, les missionnaires ont nécessairement besoin
de l'appui de l'Etat pour faire face à des situations qui leur sont
délicates. Au Tonkin, un des centres d'impulsion qui stimule
l'élan missionnaire, les premières communautés
chrétiennes se trouvent en butes à d'incessantes et sanglantes
persécutions. Devant un tel état de fait, le vicaire apostolique
du Tonkin méridional, Mgr Gauthier sollicite, l'intervention directe de
la France : « Du reste dans ce beau pays d'Annam, le drapeau
français a une vertu merveilleuse, à sa vue les mandarins les
plus farouches deviennent doux comme des agneaux. Puisse-t-il paraitre plus
souvent sur nos côtes ou plutôt s'y fixer pour toujours !
Après la terrible épreuve qui renouvellera notre France,
espérons qu'elle reviendra encore l'instrument des miséricordes
de Dieu dans le monde... 3»
L'archevêque d'Alger, le cardinal Lavigerie (1802-1892),
illustre ce rôle du catholicisme au delà des mers, rôle qui
conforte l'oeuvre de la colonisation. Convaincu que l'Eglise est la vraie
source de la civilisation, du bonheur des hommes et de la paix parmi les
peuples, Lavigerie est persuadé comme beaucoup ses contemporains que
« l'Afrique où se déclarent les ambitions
européennes a besoin de cette civilisation qui apporte à
l'humanité un supplément d'âme4.»
Le missionnaire, envoyé de Dieu et de son pays, est
parti pour apporter la lumière de l'Evangile à l'Afrique «
ténébreuse » et « barbare » nécessitant
d'être « civilisée ». Théâtre de la
manifestation de l'oeuvre du diable, l'Afrique a impérieusement besoin
du « secours » de l'Occident chrétien. L'intervention
bienfaitrice de l'Europe constitue le « droit-devoir de l'homme blanc
» ; d'autres la conçoivent comme le « fardeau de l'homme
blanc5 ». C'est
3 Cité par GIRARDET, Raoul, Op. cit.,
p. 35
4 J. LOEW et M. MESLIN, Histoire de l'Eglise
par elle-même, cité par Fouellefak KANA, Le christianisme
occidental à l'épreuve des valeurs religieuses africaines : Le
cas du catholicisme en pays Bamiléké au Cameroun (1906-1994).
Thèse de doctorat réalisée sous la direction de
Claude Prud'homme, Université Lumière Lyon 2 (2004-2005), p.
10
5 En 1899, l'écrivain britannique, Rudyard
KIPLING, publie un poème, The White Man's Burden, dans lequel
il conçoit le devoir de civiliser, de subvenir aux besoins et
d'administrer les populations colonisées comme un « fardeau »
pour l'homme blanc. U Thant lors de son discours d'introduction comme
secrétaire général des
donc à la fois un droit et un devoir qui incombent
à la race blanche, prototype de l'humanité, de répandre la
Civilisation, les bienfaits de la Science, de la Raison, de la Liberté,
partout où leur absence brille. Dans cette oeuvre d'émancipation,
le missionnaire n'est pas l'acteur unique. Militaires et marchands se joignent
à cette activité pour assurer son efficacité. Ce trio de
« M » illustre l'équation souvent admise selon laquelle la
Colonisation = Civilisation + Commerce + Christianisme. L'ensemble formé
par la triade militaire-marchand-missionnaire correspond parfaitement à
la doctrine ferryste6. Le trinôme résume en lui toutes
les convoitises européennes sur le continent noir.
La rencontre entre l'Occident et l'Afrique en tant que
confrontation de deux cultures, de deux mondes, intéresse les sciences
humaines et sociales. Anthropologues, sociologues, ethnologues en font leur
objet d'étude. L'histoire des représentations, qui
s'insère dans l'aventure de l'histoire des mentalités, se montre
particulièrement interpellée par cette question. Elle
s'interroge, entre autre, sur l'image qu'entretiennent l'un sur l'autre les
deux groupes humains que l'aventure coloniale et missionnaire mettait en
présence. Par une approche pluridisciplinaire, les historiens rendent
compte de ce passé en prenant généralement comme
témoin les relations de voyage laissés par les explorateurs ainsi
que la correspondance des missionnaires.
Ainsi apparait dans la littérature sur les
missionnaires une nouvelle approche qui marque une rupture à la
manière traditionnelle de s'intéresser à ces hommes de
Dieu. On commence, en effet, par refuser les écrits élogieux
s'ingéniant à montrer le caractère pieux de ces individus
ayant consacré leur vie à la conquête des âmes pour
Dieu. Désormais, l'oeuvre missionnaire est appréhendée
à travers une démarche scientifique et plurielle
(pluralité qui concerne à la fois le sujet abordé et la
méthode utilisée). Le livre d'André Picciola et celui de
Bernard Salvaing7 s'inscrivent dans cette perspective. Picciola
présente l'action missionnaire comme la facette culturelle de la
colonisation. Le missionnaire entretient un rapport fait de connivence et de
désaccord avec le soldat et le commerçant. C'est au travers de
cette relation
Nations unies inversa cette approche, en parlant du «
fardeau de l'homme blanc, que les peuples colonisés ont porté
jusqu'alors ».
6 En effet, la doctrine officielle de
l'impérialisme colonial français, telle que Jules Ferry l'avait
élaborée, était constituée autour d'une triple
argumentation : d'ordre humanitaire, d'ordre économique et d'ordre
politique.
7 PICCIOLA, André, Missionnaires en
Afrique (1840-1940), L'aventure coloniale de la France, Denoel, Paris,
1987. SALVAING, Bernard, Les missionnaires à la rencontre de
l'Afrique au XIXème siècle, L'Harmattan, 1995.
ambiguë qui se tisse entre les acteurs coloniaux que
l'auteur étudie la mise en place de l'action missionnaire, ses
succès et ses échecs à travers les Missions de Lyon, les
Pères du Saint-Esprit et les Pères blancs.
Le livre de Bernard Salvaing explore analytiquement trois
aspects importants des missions chrétiennes : d'abord, leur doctrine et
leur fondation historique, la vie quotidienne des missionnaires et leur vision
de l'Afrique. L'auteur procède par une analyse comparatiste qui
confronte la mentalité, les principes et les méthodes de trois
sociétés missionnaires, différentes tant du point de vue
de leur provenance que de leur confession : la Church Missionary
Society (anglicane), le Wesleyan Methodist Missionnary
Sociéty et la Mission Africaine de Lyon. Il montre qu'en
dépit des différences théologiques, doctrinales et
méthodiques, il y a une certaine cohérence dans la vision des
missionnaires sur le monde noir. Toutes, elles considèrent les moeurs
africaines comme l'expression du « mal », « l'oeuvre du diable
». Elles présentent le christianisme comme moyen nécessaire
et suffisant pour sauver l'Afrique.
Dans cette même perspective, d'autres travaux qui
concernent le XIXe siècle ont été
réalisés. On peut citer le mémoire de master I de Lamour
Béchet Antoine de Léancourt, disparu récemment, qui
étudie la rencontre du père Augouard avec les peuples du Gabon et
de Congo. Il montre comment le discours du missionnaire sur les Noirs qu'il
évangélisa est constitué de clichés et des lieux
communs de son époque. C'est dans cette même lignée que se
situe notre travail en tenant compte des changements qui se sont produits tant
au niveau des mentalités qu'au niveau des circonstances historiques.
En effet, il serait contraire au principe de
l'évolution des sociétés, établis par les sciences
sociales, d'affirmer que le XXe siècle fut la copie conforme
du XIXe. Le XXe siècle est marqué par deux
nouveautés méritant d'être soulignées. Il y a
l'affirmation d'un nouveau contexte ecclésial qui allait
déboucher sur le Concile du Vatican II, mais aussi une nouvelle
atmosphère intellectuelle attestée par la substitution à
l'idée d'une hiérarchie des cultures dans l'échelle des
communautés humaines de la notion de relativisme culturel.
A partir de cette période, en effet, les encycliques
qui définissent la position officielle de l'Eglise catholique sur la
question missionnaire présentent des traits innovants. En 1919, le
Maximum Illud de Benoit XVI insista sur l'idée qu'il fallait
distinguer l'oeuvre missionnaire de l'oeuvre coloniale et hater la formation du
clergé colonial. Le Rerum Ecclesiae (1926) de Pie XI concernant
les vocations apostoliques rappela aux missionnaires qu'ils devaient faire
preuve d'amour et de respect à l'endroit des peuples qu'ils
évangéliseront. Les autres
directives papales qui suivirent soulignèrent avec soin
la nécessité de prendre en considération les
éléments des coutumes des populations autochtones qui n'entravent
pas leur conversion au christianisme.
Il n'en demeure pas moins qu'au XXe siècle
le regard que les intellectuels européens, ethnologues et anthropologue
en particulier, portent sur l'Autre et l'Ailleurs diffère de la vision
habituelle. Dès l'entre-deux-guerres émerge une nouvelle
façon d'appréhender la culture des non-européens qui
détermine le traitement dont ceux-ci seront l'objet par la suite. Peu
à peu, la critique de l'ethnocentrisme qu'on retrouve déjà
dans Les Essais de Montaigne s'affirme de plus en plus dans les
milieux intellectuels tant aux Etats-Unis qu'en Europe. La remise en cause de
ce paradigme qui veut qu'on interprète le monde en se prenant comme le
modèle parfait accouchera le relativisme culturel. Cette nouvelle
approche opte pour une analyse des cultures en termes de différence et
non de hiérarchie. Les travaux d'Emile Durkheim, de Marcel Mauss
présentent la culture comme un fait social ; les différences
culturelles sont alors le reflet des différences institutionnelles.
Franz Boas qui refuse de regarder les cultures à travers la grille de
lecture de la théorie de l'évolutionnisme montre que chaque
culture est le produit d'une « histoire contingente » et
conséquemment aucune culture n'est plus développée qu'une
autre. D'autres anthropologues comme Margareth Mead et Ruth Benedict sont
également à situer dans cette mouvance. On est donc à une
période où une évolution dans le regard que l'on porte sur
l'Autre, donc sur l'Afrique, est en train de s'opérer.
Fort de ce constat, une question interpelle l'historien : en
tenant compte du fait que les Européens (missionnaires, marchands,
militaires ou voyageurs) donnèrent, la plupart, une image de l'Afrique
qui est fonction de l'esprit du temps, autrement dit, constituée de
« stéréotypes vieux comme le monde »8, il
convient de se poser la question de savoir comment un missionnaire du
XXe siècle qui se trouvait au tournant de ces mutations
évoquées précédemment allait appréhender le
monde noir.
Les circonstances de notre recherche font que le personnage
qui sera l'objet de notre analyse soit un prêtre Poitevin de la
Congrégation des Pères du Saint-Esprit, Joseph Auzanneau, ayant
été propagateur de la foi dans la région de M'bamou, puis
à Kibouendé au Congo français de 1926 à 1941.
8 Selon l'expression de Wiliam B. Cohen
Sans être un Louis-François Pinagot9,
le Père Auzanneau n'a pas eu la chance, comme son ainé Augouard,
d'intéresser les chercheurs. A part un ancien collègue, le
père Jean Ernoult, qui a eu l'idée de publier ses lettres dans
lesquelles le personnage rend compte de son quotidien à sa famille, et
quelques courts articles quelque peu élogieux que certains prêtres
lui ont consacrés pour lui rendre hommage après sa mort, rien
n'est fait sur le Spiritain. En s'appuyant sur les écrits du personnage,
notre démarche s'intéressera à la représentation
qu'entretient le Poitevin de l'Afrique et des Africains. Il s'agira de voir la
position du missionnaire par rapport à son temps en comparant sa vision
du continent noir à celle de son époque. Ce faisant, ce travail
fera revivre un personnage largement inconnu dans sa propre localité
qui, pourtant, a laissé des traces dont l'étude se
révèle importante.
Cette étude s'articulera autour de trois grandes
parties. Dans un premier temps, il sera question de présenter la Mission
et le personnage. Une présentation générale sera faite sur
l'idéologie de la congrégation missionnaire à laquelle
appartient le prêtre dans le but d'appréhender son comportement en
rapport à ces principes. Le parcours du prétre est
également pris en compte puisqu'il est susceptible d'éclairer la
question centrale de notre étude. Dans cette même approche,
considérant que la façon dont il se représente le Noir
fait partie d'une structure, le discours du père Auzanneau sera
analysé en fonction du contexte dans lequel il s'est produit. Ainsi, la
deuxième partie portera-t-elle sur les mécanismes
d'élaboration de l'image de l'homme Noir dans les représentations
collectives de l'Occident, donc de la France. Elle tâchera
également de souligner le rapport existant entre le portrait que
dressent les missionnaires du XIXe siècle de l'Africain et
celui que peint le père Auzanneau. En ce sens, on se
réfèrera à plusieurs auteurs qui ont traité cette
question dont Bernard Salvaing. Enfin, notre troisième partie concernera
le nouveau paradigme anthropologique qui aura marqué de manière
significative la relation entre l'Occident et le reste du monde. Cette nouvelle
donne sera prise comme faisant partie d'un vaste processus À auquel
participent les Noirs eux-mémes - qui conduira à la
reconnaissance de l'humanité pleine et entière des peuples
colonisés.
9 Allusion faite à un ouvrage d'Alain
Corbin, Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot. Sur les
traces d'un inconnu (1798-1876), Flammarion, 1998. Livre d'histoire
sociale, il s'appuie sur les acquis des disciplines scientifiques voisines
ethnologie, sociologie et anthropologie pour faire revivre un personnage
ordinaire qui ne laisse de traces que la preuve de son existence.
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