B- La chasse aux « féticheries233
»
Il nous semble intéressant, dans un premier temps, de
faire une mise au point sur l'étymologie des termes fétiche et
fétichisme ainsi que sur leurs définitions dans le langage usuel
du XIXe siècle. D'abord, il faut peut-être
préciser que le terme fétichisme, comme le souligne Paul-Laurent
Assoun, est un terme fortement « chargé » et «
connoté 234» qui est partagé entre bon nombre de
disciplines des sciences humaines et sociales condensant ainsi « des
significations diverses sinon hétérogènes, tout en
relevant la secrète affinité. » C'est à ce titre
qu'il « requiert un va-et-vient entre des usages et des régimes
conceptuels à la fois diversifiés et solidaires235.
»
Le terme fétiche apparait pour la première fois au
XVIe siècle et provient du portugais
232 « Lettre du 18 novembre 1928 », cité par
Ibidem, p. 78. La relation entre pouvoir religieux, en l'occurrence le
Père Auzanneau, et l'administration coloniale se passe plutôt
à l'amiable, contrairement au siècle précédent
où ce rapport était conflictuel dans certain cas. Il existe une
certaine connivence entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel dans le
cas qui est le nôtre.
233 Il parait que le missionnaire entende par ce terme tout ce
qui renvoie à l'idée de religion chez les indigènes
(fetes, célébrations culturelles, cérémonies,
objets matériels...)
234 ASSOUM, Paul Laurent, Le fétichisme, Paris,
PUF, 1975, p. 6
235 Idem, p. 5
feitiço qui signifie « artificiel »
et par extension « sortilège»236. De fait, le terme
designe en langue portugaise, l'envoutement, le sortilège,
l'ensorcellement. Toutefois, le terme fétichisme apparait plus tard dans
la langue française, soit au XVIIIe siècle, sous la
plume de Charles De Brosses237. Ce dernier innove en accolant au
terme fétiche, la désinence À « isme ». Le
fétichisme est donc « une création académique »
qui élève au rang de croyance religieuse le terme initial de
fétiche. Si le terme fétiche concerne uniquement « les
Nègres de l'Afrique »238, De Brosses entend bien
étendre la notion du fétichisme à d'autres peuples et
en
faire une classe particulière de la religion
païenne. Selon Assoun, voici la définition contemporaine de la
création du terme fétichisme : « forme de religion dans
la quelle les objets du culte sont des animaux ou des être
inanimés que l'on divinise, ainsi transformés en choses
douées d'une vertu divine239. »
Cette définition concorde avec celle des hommes du
XIXe siècle que Pierre Larousse nous livre ici :
Fétiche : objet matériel que les
Nègres et les sauvages vénèrent comme idoles.
Fétichisme : culte, adoration, des fétiches [...] par extension
vénération profonde, outrée, superstitieuse [...] Le
fétichisme est la religion des sauvages qui adorent certains objets
naturels, certains êtres physiques, comme un arbre, une pierre, ou bien
quelque animal ou encore quelque idole [...] Le fétichisme pris en ce
sens, constitue un état de l'humanité, un degré
inférieur qui a toujours été et est encore partout le
partage d'un grand nombre d'hommes [...] Si l'on met à part les tribus
sauvages, restées complètement en dehors de toutes civilisations
même ébauchées, jamais, en aucun temps, aucune religion n'a
commencé par le fétichisme ; toutes ont eu pour principes,
à l'origine, l'adoration d'un esprit, d'un être supérieur
et invisible et toutes aboutissent à un culte grossier des objets
matériels240. »
Vu par les hommes du XIXe siècle, le
fétichisme parait être une forme de religion chez
236 Idem, p. 11
237 Dit « le président De Brosses », Charles
De Brosses fut un magistrat, linguiste, historien et écrivain
français. (1709-1777). Auteur de Lettres familières, il
est l'archétype de l'aristocratie érudits des dernières
années de l'Ancien Régime.
238 ASSOUM, Paul Laurent, Op. cit., p. 10
239 Idem, p. 16
240 LAROUSSE, Pierre, Grand dictionnaire universel du
XIXe siècle. Nîmes, Gard, C. Lacour, 1866-1876, t.
11, p. 191
des êtres au stade inférieur à «
l'homme » (l'Européen étant la référence).
Dans le même article, il est qualifié de culte «
puéril » et « de croyances ridicules »241.
Ainsi la définition cidessus fait du fétichisme un culte
dégénéré, réduit à l'état de
superstition. D'autre part, elle fait aussi la différence entre l'objet,
« les idoles qui sont les représentations de la ou des
divinités, des simples symboles et le ou les dieux qui peu à
peu arrivent à être oubliés par les populations
fétichistes242. » De Brosse montre un autre aspect
de ce culte qui pour lui est direct. L'objet est, certes, animé d'une
force, mais, il n'est en rien le médiateur d'un esprit supérieur
et invisible. Il oppose donc le fétiche à l'idole, qui a pour
fonction de représenter un être, une idée.
En somme, cette approche du fétichisme semble davantage
condamner le phénomène que de l'expliquer. En effet, de
l'apparition du terme dans la terminologie française jusqu'à la
définition que lui donne Pierre Larousse, si on essaie de donner une
explication à ce phénomène, celle-ci reste largement
teintée d'un ethnocentrisme qui ne se cache pas. Ce constat est
envisageable aussi chez certains philosophes comme Hegel243 et
Compte244. Pour le premier, « le fétichisme est
l'impasse dans laquelle, ailleurs, se sont enfermés les
nègres245. » Manifestement, Hegel ne se
démarquerait pas par rapport à ce que pensaient les
européens du XVe siècle. Le fétichisme
qualifié de non religion n'existerait méme pas à ses yeux.
Le second analyse le phénomène avec la grille de ses
Théories des trois états qui font du fétichisme
« un état par lequel, jadis et partout, les hommes sont
passés246. » Le philosophe français tente
d'éviter l'ethnocentrisme et entend réhabiliter le
phénomène en le considérant comme une activité
intellectuelle ou spéculative. Il s'éloigne de l'idée
d'une mentalité prélogique. C'est pour le positiviste un point de
départ, le premier état théologique de l'humanité,
qui précède le polythéisme et le
monothéisme247. Mais, comme le souligne
241 Ibidem
242 Ibidem
243 Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831), philosophe
allemand, son système philosophique est basé sur la notion de
dialectique.
244 Auguste Comte (Isidore Marie Auguste François
Xavier Comte) (1798-1831): philosophe français, l'un des inventeurs du
terme sociologie, il est surtout connu pour sa Théorie des trois
états et son système de pensée, le positivisme.
245 POUILLON, Jean, Fétiches sans fétichismes,
Paris, PUF, 1994, p. 25
246 POUILLON, Jean, Op. cit., p. 17
247 ASSOUN, Paul-Laurent, Op. cit., p. 31
Lamour B. Antoine248, si les positions des deux
philosophes paraissent être divergentes à un certain niveau, ils
se rejoignent cependant sur au moins un point : chez l'un ou chez l'autre, la
religion des « nègres " est qualifié de « primitive
".
C'est dans une telle atmosphère intellectuelle que
prend naissance et se développe l'idée que l'on se fait du «
fétichisme " au XIXe siècle et dont les
représentations du Père Auzanneau sur le phénomène
seront tributaires. Quel a donc été l'attitude du spiritain
à l'égard de la religion traditionnelle des indigènes ?
Il faut peut-être préciser tout d'abord que la
vision que se fait le prédicateur à propos de la religion des
Africains est conditionnée et sous-tendue par les jugements plus
généraux qu'il entretient sur la civilisation africaine dans son
ensemble. Et, en bon missionnaire occidentale, il n'est pas étonnant de
voir avec quelle énergie, il va essayer de combattre le système
de croyance des Congolais. La position du prêtre face au «
fétichisme » s'inscrit dans une tradition de lutte contre «
l'idolâtrie » qui remonte dès l'origine du christianisme. Les
croisades, la destruction de la religion des Indiens dans le Nouveau Monde ont
été conçues dans cette même perspective.
Le Père Auzanneau, sans interpréter
véritablement le « fétichisme », comme l'a fait les
missionnaires du XIXe siècle249, entreprend une
« croisade " systématique contre les pratiques cultuelles et
culturelles des habitants. Tous les moyens sont bons, semble-t-il, dans cette
lutte. Pour saisir leurs objets de culte, le missionnaire se prend à
tâche et peut même recourir à la force : « Imaginez
la frayeur de l'assistance quand, au plus fort des tam-tams, un `grand diable'
bondit au milieu de l'assistance qui forme un grand rond autour d'un grand
feu...en deux enjambées, je suis sur l'homme au tam-tam ; je l'ai saisi
à la gorge et le renverse~250 »
Lors d'un « malaki », fête
traditionnelle des indigènes, sachant qu'il va y avoir des «
mauvaises danses ", le spiritain prémédite de la perturber. Il se
fait accompagner des gens
248 L'AMOUR BECHET, Antoine, Op. cit., f° 45
249 Selon Bernard Salvaing, les missionnaires du
XIXe siècle interprétaient de trois manières le
« fétichisme " : pure adoration de la matière,
polythéisme, monothéisme dégradé. Le Père
Auzanneau se situerait plutôt dans cette dernière tendance.
250 « Lettre du 11 juillet 1927 ", cité par ERNOULT,
Jean, Op. cit., p. 55
maitrisant mieux que lui le terrain. Le voyant arrivé,
la foule se disperse cherchant refuge ailleurs, le missionnaire la poursuit.
Pour ne plus se faire entrevoir, à quelques mètres des danseurs,
il marche sur ses genoux. L'essentiel pour lui et pour son « escouade
», c'est de s'emparer du « butin » constitué de tam-tams
et tout objet ayant rapport à la cérémonie. « Ennemi
» déclaré et acharné de ces activités, il
n'est pas rare de le voir laisser son lit très tard le soir ou
très tôt le matin à la poursuite de sa proie. Quand
l'administration interdit la pratique des « fétiches », il
s'en réjouit et dit espérer que cette mesure lui dispensera
« d'aller passer la nuit dans de grandes herbes, pour recommencer sur
les installations des féticheurs des assauts en usage naguère aux
tranchées251. »
Dans son entreprise de faire disparaitre le «
fétichisme », le prédicateur fait face à des
situations particulières. Avertit par un catéchiste qu'une
chrétienne pratique ses coutumes ancestrales, il est parti lui
« administrer une correction. » A mon grand étonnement,
dit-il, je me trouve en présence d'une folle furieuse qui,
à mon premier mot, se jette sur moi, me griffe, me mord (ou du moins
essaie de le faire), gesticule, se démène,
m'insulte~252 » A grands maux, les grands remèdes !
N'arrivant pas à régler l'affaire par la parole, le prêtre
ne ménage pas ses moyens physiques : « Finalement, je la laisse
étendue par terre, relativement calmée, mais grognant toujours.
Je demande alors de m'indiquer la case des fétiches où
j'opère un grand massacre253. »
Lors de ses visites dans les villages, trouver le «
fétiche » à détruire, constitue l'un de ses soucis
majeurs. Dès qu'il s'aperçoit un moindre indice, il se donne la
peine de fouiller minutieusement les « cases » des habitants en vue
de trouver l'objet suspecté. Il arrive même qu'il met en
pièce des constructions où résident supposément les
« esprits »254.
Voilà une série d'actions concrètes
entreprise par le missionnaire, soutenu par l'administration coloniale, pour en
finir avec la croyance spirituelle des Congolais. Pourtant, le résultat
escompté est loin d'être atteint. Lui-même, il se rend
compte que bannir les pratiques religieuses bien enracinées chez les
gens du pays, n'est pas une tâche aisée : « J'ai
251 « Lettre du 18 novembre 1928 », cite par
Ibidem, p. 78
252 Idem
253 « Lettre du 18 novembre 1928 », cite par
Ibidem, p. 79
254 « Lettre du 14 décembre 1933 », cité
par ERNOULT, Jean Op. cit., p. 197
donc détruit le fétiche, mais surement pas
encore la foi que nos gens ont dans leurs fétiches255.
» Si l'Apôtre peut se féliciter d'avoir «
détruire » cette pratique cultuelle des populations locales, la
réalité reste autrement, car il n'est pas rare de trouver des
chrétiens qui pratiquent une sorte de syncrétisme religieux
fusionnant au besoin le christianisme et leur religion traditionnelle. A plus
d'une occasion, visitant un fidèle, le prétre entreprend une
« opération » dans la « case » oü est
logé l'individu, qui, quoique chrétien, ne divorce pas avec ses
anciennes habitudes religieuses antérieures. Cette tendance à
« récidiver » s'explique par la force du sentiment de respect
aux principes religieux ancestraux caractéristique des
sociétés d'Afrique noire dit animiste256.
255 « Lettre du 24 novembre 1935 », cité par
Ibidem, p. 208
256 Voir KANA, Fouellefak, Le christianisme occidental
à l'épreuve des valeurs religieuses africaines : le cas du
catholicisme en pays Bamileke au Cameroun (1906-1955) Thèse de
doctorat présentée sous la direction de Claude PRUD'HOMME.
Université Lumière Lyon II. 2004-2005.
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