Chapitre VI
LE MISSIONNAIRE AU PAYS DES NOIRS
A- Le Père Auzanneau vu par les Noirs
« La rencontre de l'homme noir et de l'homme blanc
est d'abord une confrontation. L'Un regarde l'Autre, on s'observe, on se
mesure, s'épie ; deux cultures se font face, s'affrontent ; deux
cultures portées par des `types' humains si différents qu'elles
n'en paraissent que plus inconciliables... Hélas ! Nous ne connaitront
jamais qu'une seule version de cette confrontation silencieuse ou bruyante,
quelques fois dramatiques213. »
Le regard réciproque entre le Français et
l'Africain sur lequel Monnier met l'accent dans cette citation a
été ressenti, au moins du côté des Blancs qui se
montraient plus attentifs au moment de ce contact. La vision du Noir sur
l'homme blanc fut très vite interprétée, commentée,
voire dénaturée par ce dernier qui y trouve de quoi se targuer.
Le voyageur tout comme le missionnaire relate avec soin leur première
rencontre avec l'indigène. Ces passages mettant en évidence deux
mondes qui se découvrent se révèlent toujours
émouvants pour le lecteur occidental.
Les prédicateurs du XIXe siècle
venant en Afrique furent l'objet d'une vive curiosité pour les
Africains. Leurs usages étranges et tout ce qui leur appartient sont
« entourés d'un `aura' sacré214. »
Ces étrangers merveilleux n'ont cesse d'étonner les
habitants qui, à leur dire, éblouis par leur
étrangeté, sont enclin à les vénérer. Le
Père Augouard, missionnaire poitevin, qui a
évangélisé au Congo et au Gabon entre 1877 et 1890 montra
comment les indigènes le prirent pour un surhomme : « Ils ont
une idée des Blancs ; en voyant ce que nos faisons, ils croient que tous
les éléments viennent à notre disposition, et ils ne
doutent pas de notre suprême puissance. Ils croient même que les
Blancs ne meurent pas et on a beaucoup de
213 MONNIER, Yves, Op. cit., p. 51
214 SALVAING, Bernard, Op. cit., p. 176
peine de leur persuader le contraire215.
»
Effectivement, il parait que les Noirs n'arrivaient pas
à percer le « mystère » des différences qui les
définissent par rapport à leurs visiteurs européens. Ils
ne saisissaient pas pour la plupart le message que leur apporte le
missionnaire. Lors d'une leçon de catéchisme, «
l'évêque des anthropophages216 » raconta le
sacrifice de Jésus à ses fidèles ; il leur montra le Fils
de Dieu sur la croix et leur dit qu'il est mort aussi pour les Pahouins, la
réaction de ces gens ne peut que surprendre. Ils s'écrient :
« les Blancs sont des dieux et que les Pahouins ne pourront jamais
comprendre tout cela217. »
La rencontre du Père Auzanneau avec les Noirs s'est
faite dans un contexte un peu différent de celui de ses homologues du
siècle précédent. On ne trouve pas dans les récits
du spiritain l'expression d'une vénération aussi poussée
venant des habitants des régions où il
évangélisait. Il y a sans doute une évolution dans la
vision que se faisaient les Congolais des Blancs, puisque, rappelons-le, depuis
le décret de la Propagande qui confie en 1865
l'évangélisation du Congo aux missionnaires des Pères du
Saint-Esprit, les spiritains occupent de plus en plus le
territoire218. Les gens du pays connaissent donc peu ou prou
l'existence des Européens219. Toutefois, l'on peut voir dans
des comportements de certains indigènes vis-à-vis du poitevin la
manifestation d'une certaine admiration pour leur hôte surtout quand
celuici fait des choses auxquelles ils n'étaient pas
habituées.
En compagnie d'un groupe d'enfants dont il veut frapper
l'étonnement, il enlève ses dents mobiles et les leur montre au
bout des droits. N'ayant jamais vu un tel « prodige », les enfants ne
cachent pas leur stupéfaction : « Ah ! ma mère ! ah !
mon frère ! les Blancs qui
215 L'AMOUR BECHET, Antoine, Les Noirs dans le regard du
Père Augouard. Un missionnaire spiritain à la rencontre des
peuples du Gabon et du Congo. 1877-1890. Mémoire de Master I sous
la direction de Frédéric CHAUVAUD, Université de Poitiers,
juin 2007. f°40
216 Nom donné au Père Augouard
217 L'AMOUR BECHET, Antoine, Op. cit., f40
218 L'hypothèse d'une évolution dans la vision
des Congolais à propos des Blancs est d'autant plus vraisemblable que
l'admiration pour le Père Auzanneau est beaucoup plus remarquée
du côté des enfants et des jeunes dont l'expérience avec
l'Autre européen commence à peine.
219 D'ailleurs, le Père Auzanneau lui-même
fête en septembre 1933 le 50e anniversaire de la prise de possession de
Linzolo par le Père Augouard. Elle est la première mission de
l'intérieur.
peuvent enlever leur dent, ah ! les Blancs sont malins !
220» A un moment où la femme africaine avait un
statut social différent de la femme européenne, les Noirs
éprouvent une vive surprise d'apprendre que le missionnaire
reçoit de sa mère des lettres écrites par
celle-ci221. Cela leur est d'autant plus surprenant que
l'écriture ne fut pas à l'époque développée
en Afrique. Constatant la carence de cette institution, le père
Auzanneau se donnera la tache d'implanter des écoles dans la mission. Au
début, ces établissements n'enseignaient que le
catéchisme. Mais à partir de 1930, on constate un autre type
d'école qui complète l'enseignement de la doctrine et de la
morale chrétienne par les cours de Français. Le Père ne
cache pas l'objectif qu'il vise : « Nous cherchons à former
quelque jeunes gens qui pourront nous aider pendant quelques années,
après quoi, ils envisageront dautres situations plus lucratives
222» Comme l'a fait remarquer Coquery-Vidrovitch, ces
écoles « dont le but était la conquête
intellectuelle et morale des peuples... visait seulement à doter d'un
embryon d'instruction les auxiliaires de la
colonisation223. »
Le missionnaire est apparemment très aimé de ses
fidèles, car, en général, lorsqu'il visite un poste de
catéchisme, on le reçoit avec joie. Pour montrer leur
hospitalité à son égard, les fidèles se mettent
à chanter pour l'accueillir224. A cette réception
chaleureuse s'ajoute une crainte respectueuse pour le missionnaire. Chez
certains adolescents, il inspire la peur en sa qualité de Blanc. Lors
d'une tournée, deux filles voyant arrivé l'Etranger, «
se sauvent en criant dans le brousse225 » ; d'autres
prirent frayeur devant le Blanc barbu226. Mais, dans l'ensemble, il
y a un lien d'affection et de sympathie qui unit le prétre à ses
fidèles. Lors de ses longues tournées, il s'est fait toujours
accompagné d'une « caravane » de Noirs qui apporte
son sac et son lit ; parfois, c'est le missionnaire lui-même qui est
porté sur les épaules de ses compagnons.
220 « Lettre du 03 février 1927 », cité
par ERNOULT, Jean, Op. cit., p. 48
221 Idem.
222 « Lettre du 19 décembre 1930 », cité
par ERNOULT, Jean. Op. cit., 104 223COQUERY-VIDROVITCH,
Catherine, MONIOT, Henri. L'Afrique noire de 1800 à nos jours.
Paris, PUF, Nouvelle Clio, 2005, p. 79
224 « Lettre de juillet 1933 », cité par
ERNOULT, Jean. Op. cit., p. 184
225 « Lettre du 14 juillet 1927 », cité par
Ibidem, p. 55
226 « Lettre du 11 juillet 1927 », cité par
Ibidem, p. 53
Le missionnaire se voit attribuer des statuts qu'il n'a jamais
eus. On le considère comme un médecin. Il donne lui-même
l'impression de l'être, « juste, dit-il, pour faire
plaisir aux mères qui croient à une certaine omnipotence des
Blancs227. ' On lui amène souvent des enfants malades,
quand ce ne sont pas les adultes eux-mêmes qui viennent se faire «
ausculter ". Médecin improvisé devant les circonstances, il
reconnait ses limites et ses réussites le surprennent : « Je
suis toujours peu envieux à soigner ces petits êtres qu'on nous
apporte de quelques mois ou de quelques semaines, car on ne sait point ce
qu'ils ont et quels remèdes leur appliquer; beaucoup en meurent. J'en ai
vu quelques uns en réchapper, cependant que je croyais perdu... Des
pouponnières et des maternités seraient bien utiles dans la
brousse228. '
Il acquit également une réputation «
d'arracheur de dents ". « De temps en temps, écrit-il,
un client se présente en me demandant de lui soulager la
mâchoire229.' Son principal outil : « Un vieux
davier dérouillé de temps en temps. ' Pour
anesthésier son patient, il n'a que de « bonnes paroles.'
Une femme, en proie à un mal de dent, a fait une marche de trois
heures pour venir prendre soin à la clinique. Expliquant
l'opération à ses lecteurs, le P. Auzanneau en profite pour leur
exposer sa méthode : « Arrivé à la mission, je
vois ma cliente, sa dent en attente. J'attrape mes tenailles et lui
déracine sa molaire230. '
Soigner et guérir les malades ne s'improvisent pas, le
missionnaire le sait, mais il le fait parce que « les Noirs ne sont
pas exigeants sur la nature des remèdes, pourvu qu'on leur donne quelque
chose231. "
Il souligne fièrement plusieurs épisodes
où il est toujours obéi. Les habitants n'affichent en
général aucune résistance aux injonctions du
prétre, du moins en sa présence. Il a aussi beaucoup
d'autorité chez les Congolais, notamment sur les féticheurs.
Seul, le prédicateur arrive à chasser à maintes reprises
au milieu de la nuit des rassemblements d'individus qui dansent et jouent du
tam-tam. Il suffit que sa présence soit aperçue pour que se
disperse le groupe. Même les chefs des villages ne contestent pas son
pouvoir de prendre
227 « Lettre du 14 mai 1928 ", cité par Ibidem,
p. 71
228 « Lettre du 30 décembre 1930 ", cité par
Ibidem, p. 104
229 « Lettre du 09 octobre 1928 ", cité par
Ibidem, p. 77
230 « Lettre du 04 décembre 1934 ", cité par
Ibidem, p. 210
231 « Lettre du 27 octobre 1929 ", cité par
Ibidem, p. 92
des décisions. Lors de grandes discussions souvent
compliquées où les parties ne parviennent pas à trouver
une entente, le Père Auzanneau fait office de juge. C'est lui qui a
toujours le dernier mot qui conclut les palabres qui lui sont
présentées. L'autorité qu'il détient dans les
villages est telle que le poitevin va jusqu'à empécher
l'observation de certains traits coutumiers chez les indigènes. Il
interdit plus d'une fois la liaison entre fillette et adulte. Ce pouvoir dont
se dispose le prêtre est appuyé voire renforcé par
l'administration coloniale qui adopte des mesures coercitives et punitives
allant dans le même sens que la volonté du spiritain. A titre
d'exemple, l'administrateur interdit la pratique des « fétiches
» sur tout le territoire après avoir procédé à
leur collecte, et prévoit amendes et sanctions pour les
récalcitrants232. Son pouvoir peut s'expliquer aussi par la
bravoure dont le prétre se fait montre en affrontant la colère
des divinités traditionnelles très redoutées par les
populations locales.
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