b) Le cosmopolitisme et l'acte migratoire comme
expérience multiculturelle : Les voies de l'Identité
cosmopolitique
Nous sommes enfin arrivés à l'Identité
cosmopolitique, terme qui donne son titre à ce mémoire. Pour
comprendre de quoi il s'agit, il faut bien garder à esprit les
soixantedix pages qui précédent celle-ci.
L'Identité cosmopolitique est le résultat de la
transformation que subit le sentiment d'appartenance nationale, chez certaines
personnes, comme conséquence de la reconfiguration de l'identité
suite à une expérience multiculturelle liée à un
acte migratoire. L'Identité cosmopolitique exprime la possibilité
d'être natif d'un lieu et de toucher à l'universalité, ce
qui se traduit par un sentiment d'appartenance au-delà des nations.
Cette définition parait encore très vague, nous allons
l'expliquer point par point.
Dans le champ cosmopolitique, se profile une nouvelle
typologie de l'identité. Les typologies précédentes ne
sont plus aptes à décrire une réalité de
l'existence qui est de plus en plus transnationale, marquée par les
appartenances multiples qui transcendent les barrières des pays et des
nationalités. L'Identité cosmopolitique met directement en
question l'un des piliers les plus fondamentaux de la représentation de
la société : l'étatnation. En effet, elle constitue un
déplacement des identités nationales ainsi que des revendications
politiques, sociales et culturelles qui se situent désormais
au-delà des appartenances territoriales fondées sur
l'échelle des États-Nations. Il s'agit d'un regard dialogique
capable de saisir les ambivalences au milieu des anciennes distinctions qui
s'évanouissent, un regard consensuel dominé par l'ouverture
d'esprit et la tolérance pour saisir les défis que pose notre
façon à tous de vivre ensemble dans une situation de
mélanges culturels.
Avant de continuer, nous allons préciser la signification
de l'expression « expérience multiculturelle ». Dans le cadre
de cette étude nous entendons par expérience
multiculturelle le fait de s'insérer dans un espace
culturellement différent, situé en dehors des frontières
de l'état-nation d'origine. Autrement dit, nous allons établir un
angle d'approche culturel : l'acte migratoire entendu comme une «
expérience multiculturelle ». Pourquoi cette expérience
doit-elle nécessairement être en dehors des frontières de
l'état-nation? Parce qu'étant donné que nous sommes en
train d'étudier l'appartenance nationale et que celle-ci est le
résultat du jeu de signes et de symboles du national et de son
système de représentations, quitter les frontières permet
de se mettre directement en rapport avec un autre univers national et culturel,
auquel on n' « appartient » pas, en établissant ainsi une
expérience dialectique consubstantielle avec la différence.
De toute évidence, un voyage touristique peut
s'avérer très fécond et constructif du point de vu du
vécu multiculturel ; il peut déclencher des réflexions et
des émotions très variées à propos du fait national
et avoir ainsi des répercussions importantes au niveau du sentiment
d'appartenance nationale et de l'identité nationale ; cependant ce type
de déplacement ne sera pas inclus dans le concept d' «
expérience multiculturelle » que nous voulons traiter ici, et qui
fait partie de l'Identité cosmopolitique, principalement parce que les
enjeux liés au tourisme ne sont pas du tout les mêmes que dans
l'acte migratoire, quel que soit sa typologie. S'insérer par exemple
dans un mode de vie transnational, où le migrant met en place des
relations sociales, culturelles et économiques, et des activités
qui dépassent les frontières classiques, sera
considéré comme une expérience multiculturelle. Dans un
déplacement à titre touristique il n'y a pas de véritable
détachement organique de l'état, au sens de Durkheim. Le fait de
disposer d'un statut d'étranger, par exemple, et les documents qui vont
avec (ou leur absence) dans la société dans laquelle on vit
révèlent des enjeux qui sont propres à l'acte
migratoire.
Nous préférons parler d' « acte migratoire
» entendu comme « expérience multiculturelle » afin
d'échapper à la typologie de la migration. En effet, une personne
qui possède une double nationalité, par exemple, et qui
décide d'aller vivre dans le pays qui correspond à sa
deuxième nationalité réalise un acte migratoire dans le
strict sens du terme, mais dans la société d'accueil et selon la
typologie de l'immigration elle n'est pas
considérée comme un immigrant67,
toutefois il s'agit bien d'une expérience multiculturelle.
L'expérience multiculturelle incite à une
interprétation et à une réinterprétation constante
des milliers de signes et de figures qui composent un univers culturel
distinct, ce dernier étant différent et semblable à la
fois. Toutefois, affirmer que l'expérience multiculturelle entraine
nécessairement une réorganisation de l'identité ou un
bouleversement du sentiment d'appartenance national serait inexact et
équivaudrait à partir d'une fausse prémisse. Notre
intention est d'analyser les conséquences d'une telle
expérience.
Il y a d'innombrables éléments qui jouent dans
le rapport à l'identité et à l'appartenance. Nous avons
analysé l'arsenal symbolique de l'état-nation et sa dynamique au
sein d'un système d'interprétation, nous avons vu comment cet
arsenal se conjugue avec des principes objectifs et non objectifs tels que la
race et le territoire, ou les documents et la citoyenneté. Bien que ces
éléments soient, en principe, communs à toutes les
appartenances nationales, l'expérience multiculturelle ne va pas
être vécue de la même façon par chaque ressortissant
d'un état-nation. En effet, diverses possibilités existent selon
les circonstances extérieures ou les souhaits et les tendances des
personnes concernées. Ensuite, entrent en jeu les conditions
liées aux situations, qui sont à proprement parler politiques,
sociales, économiques et culturelles, ainsi que les différentes
phases de l'existence, dont le rôle est lui aussi important. Les
expériences de vie ne peuvent pas être normatives, de ce fait il
faut tenir compte que l'expérience multiculturelle va être
vécue d'une façon radicalement différente, s'agissant de
la même personne qui immigre en Grande Bretagne, ou Allemagne, ou aux
Emirats Arabes Unis. De même pour un Algérien, il vivra forcement
ce type d'expérience différemment en France qu'au Canada. Nous
pouvons continuer ainsi de suite avec tous les origines possibles envers toutes
les destinations possibles sur terre et avec autant de combinaisons imaginables
qu'il y a de réalités culturelles et humaines dans le monde. Nous
pouvons citer également les conditions et les raisons qui ont
motivées l'acte migratoire, car la situation n'est pas comparable entre
un exilé politique et un aventurier. Les contraintes logistiques jouent
aussi un rôle important : les moyens de financement, les distances
67 Typologies de la migration selon l'Organisation
internationale pour les migrations. Source site web www.iom.int juin 2010
géographiques, les conjonctures administratives qui
déterminent les différents droits et devoirs, de même que
les difficultés linguistiques, la capacité d'adaptation et le
sens du relationnel, la signification de la couleur de peau en fonction du pays
d'accueil, les expériences personnelles et les besoin
émotionnels, sans oublier le hasard qui est un facteur important, etc.
Tenant compte de la pluralité de ces situations, comment peut-on alors
saisir les répercutions de l'expérience multiculturelle chez un
individu ? Pour cela, nous allons aborder d'abord les aspects qui sont communs,
indépendamment des circonstances.
Selim Abou par exemple nous dit que la prise de conscience de
l'identité culturelle nécessite la confrontation avec un autre
groupe qui possède une autre identité culturelle. Ce principe est
commun à toutes les figures d'expériences multiculturelles : la
conscience du soi ethnique et culturel émerge uniquement lorsque des
systèmes culturels s'affrontent, elle n'émerge que grâce
à la rencontre interethnique. En d'autres termes, l'identité
culturelle ne prend totalement conscience d'elle-même que là
où apparaît la différence, par opposition ou par
négation de celle-ci.
Il s'agirait donc d'un premier pas vers l'Identité
cosmopolitique : le processus de prise de conscience de sa propre
réalité culturelle commence par l'immersion dans un univers
culturel différent ou méconnu (une expérience
multiculturelle), il s'établit ainsi un double jeu ou
feedback68. Elle submerge l'individu dans une interaction
quotidienne avec un nombre infini de signes culturels distincts qui, par
contraste et par opposition, permet de révéler à
soi-même son propre héritage culturel. Celui-ci conditionne
inconsciemment les façon d'agir ainsi que les multiples manières
de penser, de sentir et de vivre son rapport à l'absolu, en tenant
compte des singularités des situations. Cette interaction et ce
processus de découverte peuvent s'étendre dans le temps de
façon presque infinie car il y a autant de signes et de figures
culturelles à découvrir que de combinaisons de situations
où se manifeste la culture.
La suite d'une expérience multiculturelle peut prendre
plusieurs chemins (dont Selim Abou offre une typologie remarquable), il s'agit
d'un véritable éventail de possibilités. Toutefois nous
allons nous concentrer sur celles qui concernent l'Identité
68 Formule anglophone qui décrit un effet de
retour ou rétroaction.
cosmopolitique. En même temps que l'on découvre
sa propre identité culturelle, un dialogue s'établit, une
négociation constante de l'identité, car l'affirmation de
l'identité est d'abord un acte de revendication, une autodéfense.
Dans la typologie de la réorganisation culturelle qui
domine69, Selim Abou parle d'une acculturation à fort
caractère positif, c'est-à-dire d'une résolution lente et
progressive d'un conflit de culture. Dans cette lutte interne/externe pour
réussir un aménagement identitaire, la capacité
d'adaptation à la différence culturelle, la capacité de
gestion des besoins émotionnels et du mal du pays sont rudement mises
à l'épreuve. Une acculturation harmonieuse est la voie offerte
par ce conflit, elle débouche sur un enrichissement de la
personnalité et non sur sa destruction. Cette évolution a surtout
la propriété d'introduire l'individu dans un mouvement de
réorganisation constante de l'identité. Vivre une
expérience d'acculturation positive est donc une deuxième
étape vers l'Identité cosmopolitique.
Quel est le rapport entre l'Identité cosmopolitique et
le processus d'intégration ou d'acculturation d'un immigrant ? Il est
difficile de l'établir, premièrement car dans cette étude
je ne dispose pas d'un recueil d'éléments empirique suffisamment
largue, qui serait nécessaire pour avancer des hypothèses ou des
conclusions en ce sens. Deuxièmement, l'Identité cosmopolitique
est une identité émancipée des prémisses du
nationalisme méthodologique, c'est-à-dire que les typologies de
l'intégration (ou de l'acculturation) ainsi que le
phénomène qu'elles essayent de décrire ne répondent
pas à la même catégorie d'analyse. Le concept
d'intégration reste tributaire des conceptions nationales. Cependant, il
est certain que l'Identité cosmopolitique dépend ou est
rattachée à un niveau ou à une forme d'intégration.
Dans le cas contraire, l'échange culturel qui lui est indispensable
existe dans un degré extrêmement insuffisant.
Le concept d'intégration désigne l'insertion des
nouveau-venus dans les structures économiques, sociales et politiques du
pays d'accueil. Deux chercheurs canadiens A. Archambault et J.-C.Corbeil,
distinguent trois niveau : « après un niveau
d'intégration de fonctionnement, c'est-à-dire le niveau
où l'adulte est capable de communiquer (dans la langue du pays) et de
gagner sa vie en toute autonomie... » Le deuxième niveau est
«... l'intégration de participation, l'adulte est actif
dans la société et il veut jouer un rôle dans un domaine
d'activité quelconque : la politique, le syndicalisme, les
mouvements
69 Selim Abou, L'Identité culturelle, Beyrouth,
Ed Perrin - Presses de l'Université Saint-Joseph, 1995
sociaux, etc. enfin le troisième niveau
d'intégration c'est l'intégration d'aspiration
oàl'adulte décide de lier son avenir et celui de ses
enfants aux projets d'avenir du groupe, comme membre à part
entière dans la société 70».
En ce qui concerne le premier niveau d'intégration,
l'Identité cosmopolitique trouve largement son compte : dans
l'expérience multiculturelle, l'Identité cosmopolitique s'engage
dans la recherche d'une harmonie culturelle au milieu de la tension dynamique
qui se trouve entre l'ouverture à l'autre et le retour à soi.
Elle s'appuie fermement sur les principes et les postulats du cosmopolitisme,
non seulement pour négocier le caractère mouvant de
l'appartenance et de l'identité, mais aussi pour défendre la
légitimité politique d'être soi-même un acteur
privilégié de cette réalité cosmopolitique du monde
en pleine élaboration. La démarche critique du cosmopolitisme
ainsi que l'affranchissement du nationalisme méthodologique sont des
principes intrinsèques et essentiels à l'Identité
cosmopolitique. Ils sont des instruments indispensables afin de saisir les
agencements qui permettent de trouver l'équilibre dans la dialectique
vivante entre soi-même et l'Autre.
Revenons sur la typologie de l'intégration reprise par
Sélim Abou et le deuxième niveau de l'intégration celui de
la participation. L'Identité cosmopolitique implique certes un
niveau de conscience politique mais pas forcement une activité ou une
démarche politique au sens strict du terme. La notion
d'intégration, telle que nous l'avons décrite, est tributaire du
nationalisme méthodologique, pour comprendre ce point il suffit de
répondre à la question suivante : a quoi est-on sensé
s'intégrer ? À l'étatnation en question évidement.
Alors, si la participation politique, sociale ou culturelle dans la
société d'accueil est dominée ou motivée par le
désir de contestation des préceptes de l'état-nation
lui-même, peut-on continuer à parler sur le même registre de
la notion d'intégration ou de participation? Certainement
pas.
Il y a environs trois siècles on demandait à un
étranger de faire preuve de dévotion religieuse pour être
accepté en tant qu'être humain, et il fallait assister à la
messe du dimanche. Aujourd'hui on lui demande d'assister aux réunions du
Modem (ou autre) ou de faire des travaux d'intérêt collectif pour
recevoir la bénédiction des citoyens et de
70 Selim Abou, L'Identité culturelle, Beyrouth,
Ed Perrin - Presses de l'Université Saint-Joseph, 1995
l'administration. L'Identité cosmopolitique ne s'articule
pas forcement à partir des notions d'intégration.
Enfin, le troisième niveau d'intégration,
l'aspiration, est incontestablement lié à l'idée
de « communauté de destin », composante essentielle de
l'identité nationale. Nous arrivons au même paradoxe que celui de
la participation. L'acteur de l'expérience multiculturelle,
a-t-il le droit de se sentir d'avantage partie d'une communauté de
destin global plutôt que nationale ? La notion d'intégration
à première vue ne parait pas donc très pertinente et ne
figure pas dans parmi les critères essentiels pour estimer les
agencements de l'Identité cosmopolitique. La notion d'intégration
est un élément transversal à l'Identité
cosmopolitique.
Le point d'encrage de l'Identité cosmopolitique se
situe dans les identités qui se recoupent, qui se réorganisent et
qui se réinventent comme les fruits des échanges et des
confrontations propres de l'expérience multiculturelle. Ainsi,
réordonner les expériences, les objections et les conflits qui se
présentent et les replacer dans la grille de lecture du cosmopolitisme
est essentiel pour que les frontières, les certitudes et les
distinctions que l'on pensait éternelles se brouillent en laissant ainsi
la voie libre à une interprétation tolérante et ouverte
des réalités culturelles.
L'Identité cosmopolitique n'a aucunement la
prétention de croire qu'elle détient la compréhension
suprême de la différence culturelle, ni d'être l'expression
ultime de l'altérité multiculturelle. Au contraire, elle assume
ses propres limites. Elle est consciente de sa propre ignorance et fait acte
d'humilité face à l'impossibilité cognitive de se procurer
toutes les clefs et tous les éléments d'interprétation
nécessaires au travail de décryptage et de décodage des
univers culturels. Elle est consciente, grâce aux connaissances
empiriques acquises au long des expériences précédentes,
qu'avancer des conclusions prématurées ou des conclusions sur les
caractères culturels amène forcement à des erreurs. Ainsi,
l'Identité cosmopolitique rompt radicalement avec l'ethnocentrisme qui
contamine profondément les regards sur le monde des autres, elle rompt
aussi avec la tentation de faire appel au nationalisme méthodologique et
à la conscience nationale pour interpréter et pour se positionner
face à la différence. L'ethnocentrisme et le nationalisme
méthodologique cherchent à détenir le monopole du sens et
à garder en otage la vision d'un monde naturellement divisé en
nations. L'Identité cosmopolitique,
elle, reconnaît le caractère instable des
représentations sociales et culturelles. L'Identité
cosmopolitique, c'est aussi savoir marcher sur les ruines de nos certitudes
tout en intériorisant les visions des autres.
Identité cosmopolitique ne veut pas dire
déracinement : le principe de l'inclusion additive pense le social, le
politique mais surtout le culturel à l'aide de catégories qui
peuvent se combiner, avec un caractère cumulatif. Ainsi, grâce au
principe d'inclusion additif qui domine, elle permet d'être
attaché au terroir et en même temps de participer et de sentir une
empathie globale. Elle permet de regarder les origines avec estime, mais sans
vénération, et de faire évoluer le sentiment
d'appartenance multiple sans rivalités. L'Identité cosmopolitique
signifie savoir redonner un sens au monde et aux contradictions culturelles.
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