b) Universalisme, race, ethnie et citoyenneté :
réalité et fiction de l'appartenance
Nous ne pouvons pas aborder le sujet de la race, de l'ethnie
et de la citoyenneté sans faire au moins référence
à leur toile de fond : l'idéologie universaliste. L'universalisme
est un sujet très vaste et mériterait des centaines et des
milliers pages, au-delà que ce qui
24 Gil Delannoi, Sociologie de la nation. Fondement
théoriques et expériences historiques, Paris, Ed Armand Colin,
1999
25 Idem
lui a déjà été consacré.
Toutefois, il n'y a pas d'intérêt à l'aborder dans toute
son étendue et sa complexité puisqu'on finirait probablement par
se perdre en cours de route. Nous allons tout simplement dégager les
éléments principaux afin de comprendre dans quelle mesure la
construction sémantique de la race, de l'ethnie et de la
citoyenneté est influencée par cette catégorie historique
qui a façonné la pensée occidentale.
La doctrine universaliste promeut un principe suprême
d'égalité entre les hommes, dont les Droits de l'Homme, par
exemple, font partie. Nous pouvons identifier sa source dans des aspects de la
pensée monothéiste chrétienne qui se sont reconverties
à l'économie-monde capitaliste. Dieu est unique, et il
règne sur l'espèce humaine, laquelle est également unique,
ce système de pensée reconnait ainsi l'unicité de
l'humanité. Les Lumières au XVIIIème siècle
auraient laïcisé cette maxime en faisant émaner
l'égalité morale et les droits de l'homme de la nature humaine
elle-même, nos droits deviennent donc ainsi des droits naturels qui font
partie intégrante de la condition humaine. L'époque moderne a
été ainsi marquée par la proclamation de
l'égalité entre les hommes, refusant toute différence
substantielle entre les hommes du fait d'une nature humaine commune.
Il peut paraitre paradoxal de baser des différences sur
un principe d'égalité, et cela l'est d'une certaine façon.
La contrepartie de cet altruisme universaliste d'inspiration humaniste est
qu'il porte en lui un fort caractère évolutionniste, il suppose
une évolution unilinéaire de la culture en tant qu'attribut
universel de l'Homme : dans le sommet de cette évolution se trouve ni
plus ni moins la culture européenne (Incarnée par la
République dans le cas de la France). Cette vision hiérarchisante
de la nature humaine n'est pas sans conséquences. Les campagnes de
colonisation par exemple ont été justifiées moralement et
idéologiquement par les principes de l'Universalisme républicain.
En effet, la démarche est fondée sur l'idée qu'il faut
amener les « autres races » vers le stade supérieur de la
modernité, de la technique, de la démocratie, du progrès
économique et vers tous ce qui est susceptible d'appartenir
substantiellement aux aspects les plus illustres de notre civilisation et qui
sont, en même temps, voués à toute l'humanité.
« Les Lumières fournirent plusieurs idées nouvelles au
discours racial, en premier lieu l'accent mis de nouveau sur l'idée de
hiérarchie. Toutes les races appartenaient à l'humanité,
mais elles n'étaient, bien sûr, pas toutes égales. Les
écrivains du XVIIIe siècle soulignaient les différences
humaines comme susceptibles de
développement, non immuables, les races moins
avancées pouvant graduellement progresser et accéder à la
civilisation. Par exemple, ils tendaient à remplacer le terme de «
sauvage » par celui de « primitif », considérant les
non-Blancs comme moins évolués que les Blancs
26».
« Race », voilà le mot peut-être le
plus maudit du XXème siècle, qui porte en lui la plus grande des
croix. Le concept de race a réussi à canaliser les instincts les
plus ignobles et à donner un support idéologique tordu à
la haine et à la xénophobie.
D'où vient ce mot et qu'est-ce qu'il veut dire? Cela
peut paraitre surprenant, mais on a dressé le rapport à la
différence sur quelque chose qui n'existe même pas. Cette
terminologie est source d'énormes controverses lorsqu'on l'applique
à l'espèce humaine. Aujourd'hui, la race n'est reconnue en tant
que critère d'analyse ni par la sociologie, ni par la biologie. On
trouvera malheureusement toujours des pseudo-scientifiques bornés qui
affirment que la race existe, et qu'il suffit de regarder, qu'il y a des «
noirs » et des « blancs », mais ce n'est pas aussi simple. Nous
allons laisser tout cela pour le réconfort de la
médiocrité intellectuelle des partisans du Front national.
La perception actuelle que l'on a de la « race »
vient de l'anthropologie physique du début du XIX
siècle27. L'anthropologie physique est la science qui
étudie la diversité de la morphologie et de la physiologie des
groupes humains, elle cherchait une explication aux différences sociales
des hommes et elle a avancé la conclusion que les différences
culturelles, sociales ou historiques sont symbolisées par les traits
physiques. « L'anthropologie physique cherchait à constituer
des classes d'animaux humains qui correspondent à une classification en
type de civilisation ». Au XIXème siècle, « race
» désignait donc une totalité somatico-sociale et c'est
là où réside la thèse fondamentale du racisme
théorique : la variété de formes culturelles est
fondée et expliquée par la variété de formes
physiques.
Bien que beaucoup de travaux aient montré que la
causalité raciale « n'avait aucun sens » et que la race
n'existait pas au sens strict, l'erreur s'est perpétuée.
Comprendre
26 Tyler Stovall « Universalisme, différence et
invisibilité. Essai sur la notion de race dans l'histoire de la France
contemporaine ». Cahiers d'histoire. Revue d'histoire critique.
Numéro 96-97 (2005).
27 Pierre Morel, L'anthropologie physique, Paris,
Presses universitaires de France, Que Sais-Je ? 1962
que la source généalogique de l'acception
moderne du mot race se trouve dans l'anthropologie physique n'explique pas le
pourquoi de sa persistance dans la croyance commune. En effet, l'erreur s'est
poursuivie comme si elle nous arrangeait, et en réalité, c'est le
cas.
Nous allons exposer deux raisons de ce fait de persistance de
la notion de race. A la base ces perceptions sont distinctes, mais elles
trouvent leur point de convergence dans les pratiques sociales.
Nous pouvons entrevoir de quelle façon le concept de
nation établit un jeu douteux d'association avec celui de race : la
nation en tant qu'allégorie de la race, une pureté ancestrale qui
vient des temps immémoriaux, héritée et inhérente
à la création des espèces, qui mérite donc
d'être sauvegardée. En effet, l'idée de nation cherche dans
la race un fondement anthropologique, comme si la nation était
l'aboutissement d'une sélection naturelle, pourtant « les
nations ne constituent pas une version politique de la doctrine des
espèces naturelles 28» nous rappelle Ernest
Gellner.
Ernest Renan nous amène de nouveaux
éléments à ce sujet dans le cas européen, «
La conscience instinctive qui a présidé à la
confection de la carte d'Europe n'a tenu aucun compte de la race, et les
premières nations de l'Europe sont des nations de sang essentiellement
mélangé »... « Un Anglais est bien un type dans
l'ensemble de l'humanité. Or le type de ce qu'on appelle très
improprement la race anglo-saxonne n'est ni le Breton du temps de César,
ni l'Anglo-Saxon de Hengist, ni le Danois de Knut, ni le Normand de Guillaume
le Conquérant ; c'est la résultante de tout cela. Le
Français n'est ni un Gaulois, ni un Franc, ni un Burgonde. Il est ce qui
est sorti de la grande chaudière où, sous la présidence du
roi de France, ont fermenté ensemble les éléments les plus
divers », il continue, la race « ... n'a donc
été pour rien dans la constitution des nations modernes. La
France est celtique, ibérique, germanique. L'Allemagne est germanique,
celtique et slave. L'Italie est le pays où l'ethnographie est la plus
embarrassée. Gaulois, Étrusques, Pélasges, Grecs, sans
parler de bien d'autres éléments, s'y croisent dans un
indéchiffrable mélange... », « ...La
vérité est qu'il n'y a pas de race pure et que faire reposer la
politique sur l'analyse ethnographique, c'est la faire porter sur une
chimère.
28 Ernest Gellner, Nations et nationalismes, Paris, Ed
Payot 1999
Les plus nobles pays, l'Angleterre, la France, l'Italie, sont
ceux où le sang est le plus mêlé 29»
Il nous parait judicieux de faire une petite parenthèse
afin d'expliquer le contexte historique où se situe le
célèbre discours d'Ernest Renan. En effet, le discours de ce
dernier se place dans une dichotomie conceptuelle qui affronte deux
théories de la nation. Fisher, son homologue allemand, propose une
définition basée principalement sur des critères ethnique
qui légitiment l'annexion de l'Alsace-Loraine par l'Allemagne. Renan
défend une conception élective de la nation, selon lui la
légitimité politique de la nation repose sur la volonté
des citoyens de vivre ensemble, le sentiment d'appartenance prime sur les
considérations d'ordre ethnique, autrement dit, il fait un appel
à la conscience historique et à la communauté de
destin.
Nous allons maintenant reprendre les réflexions de
l'auteur Colette Guillaumin30, qui nous propose une toute autre
explication du fait que la dichotomie race/société ne soit pas
encore entrée dans le sens commun. En effet, dans la pensée
occidentale, et cela se reflète dans les structures des langues, il
existe une cohésion profonde entre nos systèmes de pensées
et de représentations du somatique et du socio-psychologique. Il s'agit
donc des caractéristiques propres de nos systèmes de
représentation et de nos processus perceptifs, c'est pour cela que
l'acte raciste est le même dans le fond mais sa forme change en fonction
de contextes historiques et sociaux. Il s'agit d'une sorte de fatalité
cognitive occidentale, un reflet symbolique propre de la « psychologie des
sociétés », un problème au niveau de notre
organisation inconsciente et de nos systèmes perceptifs.
La psycho-sociologie montre l'existence d'un fait
race. C'est-à-dire que si la race n'existe pas objectivement, cela n'en
détruit pas pour autant la réalité psychologique et
sociale de la race. Il parait évident que les caractères
physiques ne déterminent jamais les comportements sociaux. Le fait race
(ou l'idée de race) serait une manifestation de la nature sociale de
l'homme et de son désir de hiérarchisation. Les « noirs
» du XVème siècle et les « noirs » du
XXème par exemple ne désignent ni les mêmes
personnes ni les mêmes civilisations. Le « peuple » fut le
support de la première théorie des différences
29 Ernest Renan. Qu'est-ce qu'une nation ?, Paris, Ed
Agora, Pocket, 1992
30 Colette Guillaumin, L'idéologie raciste, genèse
et langage actuel, Paris, Ed Gallimard 2002
raciales fin XVIIIème, théorie
basée sur la différence de « nature » entre ouvriers et
patrons. La différenciation raciale entre noirs, jaunes ou blancs est
historiquement récente. De ce fait, nous devrions constater, dans les
années à venir, que l'essor époustouflant de la Chine va
brouiller les anciennes représentations de la supposée
infériorité de la « race jaune ».
L'«Ethnie », en revanche, est une création de
l'anthropologie culturelle, elle désigne un groupe relativement
localisé dans l'espace. Cependant cela reste une terminologie
ambiguë puisque « ethno » en grec se traduit par « race
» dans les langues occidentales. La terminologie d' « ethnie » a
été une tentative de distance des sciences sociales envers les
connotations héréditaires qui marquent le terme « race
» et que nous venons d'exposer.
Malgré tout, l'anthropologie culturelle a réussi
à dissocier le concept biologique du concept de culture.
Méthodologiquement elle donne une description des cultures
indépendantes des divisions et classifications de l'anthropologie
physique.
Selim Abou31 entend par groupe ethnique un groupe
dont les membres possèdent, à leurs propres yeux et aux yeux des
autres, une identité distincte enracinée dans la conscience d'une
histoire ou d'une origine commune, réelle ou symbolique. Ce fait de
conscience est fondé sur des données objectives telles qu'une
langue, une race, une religion commune, voire un territoire, des institutions
ou des traits culturels communs.
Il y a trois facteurs fondamentaux qui composent
l'identité ethnique : la langue parce que, tout en étant un
élément parmi d'autres de la culture, elle transcende les autres
éléments dans la mesure où elle a le pouvoir de les
nommer, de les exprimer et de les véhiculer. La religion parce qu'elle
modèle une vision du monde et une échelle de valeurs. La race
parce que, quel que soit son degré d'indétermination, elle
renvoie symboliquement à l'origine commune et mobilise les forces
obscures de l'instinct, du sexe et du sang. Ces trois facteurs, qui sont
réalité et symbole, sont susceptibles d'acquérir une
dimension véritablement mythique propre à établir ou
à fausser la réalité en fonction des intérêts
politiques, sociaux, économiques et culturels.
31 Selim Abou, L'Identité Culturelle, Beyrouth,
Ed Perrin - Presses Universitaire Saint-Joseph, 2002
L'identité ethnique dépend en partie de la
manière dont le groupe interprète et réinterprète
sa propre histoire. Elle échappe en grande partie à la conscience
du groupe, elle est vécue comme naturelle et le groupe en prend
conscience seulement lorsqu'il se voit confronté à un groupe
culturellement différent. Cette dialectique s'articule d'avantage en
mettant en évidence les oppositions que les ressemblances.
Or, l'identité ethnique est un phénomène
susceptible de varier ou de se voir modifié, c'est-à-dire qu'elle
est potentiellement altérable et s'enrichit en cours de route : par sa
propre nature elle est inachevée. Aucune nation moderne ne
possède d'ailleurs une base « ethnique » donnée,
même lorsqu'elle procède d'une lutte d'indépendance
nationale.
Suite à l'analyse des notions de race, d'ethnie et de
nation, nous allons voir un autre concept indissociable de
l'état-nation, la citoyenneté. La citoyenneté («
politeia » en grec) est un concept aussi ancien que la politique
elle-même. Elle est liée simultanément à une
certaine idée de la souveraineté, de l'autonomie ou de
l'autodétermination, ainsi qu'à l'existence d'un état, au
sein duquel le potentiel individuel de participation aux décisions
politiques doit s'exprimer. A première vue, la citoyenneté parait
un concept plus démocratique et moins excluant que la nation, la race ou
l'ethnie, mais ce n'est pas du tout le cas.
Au même titre que la nation, la notion de
citoyenneté s'inscrit historiquement dans un processus constant de
redéfinition. Aristote disait que chaque régime politique
projette une certaine définition de la citoyenneté car celle-ci
délimite un certain modèle de droits et de
devoirs32.
Cette véritable institution de l'état-nation,
s'accompagne, par définition, d'un principe d'exclusion sans lequel il
n'y a ni communauté ni souveraineté. En effet, il n'y a de la
citoyenneté que là où il y a cité et où les
« citoyens » sont clairement distingués des «
étrangers » en terme de droits et d'obligations sur un territoire
donné. La citoyenneté fonctionne comme un critère
supplémentaire pour établir la dichotomie entre « Nous
» et
32 Etienne Balibar, Les frontières de la
démocratie, Paris, Ed La découverte 1992
« Eux », c'est un instrument de différenciation
et de hiérarchisation des légitimités civiques. La
citoyenneté symbolise et concrétise un fait de partage du
pouvoir.
La notion de citoyenneté est divergente selon les pays,
car elle dépend de la valeur que chaque état souhaite lui donner.
Ceci s'explique parce qu'elle est étroitement rattachée à
la notion de nationalité, et que la notion de nationalité est
aussi, à son tour, variable selon le pays. La nationalité est
souvent vue comme le fondement premier du droit à la participation
citoyenne et vice-versa.
Il s'articule ainsi une confusion entre les aspects
identitaires et politiques, entre l'identité et le droit, entre la
culture et la politique, entre le civique et l'origine des populations. Les
registres d'appartenance et d'engagement politique montrent que la pratique de
la citoyenneté devrait se détacher d'une conception exclusivement
liée à l'identité nationale33.
En conclusion, la notion de citoyenneté a une
implication directe dans l'édification et le maintien des
identités et des appartenances nationales. De ce fait, l'exercice
complet des droits politiques est un élément capable de
générer appartenances et allégeances. Cela veut dire que
la participation citoyenne à une structure ou à une entité
autre que l'état-nation d'origine peut avoir un rôle
déterminant dans le processus d'affranchissement du sentiment
d'appartenance nationale et d'évolution de l'identité
nationale.
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