B - L'urgence : une dérogation provisoire
à la règle
L'urgence peut s'entendre du « caractère d'une
situation ou d'un état de faits ou de droit susceptible de causer ou de
provoquer un préjudice irréparable ou difficilement
réparable s'il n'est porté remède à bref
délai ».269Habilitée par l'article 111 de
son règlement intérieur, « la Commission africaine a en
effet bâti et développé un régime juridique qui
techniquement a tout le moins sacrifié pleinement au paradigme de la
« culture d'urgence »270. Ce régime juridique
conduit à écarter provisoirement l'épuisement des recours
internes pour statuer sur la requête en mesure d'urgence. La
procédure d'urgence est de manière indirecte une
dérogation à la règle d'épuisement des recours
internes. Elle n'est mise en oeuvre que dans des circonstances précises
(1) et résulte sur l'édiction des mesures
provisoires (2).
1 - Les conditions d'admission de l'urgence
Deux conditions nécessaires sont requises pour admettre
la procédure d'urgence. D'une part, il faut qu'il y ait un cas
d'extrême gravité, et d'autre part, que dans cette situation il
existe un risque de préjudice irréparable. Ces conditions ont
pour fondement commun la prise en compte du danger qui menace un
intérêt ou un droit devant la longueur d'une procédure
ordinaire271
La procédure d'urgence est donc fondamentalement
préventive, même s'il est admis une urgence en réparation.
Elle vise à prévenir l'irréparable dans une situation qui
est actuelle.
269Guimdo Dongmo (B-R), le juge administratif
Camerounais et l'urgence, recherche sur la place de l'urgence dans le
contentieux administratif Camerounais, Thèse de Doctorat,
Université de Yaoundé II - Soa, 2004, p. 18.
270Flauss (J.F), « Notule sur les mesures
provisoires devant la Commission africaine des droits de l'homme et de peuples
» Revue Trimestrielle des Droits de l'Homme, n°55, 2003, p.
923.
271 Cossa (A), « L'urgence en matière de
référé », Gazelle du Palais, 1955, 2, Doc, p.46.
Cette procédure est typiquement dérogatoire
à la procédure normale qui écarte ainsi les règles
ordinaires gouvernant l'instance, notamment, le préalable
d'épuiser les voies de recours internes. Le plaignant qui l'invoque
attend de la Commission qu'elle prononce des mesures provisoires.
2 - La portée des mesures provisoires
La Commission a noté que « lorsqu'il est
allégé qu'un préjudice peut être causé
à la victime, elle agit très rapidement pour demander à
l'État de s'abstenir de prendre une quelconque action susceptible de
causer un préjudice irréparable jusqu'à ce qu'elle
détermine l'examen de l'affaire en profondeur ».272
Les mesures prises sont essentielles pour assurer une protection provisoire
liée à l'urgence. La Commission africaine a pris des mesures
provisoires portant pour la plupart sur des situations dans lesquelles il y
avait menace sur la vie ou/et sur l'intégrité physique des
victimes273. Statutairement, les mesures provisoires adoptées
par la Commission ne sont revêtues d'aucune force obligatoire. Tout au
plus sont elles assimilables à des recommandations274.
Après avoir pris ses mesures, la Commission peut
statuer par la suite sur la recevabilité de la communication au titre de
l'article 56(5) pour voir si le plaignant a tenté de recourir aux
juridictions internes. Si tel n'est pas le cas, rien n'empêche l'organe
de déclarer la communication irrecevable. Toutefois, lorsque les mesures
n'ont pas été respectées et c'est très souvent le
cas, le décès des victimes rend les recours internes forclos, la
procédure d'urgence est donc une dérogation provisoire à
l'article 56(5).
272Voir note, com.239/2001, Interrights (pour le
compte de José Domingno Sikunda) c. Namibie. 273Ibidem,
note 9, p.926.
274Lire à ce propos, Jean François
Flauss, op cit, p. 926-927.
CONCLUSION DE LA SECONDE PARTIE
Dans un souci de constance, de régularité et de
légalité, la Commission a été amenée
à apporter une définition substantielle à la règle
de l'épuisement des voies de recours internes. Il s'agissait d'une part,
de définir un certain nombre de critères fondamentaux à
l'application du principe. Parmi ceux-ci, un critère formel consistant
aux modalités du contrôle de l'épuisement des recours
internes et trois critères matériels inhérents au principe
et préalables à sa mise en oeuvre notamment la
disponibilité, la satisfaction et l'effectivité des recours
à épuiser. Il s'agissait d'autre part, à travers une
application flexible de la règle, de formuler de manière
indicative et non limitative les différentes exceptions au principe.
Celles-ci ont trait aussi bien aux circonstances exceptionnelles d'ordre
politique et juridique et qu'aux circonstances personnelles du
requérant. Cette définition fonctionnelle tient compte de la
spécificité du contexte africain en matière de protection
des droits de l'homme. Si elle guide la pratique de la règle par la
Commission, elle est néanmoins appelée à s'enrichir. Il
s'agit donc d'une définition en perpétuelle constitution à
travers laquelle la Commission travaille à garantir le meilleur de la
protection des droits de la Charte tant à l'interne qu'à
l'international.
CONCLUSION GENERALE
Il a été question dans cette étude de
rendre compte et d'analyser la façon dont la Commission africaine des
droits de l'homme et des peuples appréhende et applique la règle
de l'épuisement des voies de recours internes ? Au terme de cette
recherche, il y'a lieu d'affirmer, sinon de confirmer, que la pratique de la
règle se fait sous un double aspect.
D'une part, en se référant au droit
international coutumier et aux autres instruments internationaux de protection
des droits de la personne humaine, la Commission réaffirme les fonctions
traditionnelles de la règle. Il s'agit d'une simple opération
d'emprunt au cours de laquelle l'organe de Banjul se limite à
présenter lesdites fonctions de manière générale
sans en justifier les fondements. La référence que fait la
Commission au droit international général et au droit
international des droits de l'homme invite à revisiter ces disciplines.
Il se dégage alors que la Commission admet et réaffirme le
principe de la subsidiarité des organes internationaux de protection des
droits de l'homme dont le corollaire est la primauté des juridictions
nationales en matière de contentieux des droits humains. A travers ces
principes reconnus dans la jurisprudence de la Commission, la règle vise
à ménager la souveraineté des États, à
garantir l'effectivité des droits de la Charte dans l'ordre interne,
à préserver le rôle supplétif des juridictions
internationales, ainsi qu'a permettre la célérité du
règlement en évitant les contraintes auxquelles sont tenues de
telles juridictions dans un contexte particulier comme celui de la protection
des droits de l'homme.
D'autre part, bien qu'il existait également une
définition matérielle pourvue par le droit international
général et les autres mécanismes de protection des droits
de l'homme la Commission, s'est limité à s'en inspirer pour
élaborer par elle-même une définition substantielle de la
règle. Cette option se justifie par les particularités du
contexte africain, qui orientent à une interprétation
adaptée aux réalités des États africains
plutôt qu'une duplication artificielle d'un standard d'application
emprunté à d'autres systèmes. Cette définition
substantielle porte sur une édiction restrictive des conditions
d'application du principe et une énonciation extensible des exemptions.
Elle permet d'affirmer que la Commission procède de manière
systématique au contrôle de l'épuisement des recours
internes, lesquels doivent au préalable, être disponibles
satisfaisants et effectifs, au risque de voir le principe écarté
comme lorsqu'il est démontré des circonstances exceptionnelles
d'ordre politique et juridique, ou relative à la situation personnelle
du requérant.
Ainsi, au moyen d'une méthode de raisonnement
dialectique la Commission à déterminer la définition de la
règle de droit à la lumière du but poursuivi. Par cette
définition la Commission a soupesé de manière
concrète et détaillée les intérêts
opposés afin de mesurer la conformité de leurs effets respectifs
par rapport au but poursuivi. Une telle interprétation et application
pro victima laisse tout de même certaine critique. On lui reproche «
une acceptation assez généreuse des règlements
à l'amiable y compris sous déclaration unilatérale de
l'État défendeur ; alors que dans le contexte africain les
victimes sont dans une situation particulièrement vulnérable
».275
Cette construction jurisprudentielle d'une définition
fonctionnelle et matérielle de la règle a le mérite de
satisfaire au double souci d'une jurisprudence constante et d'une absence de
formalisme excessif dans l'application du principe. Elle constitue une
véritable ligne directrice. La jurisprudence de Banjul rend compte de ce
qu'« en interprétant et en appliquant la Charte africaine, la
Commission se fonde sur les précédents juridiques de plus en plus
nombreux créés par ses décisions prises sur presque quinze
ans environ ; elle doit également se conformer à la
Charte africaine, aux normes internationales des droits de
l'homme définies dans la Charte quicomprennent les
décisions et commentaires généraux des organes des Nations
Unies créés par
traités (article 60). Elle doit également
tenir compte des principes de droit définis par les États parties
à la Charte africaine et aux pratiques africaines, conformément
aux normes et critères internationaux (article 61)
»276.
A travers cette définition doublement dissuasive de la
règle, tant pour les plaignants que pour les États, la Commission
assure une protection préventive au seul seuil de la recevabilité
des communications. S'il est vrai que cette définition s'harmonise avec
l'ensemble de la pratique de la règle devant les autres
mécanismes de protection des droits de l'homme, il reste tout autant
vrai que ces mécanismes ont apporté des interprétations
évolutives de la règle qui devraient inspirer la Commission.
Rappelons par exemple à cette fin, que la Commission
interaméricaine a choisi de présumer l'épuisement des
recours internes, laissant aux États mis en cause le soin
d'évoquer la question.277Il y' a là un exemple qui
cadre bien avec le contexte africain où les systèmes judicaires
ont des sérieuses difficultés à garantir le droit à
un procès équitable.
Par ailleurs, bien qu'il semble que l'actuel attelage
Cour/Commission, et la future Cour africaine de justice et des droits de
l'homme et des peuples, ne devraient pas nécessairement
275Abdelgawad (E.L), « La Charte Africaine des
droits de l'homme », op cit, p.122-123.
276Com218/98 Civil Liberties Organisation, Legal
Defence Centre, Legal Defence and Assistance Projectc. Nigeria
277Guide pour comprendre et utiliser la Cour Africaine des
Droits de l'Homme, p. 52.
conduire à des revirements de jurisprudence quant au
contenu de l'épuisement des voies de recours internes tels
précisé par la Commission. Il est nécessaire que le
nouveau régionalisme africain de protection des droits de l'homme
à travers la force obligatoire de ces jugements, amène les
États à garantir la bonne administration de la justice. Ceci
suppose, qu'il ne devrait pas se limiter à défendre à tout
prix le statut quo. Mais plutôt, qu'il devra faire avancer la
jurisprudence des droits de l'homme en Afrique à travers des
interprétations évolutives de la règle. Autrement dit, il
devra être plus sensible à la précarité de la
situation des justiciables africains devant les violations de leurs droits par
les gouvernements.
Ce faisant, la règle procédurale de
l'épuisement des voies de recours internes, produira des effets
matériels et normateurs, par la médiation du juge national et
international, respectivement juge de droit commun et juge d'exception en
matière de droits de l'homme.
BIBLIOGRAPHIE
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