C- Comprendre cette image
Le discours du spiritain sur l'homme africain est loin
d'être gratuit. Pour en saisir la signification, il nous semble
nécessaire de l'appréhender en rapport aux idées ambiantes
de son époque. Nous avons déjà évoqué
l'élaboration de l'image de l'homme Noir dans la culture occidentale en
partant du Moyen Age pour arriver au siècle des Lumières, mais
nous allons nous référer maintenant aux lieux communs du
XIXe siècle à propos des Africains pour deux raisons.
D'abord, parce que ce siècle systématise toutes ces idées
antérieures en les rendant « scientifiques », ensuite,
étant plus proche de la période qui concerne cette étude,
il nous parait plus pertinent pour montrer la persistance de certains
clichés dans la vision de l'apôtre.
« Le XIXe siècle a tout
mesuré, quantifié : la coloration, la peau, la respiration, la
barbe, les cheveux, l'angle facial, les indices nasal et orbitaire, les
rapports du radius à l'humérus, du tibia au fémur, le
degré de stéatopygie et le tablier de la Vénus Hottentote
etc. mais par-dessus tout le cerveau, ses circonvolutions, et la
capacité crânienne. Un tel engouement s'explique par l'importance
des progrès scientifiques. La biologie s'institutionnalise avec la
Révolution qui crée le Muséum d'histoire naturelle et des
chaires, ou officient Geoffroy Saint-Hilaire et Cuvier, les successeurs de
Linné et Buffon. Une nouvelle avancée se produit dans la
deuxième moitié du siècle avec Darwin, Mendel et la
constitution de l'Ecole française d'anthropologie physique. Paul Broca
fonde en 1859 la Société d'anthropologie et contribue à la
création de l'Ecole de Paris (1875), de la Revue d'anthropologie (1871)
et aux premiers dictionnaires de la discipline199.»
Cette citation montre combien le XIXe siècle
fut riche en théorie. Les penseurs du siècle se sont
donnés des objectifs très ambitieux notamment dans le domaine de
l'anthropologie. Leur réflexion sur l'Homme, sur le rapport entre les
différentes races de l'espèce, les ont
199 LIAUZU C., Race et civilisation, l'autre dans la culture
occidentale, anthologie critique, Paris, Syros/Alternatives, 1992, 491 p.
87 et 88
conduit à l'élaboration des thèses
raciales et racistes. Vu que l'époque connut un développement
sans précédent du scientisme, les auteurs furent tenus de donner
une apparente scientificité à leurs travaux. Se conformant
à l'exigence de l'époque, ceux-ci contribuèrent «
à la diffusion de l'idéologie raciste et son enracinement profond
dans l'esprit des Français200. »
Le racisme biologique qui émergea à la fin du
XVIIIe siècle trouve ses lettres de noblesse au siècle
suivant. Selon la hiérarchisation des races, la race de l'homme blanc se
trouve au dessus de toutes les autres que l'on juge inférieures. Les
travaux de Lamarck, Malthus, Darwin201, Mendel, indiquent
l'importance qu'avait l'idée d'une sorte de compétition entre les
êtres, d'une sélection naturelle dont les meilleurs sortent
victorieux. Ces théories appliquées au genre humain, estiment
raciales non seulement les caractéristiques physiques des populations
mais aussi les traits culturels qui leur sont propres ; d'oü la
classification « scientifique » des sociétés. Si
certains groupes humains sont pratiquement arrétés en chemin
pendant que les autres progressent, c'est parce qu'ils étaient
biologiquement inférieurs. Cette inégalité entre les races
calquée sur la théorie de l'évolutionnisme social fut
nécessaire pour l'Occident qui avait besoin de justifier ses
conquêtes coloniales.
Cette pensée européenne du XIXe
siècle perpétua l'idée de l'infériorité de
la race noire dont celle-ci a été longtemps l'objet dans
l'imaginaire français. Buffon avaient fait du Noir « un animal
à part comme les singes » dans son Histoire
naturelle. Dans la hiérarchisation des races faite par le
naturaliste suédois Carl Von Linné,202 les Africains
sont classés au bas de la pyramide. Ils sont, au XIXe
siècle, considérés comme « le maillon manquant
entre le singe et l'homme blanc203.» La théorie de
l'évolutionnisme implique un changement dans le nom
200 COHEN, William B., Op. cit., p. 292
201 De toutes les théories qui ont vu le jour en
anthropologie, l'évolutionnisme est celle qui a le plus fortement
influencé non seulement le monde scientifique, mais des domaines tels
que la pensée politique (Marx), la psychanalyse (Freud) ou
l'étude des mythes avec Frazer. GORBOFF, Marina. Premiers contacts.
Des ethnologues sur le terrain. p. 20
202 Linné distingue en 1758, dans la dixième
édition de son Systema Naturae, quatre « races »
hiérarchisées au sommet de l'ordre des « anthropomorpha
» (les futurs primates) : les Européens, les Américains, les
Asiatiques et les Africains.
203 SALVAING, Bernard, Op. cit., p. 224
attribué à l'Autre, puisque le « sauvage
» jusqu'alors le contraire du « civilisé » est
soudainement remplacé par le " primitif », celui qui a
précédé le " civilisé »204.
Dans le Grand dictionnaire universel du XIXe
siècle de Pierre Larousse, l'article nègre décrit
péremptoirement " les différences essentielles de
l'espèce nègre » tout en montrant la différence
qui oppose l'homme noir à l'homme blanc :
" Ce que l'on peut affirmer d'une manière certaine,
c'est que le Nègre diffère essentiellement de l'espèce
blanche non seulement par la coloration de la peau et par les
différences anatomiques que nous avons déjà
signalées, mais encore par ses penchants autant physiques
qu'intellectuels. Dans l'espèce nègre, le cerveau est moins
développé que dans l'espèce blanche, les circonvolutions
sont moins profondes et les nerfs qui émanent de ce centre pour se
répandre dans les organes des sens beaucoup plus volumineux. De
là un degré de perfection bien plus prononcé dans les
organes ; de sorte que ceux-ci paraissent avoir en plus ce que l'intelligence
possède en moins. En effet, les Nègres ont l'ouïe, la vue,
l'odorat, le goût et le toucher bien plus développés que
les Blancs. Pour les travaux intellectuels, ils ne présentent
généralement que peu d'aptitude, mais ils excellent dans la
danse, l'escrime, la natation, l'équitation et tous les exercices
corporels. [...] 205 »
L'auteur insiste sur l'infériorité de la
capacité intellectuelle du nègre : « C'est en vain que
quelques philanthropes ont essayé de prouver que l'espèce
nègre est aussi intelligente que l'espèce blanche ». La
preuve fondamentale, c'est qu' « ils ont le cerveau plus
rétréci, plus léger et moins volumineux que celui de
l'espèce blanche206. »
Toutefois, cette supériorité que défend
l'article ne donne pas le droit aux Blancs d'opprimer la race
inférieure. Il reconnait aux nègres certaines facultés qui
les différencient de l'espèce animale. « Ils sont
doués de la parole, et par la parole nous pouvons nouer avec eux des
relations intellectuelles et morale, nous pouvons essayer de les élever
jusqu'à nous, certains d'y réussir dans une certaine limite...
Leur infériorité intellectuelle, loin de nous conférer le
droit d'abuser de leur faiblesse, nous impose le devoir de les aider et
les
204 GORBOFF, Maria, Op. cit., p. 20
205 LAROUSSE, Pierre, Le Grand dictionnaire universel du
XIXe siècle, Op. cit., t. XVI, p. 903-904
206 Ibidem
protéger207. » D'oü «
le fardeau de l'homme blanc » qui consiste à répandre la
civilisation aux autres races qui en sont « dépourvues ».
Cette citation d'Yves Monier résume parfaitement
l'image de l'homme noir dans l'imaginaire français : « Tout
chez l'Africain appartient au règne du Mal : les traits de son visage,
sa gestuelle, ses comportements, ses sentiments ; il porte en lui toutes les
imperfections du monde et sa fiche d'identité n'est qu'un long catalogue
de tares et des vices qui discréditent l'humanité208.
»
Ces idées furent développées à la
fois par les théoriciens et défenseurs du racisme dans la
littérature, la presse, les discours officiels, les dictionnaires et les
encyclopédies. Elles sont illustrées par des croquis, cartes,
photographies, gravures et autres. Parce qu'elles sont très
répandues et sont considérées comme évidemment
démontrées, ces images sont couramment admises et
constituent un « fond commun » d'idées. Mais elles ne sont pas
suffisantes à expliquer la représentation des Noirs dans le
discours du religieux. Il convient de prendre en compte d'autres
éléments qui sont des principes propres aux
sociétés européennes. Par exemple, le Père
Auzanneau fut incapable de comprendre le rythme de travail des indigènes
pour qui l'important n'est pas tant de produire davantage que de subvenir
à leurs besoins, et
l'assimila à l' « indolence » parce que la
morale du travail était une valeur de la
sociétéindustrielle du XIXème
siècle209 pour laquelle le travail éloigne, comme
l'avait dit
Voltaire, « l'ennui, le vice et le besoin
». Et, le fait que la paresse soit considérée comme
l'un des « sept péchés capitaux » dans la tradition
chrétienne explique pourquoi le missionnaire ressent autant
d'indignation en l' « observant » chez les Noirs. Pour Bernard
Salvaing, l'attitude des missionnaires qui consiste à insister sur
« l'inertie » des Africains pourrait leur être transmise «
par la propagande esclavagiste qui cherchait à démontrer que
sans contrainte les Noirs ne pourront pas être des travailleurs
efficaces210.»
De plus, pour comprendre la tendance du missionnaire à
vouloir comparer les Congolais à des animaux, il faut
nécessairement se référer à l'esprit du temps. En
effet, pour paraphraser
207 Idem
208 MONNIER, Yves, Op. cit., p. 53
209 COHEN, William B, Op. cit., p. 294
210 SALVAING, Bernard, Op. cit., p. 233
Cohen, dans la pensée occidentale, attribuer aux Noirs
des traits enfantins ou de prétendre qu'ils possèdent des
affinités avec le monde animal fut une façon de mettre en relief
leur infériorité. Cette idée fut « justifiée
» par l'anthropologie de la fin du siècle des Lumières et le
début du XIXème siècle qui voulait que «
dans la hiérarchie des êtres les Africains soient proches des
primates211. » On retrouve une telle approche dans des
essais, des romans, dans des livres pour enfant, la presse de l'époque.
L'Essai sur l'inégalité parmi les races de Joseph Arthur
de Gobineau soutient l'idée que les Noirs « possèdent
des traits simiesques212.»
Somme toute, le discours du spiritain sur les Africains, on
l'a vu, n'arrive pas à se libérer totalement des idées
communément admises de son époque. Il reprend en
général certaines images par lesquelles on a souvent
représenté les Noirs dans la culture occidentale. Toujours
est-il, sa vision se distingue - à quelques points près - de
celle de ces confrères du siècle précédent qui
tenaient des propos beaucoup plus avilissants. Par exemple, on l'a vu, il ne
mentionne qu'une seule fois le mot « sauvage » en parlant de ces
fidèles. Et, il a pris le soin d'accompagner le terme avec un adjectif
possessif qui témoigne en quelque sorte de son affection pour ces
derniers. En disant « mes sauvages », le Père Auzanneau
voudrait sans doute atténuer sinon modifier le sens que revêt ce
mot au siècle précédent, laissant peut-être entendre
à ses lecteurs qu'en dépit les défauts qui
définissent les Congolais, ceux-ci restent les siens, ils ne les
rejettent pas, au contraire, il entend les « civiliser. » Cette
marque d'affectivité que révèle le déterminatif
possessif ne traduit pas moins le paternalisme du spiritain à
l'égard des indigènes. Donc, le terme aurait subit un glissement
de sens sous sa plume par rapport à sa signification chez les
missionnaires du XIXe siècle.
Mais la rencontre de l'homme blanc avec l'indigène n'a
pas donné lieu à un regard unilatéral oü l'un
remplirait irréversiblement la fonction du sujet et l'autre, l'objet. Il
s'est produit en effet une vision réciproque oü chaque parti essaie
d'appréhender l'Autre avec les références qui sont les
siennes. Si les écrits du Père Auzanneau se prétent
d'abord à rendre compte de son regard sur les habitants de son
territoire de mission, il est aussi permis d'y voir l'image
symétrique.
211 COHEN, William B., Op. cit., p. 332
212 Idem
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