B- Le Noir, qui est-il ?
La réflexion sur la nature de l'Autre fut un
thème prédominant de la littérature de voyage du
XVIIIe siècle. Ces récits qui sont parfois plus
imaginaires que réels fascinèrent les esprits. Les auteurs se
sont évertués à peindre à leur public occidental un
portrait de l'Etranger pour satisfaire leur curiosité. Dans cette
perspective, l'accent est surtout mis sur les éléments de
différenciation qui fait de l'être décrit, un
étrange par rapport à la trame de vie de l'Europe. Tout
se passe à travers une logique manichéenne faite de
supériorité et infériorité, humanité et
animalité, civilisation et sauvagerie. Les missionnaires de leur
côté adoptent une démarche similaire qui consiste à
présenter un tableau sombre du monde païen, procédé
qui leur permettra de légitimer leur travail, recueillir des dons venant
des chrétiens d'Europe et susciter d'autres vocations. Les Africains ont
été les plus touchés par cette formule d'autant plus, on
l'a vu, qu'ils furent source de questionnement pour l'Occident.
Le Père Auzanneau s'efforce à travers ses
lettres de brosser le portrait de l'homme noir en insistant notamment sur ses
caractéristiques physiques et psychiques. A propos de la constitution
corporelle des Africains, il écrit à sa famille : « Le
crâne et le cou des Noirs ne sont pas faits comme les
nôtres175. » Il est notable que dans cette
comparaison, même si la référence reste le Blanc, il
n'établit pas explicitement un rapport de supériorité
entre le comparant et le comparé. Mais, il parait que cette prudence ne
persistera pas longtemps quand plus tard il identifie les Noirs à des
« grands enfants176. » Descendre les
indigènes au stade de l'enfant, lui permet d'une part de justifier
l'attitude paternaliste qu'il adoptera à leur endroit, d'autre part,
d'affirmer dans une certaine mesure leur inégalité, sinon leur
infériorité, par
175 « Lettre du 11 décembre 1927 », cité
par Ibidem, p. 64
176 « Lettre du 23 juillet 1933 », cité par
Ibidem, p. 184
rapport aux Européens. Ce qu'il fera plus clairement en
montrant la dissimilitude existant entre les capacités intellectuelles
du Noir et celles du Blanc : " Les Noirs dont la logique ne suit pas les
mêmes chemins que les nôtres, ne s'embrassent pas de ce qui est
contradictoire. Mais on entend tellement de raisonnements et d'arguments
baroques qu'on ne s'en casse pas la tête.177 » Et il
renchérit en avouant que ce n'est pas aisé de diriger «
des bandes de Nègres qui ont une calebasse à la place de la
tête178. »
Le Noir apparait sous la plume du spiritain comme un
être doué d'une paresse très prononcée. D'ailleurs,
c'est un thème qui est assez largement développé à
travers sa correspondance. Il se sert de l'humour pour expliquer cette attitude
chez les indigènes : « Ils trouvent que la terre est trop basse
et qu'il faut se courber. Ils aiment mieux s'allonger dessus de tout leur
long179. » Pour le prédicateur, les Noirs qui ont
« la spécialité d'avoir la force de l'inertie
180» peuvent se montrer moins indolents quant il s'agit
d'initiatives privées. Leur égocentrisme les amène
à négliger la cause commune au profit des avantages exclusifs :
« pour des questions d'intérêt particuliers, ils iraient
au bout de l'Afrique; dès qu'il s'agit d'intérêt
général, il n'y a plus de personnes181. »
Ces gens d'une " insouciance native » méritent qu'on les
assiste pour qu'ils s'améliorent. Il y a ici un certain optimisme dans
la vision du prêtre quant à l'avenir des Congolais. Cette foi dans
le devenir des christianisés est indispensable pour l'entreprise
elle-même. A quoi aurait-il servi à un Français de laisser
son pays pour aller oeuvrer dans les brousses congolaises, s'il n'avait pas eu
l'espoir dans la réussite de son travail ? Cette attitude n'est pas
nouvelle, puisqu'au départ tous les missionnaires ont cru en la
possibilité de changer l'homme à évangéliser. C'est
dans cette double vision que le Noir fut appréhendé : tout en
condamnant sa nature, ses coutumes, les apôtres gardaient en vue
l'espérance de le voir transformé sous l'influence de la
civilisation européenne.
Sur le tableau de la représentation que dresse le
Père de l'homme Noir, à côté de leur paresse se
situe leur mendicité. Ne voulant pas travailler, ils sollicitent sans
cesse des choses
177 « Lettre du 21 juin 1927 », cité par
Ibidem, p. 157
178 « Lettre de 2 décembre 1939 », cité
par Ibidem, p. 242
179 « Lettre du 30 octobre 1933 », cité par
Ibidem, p. 191
180 « Lettre du 16 octobre 1928 », cité par
Ibidem, p. 1928
181 Idem
de la part du missionnaire : " Ils ne manquent jamais
darguments pour nous tirer quelque chose182. » Cette
habitude semble marquer profondément leur caractère, car, dit-il,
« parfois ils demandent sans être réellement dans le
besoin183 », et formulent des requêtes qui sont
impossibles à agréer. Sur ce point, ils sont insatiables : «
plus on donne au Noir, plus il en réclame184. »
Il parait que certaines fois, il arrive sinon à les satisfaire
totalement du moins il parvient " à contenter un plus grand nombre
de [ses] mes sauvages185. » Pour une fois, le
Père Auzanneau leur attribue un talent : " Le Noir s'y connait dans
l'art de vous extorquer quelque chose; il est excusable évidemment, car
il ne se rend pas compte ; le Père doit trouver le moyen de faire
matabiche186. » De plus, ils ne sont pas sincères,
« ils mentent comme ils respirent 187». A travers
ses écrits, on peut voir que le spiritain éprouve un sentiment de
méfiance vis-à-vis des indigènes. Il l'avoue
lui-même en disant qu' « on peut avoir confiance en eux autant
dans une planche pourrie188...! » Et d'ajouter sous un ton
plein d'humour : « Les Blancs qui fabriquent des appareils d'optique
très précis feraient bien d'inventer une lunette à voir la
vérité dans le coeur des Noirs à l'usage des
missionnaires. J'en ferais bien vite une commande189...
»
Le Père Auzanneau offre une image des Noirs
également à travers sa description de leurs conditions de vie.
Quand il fait référence à l'habitat oü vivent les
Congolais, il fait usage des mots comme « taudis ", « cases ", etc.
Faisant le récit de sa journée à sa famille, il leur dit :
« Je suis allé administrer un malade que j'avais comme
élève à M'bamou, je ne puis pas vous faire la description
du taudis où il se consume, se pourrit, faudrait-il dire. Ça vous
ferait lever le coeur. " Décrits comme des « nonchalants ",
des « insouciants ", les Noirs négligent ou ignorent certaines
règles d'hygiène, « ils ne connaissent pas la
propreté, l'ordre, la prévoyance190... » Ce
sont des misérables, vivant dans la crasse, le désordre. Bref,
l'insalubrité, c'est le terme convenable qui résume le mode de
vie de ces individus. Mais, le
182 « Lettre du 6 juillet 1933 ", cité par
Ibidem, p. 119
183 « Lettre du 18 novembre 1931 ", cité par
ibidem, p. 135
184 « Lettre du 27 février 1927 ", cité par
ibidem, p. 49
185 « Lettre du 31 mai 1929 ", cité par Ibidem,
p. 88
186 « Lettre du 25 au 28 novembre 1928 ", cité par
Ibidem, p. 77
187 « Lettre du 5 novembre 1926 ", cité par
Ibidem, p. 43
188 « Lettre du 18 février 1933 ", cité par
Ibidem, p. 175
189 « Lettre du 7 janvier 1932 ", cité par
ibidem, p. 141
190 « Lettre du 10 février 1930 ", cité par
Ibidem, p. 95
missionnaire oeuvre pour le changement du statu quo
non sans difficulté : " Il faut bien des paroles et de la
persévérance pour leur inculquer un peu de goût. Avec les
écoliers que nous avons toujours au près de nous à la
mission, ce n'est pas sans mal qu'on arrive à les former à ces
petites vertus de la vie ordinaire et l'instinct d'insouciance n'est jamais
bien loin191... » Le non respect des Africains aux
principes sanitaires répugne le poitevin. Certaines fois, il se sent
obligé de bien « s'équiper » : « Encore une
journée où il ne m'a pas fallu de cache-nez 192» Cette
prudence lui semble nécessaire, car, conclut-il, " tout a un aspect
sale dans les villages, la saleté forme le fond du
tableau193... »
Le vocabulaire dont il se sert pour parler des
indigènes est aussi révélateur de l'idée qu'il se
fait d'eux. Très souvent, il utilise des mots ayant rapport à des
choses ou à des animaux notamment lorsqu'il fait allusion aux enfants.
En voici des exemples que l'on pourrait multiplier : " jai envoyé
à Brazzaville pour être présentées au Gouverneur, un
lot de petites filles ramassées au cours de mes tournées et qu'on
avait déjà marié194. »
Un soir, voulant signifier qu'il va loger les gens habitant
à la mission, il dit qu'il va " mettre des sardines dans les
boites195. »
" ~j'ai traversé des villages à la naissance
du jour et j'avais le spectacle des femmes s'en allant à l'eau, la
calebasse sur la tête et les gosses s'égaillant dans l'herbe comme
des lapins à peine sorti du nid196. »
" ~ des gamins qui sautent comme des chevaux... si vous
voyiez leurs pattes197... ! »
Une telle vision des Noirs justifie le traitement qu'ils
reçoivent à l'église : « Le jour du mariage, les
Noirs ont un privilège exceptionnel : on leur donne des bancs (pour
s'asseoir). En effet, dans nos églises, les sièges pour les Noirs
ne sont constitués que des nattes étendues par
terre198. »
En somme, si la représentation du Noir dans les lettres
du Père Auzanneau n'est pas identique aux jugements lapidaires des
missionnaires du XIXe siècle, elle s'en rapproche ou
191 Ibid.
192 « Lettre du 15 avril 1932 », cité par
Ibidem, p. 151
193 « Lettre du 23 juillet 1933 », cité par
Ibidem, p. 183
194 « Lettre du 18 novembre 1928 », cité par
Ibidem, p. 78
195 « Lettre du 4 décembre 1931 », cité
par Ibidem, p. 137
196 « Lettre du 11 juillet 1927 », cité par
Ibidem, p. 54
197 « Lettre du 18 février 1930 », cité
par Ibidem, p. 97
198 « Lettre du 28 juillet 1926 », cité par
Ibidem, p. 38
en hérite. Certains comportements observés du
côté des prédicateurs du siècle dernier, sont
retrouvés, à un degré certes moindres, chez le poitevin.
Il revient maintenant à s'interroger sur les raisons qui expliquent un
tel tableau.
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