c) Les documents, le territoire, et les enjeux du
déplacement
Si les vastes plaines, les fleuves et les montagnes qui
recouvrent la Terre avaient demandé des papiers pour circuler à
l'homo habilis il y a 2,5 Millions d'années, nous serions tous
nés en Afrique. Aujourd'hui, les choses ont changé : les
états-nations, se sont graduellement octroyé les « moyens
légitimes de déplacement 34».
33 Source revue « Culture et conflit ». Riva
Kastoriano. « Participation transnationale et citoyenneté : les
immigrants dans l'Union européenne.
34 Source revue « Cultures et conflits ».
John Torpey, « Aller et venir : le monopole étatique des «
moyens légitimes de circulation » N°31-32, 1998.
L'état-nation, comme toute autre formation sociale, a
besoin d'espace, le territoire est ainsi indispensable à sa
souveraineté politique et nationale. L'établissement de
frontières définit l'état et permet de contrôler la
population et les transactions internes et externes.
Le recensement par exemple compte les mêmes et exclut
les autres, selon le principe d'appartenance univoque à une
catégorie et le principe de l'alternative exclusive (ou bien... ou
bien). Le comptage démographique ou recensement est un outil de cette
subordination. La carte trace le contour du contenant de ces ensembles rendus
ou supposés homogènes, qui tirent leur légitimité
politique de ce tracé géographique.
Cependant, il y a tout de même des nations sans
territoire, ce qu'on appelle des nations en diaspora, tels que les juifs avant
la création d'Israël. Beaucoup des groupes ethniques ou historiques
qui occupent des régions entières et précises, sont
considérés sans territoire car ces régions sont soumises
à une puissance politique qui leur échappe et les dirige à
partir d'un centre politique lointain. Les Kurdes sont minoritaires dans chacun
des états qui se partagent leur territoire. Le territoire reste l'une
des composantes les plus symboliques et concrète des nations.
Les états-nations modernes ont développé
un arsenal bureaucratique, technique et technologique extraordinaire afin
d'établir des procédures d'identification et de filiation, tant
nationales qu'internationales. Les instruments d'identification servent, entre
autre, à maîtriser les formes de participation de ses
ressortissants à la vie civique : impôts, travail, service
militaire, statut social et droits qui y sont liés, application du
droit, responsabilité pénale, etc. Ainsi, les procédures
et mécanismes d'identification des individus sont essentiels à
l'état-nation, la notion de communauté doit être
matérialisée et codifiée dans des documents qui doivent
marquer qui je suis et ce à quoi j'appartiens. En effet, l'état
territorial moderne est basé sur la distinction entre «
citoyens/ressortissants » ou « étrangers », il a besoin
d'identifier sans ambigüité ceux qui lui appartiennent et ceux qui
ne lui appartiennent pas : le monopole étatique pour autoriser et
réguler les déplacements est lié intrinsèquement
à la construction même des états.
C'est en raison de cette même logique que le droit au
déplacement repose sur le consentement de l'état, cela fait
également partie d'une politique de contrôle : contrôle de
la fuite de cerveaux, surveillance de la croissance, distribution spatiale et
composition sociale des populations à l'intérieur des territoires
(particulièrement chez les gouvernements totalitaires) ainsi que
surveillance des « éléments indésirables » en
raison de leur caractère ethnique, national, racial, économique,
religieux, idéologique ou médical.
La création du système moderne de passeport au
cours du XXème siècle, constitue l'avènement d'une
nouvelle ère dans les affaires humaines. Les efforts des
états-nations pour contrôler les moyens légitimes de
circulation ont donné lieu à un système
interétatique doté des outils les plus performants jamais connus
en matière de contrôle des déplacements. Technique et
technologie moderne se sont ainsi trouvées réunies pour
créer un réseau interconnecté à l'échelle
planétaire capable de suivre et d'identifier de façon unique et
certaine toute personne vivante sur la surface de la terre de la naissance
à la mort. Les individus sont devenus dépendants de l'Etat pour
acquérir une « identité », celle-ci sera
automatiquement intégrée dans un dispositif interétatique
capable de priver, de conditionner ou de consentir leur circulation tout en
déterminant où, quand et comment ils doivent se
déplacer.
Ce système sophistiqué n'est pas dépourvu
d'effets néfastes. L'obtention d'un passeport implique
l'intégration à une bureaucratie transnationale destinée
à veiller sur l'application d'un régime que lui est propre. Il y
a encore beaucoup d'Etats que ne délivrent pas de passeport facilement,
sans compter que le fait d'avoir un passeport est une condition
nécessaire mais non suffisante pour franchir légalement les
frontières internationales : les apatrides et les refugiés sont
particulièrement affectés par ces mesures.
En conclusion, la fonction des documents et du passeport
internationaux est donc très ambigüe. Ils constituent la
première preuve de la nationalité du porteur ; citoyenneté
et d'identité vont ensemble. Ainsi les documents, au même titre
que la citoyenneté, sont des déterminants du sentiment
d'appartenance. Ce sont donc d'autres instruments de conditionnement de
l'appartenance dont dispose l'état-nation pour garantir
l'allégeance de ses ressortissants.
|