1.1.2.
La causalité indirecte
On parle de causalité indirecte lorsque
l'interprétation de l'événement décrit
explicitement dans P1 ne constitue pas la cause efficiente de l'effet
décrit dans P2. La cause directe est implicite. Ce type de juxtaposition
ne permet pas une interprétation aisée de la causalité.
Par exemple, les énoncés [2] sont ambigus :
2a. Enfin, le président eut l'idée d'un vote par
acclamation. Les bras se levèrent, [...] (Ge, p 241) ;
2b. Entré un des premiers, il (Jeanlin) avait
gambillé au travers de la cohue, enchanté de cette bagarre,
cherchant ce qu'il pouvait faire de mal ; et l'idée lui
était venue de tourner les robinets de décharge, pour
lâcher la vapeur. Les jets partirent avec la violence d'un coup de
feu [...] (Ge, p310) ;
2c. Mais un coup d'oeil lui a suffit, il s'est conduit en
homme du monde...
(Na, p.306).
En [2b], il n'est pas facile d'établir une relation
directe entre les bras qui se lèvent et l'idée d'un
vote par acclamation. Il est donc nécessaire d'inférer
d'abord une cause qui est implicite dans l'énoncé. En effet,
après avoir eu l'idée d'un vote par acclamation, il a fallu
exposer son idée à l'assistance pour que les camarades mineurs
puissent lever leurs bras pour voter. Il en est de même avec [2c]
où il faut que Jeanlin concrétise son idée par exemple, en
ouvrant les vannes pour que la conséquence : Les jets partirent
avec la violence d'un coup de feu, puisse avoir lieu. Pour qu'il y ait une
logique dans la déduction de la conséquence, il faut d'abord que
le co-locuteur infère la cause. Il s'agit, pense Danlos (2000 :
2), de la forme elliptique d'une chaîne causale plus longue ;
forme qui augmente la distance entre la cause et la conséquence. La
maxime de quantité qui veut que le locuteur livre une quantité
suffisante d'informations n'est pas respectée par ce dernier. La
causalité est ici indirecte ou sous-entendue.
Le sous-entendu représente toute information qu'un
énoncé véhicule, mais dont l'extraction du contexte
énonciatif est révélatrice de sens. Pour
Kerbrat-Orecchioni (1986 :36), les sous-entendus regroupent
les informations qui sont susceptibles d'êtres
véhiculées par un énoncé donné mais dont
l'actualisation reste tributaire de certaines particularités du
contexte énonciatif. Si un locuteur dit à son interlocuteur
adonné à la tabagie : Jacques a cessé de fumer, cette
phrase est un sous-entendu : tu devrais cesser de fumer, toi aussi.
Sur le plan énonciatif, l'expression de la
conséquence par la cause indirecte permet au locuteur de faire une sorte
d'économie dans son propos et oblige le co-énonciateur à
fournir plus d'effort dans le décodage du message. Economie qui opacifie
la pertinence du discours ; pertinence que Reboul et Moeschler
(1998 :91), perçoivent comme une question d'équilibre
entre efforts cognitifs et effets contextuels : plus
l'énoncé demande d'efforts cognitifs, moins il est
pertinent : plus l'énoncé produit d'effets contextuels, plus
il est pertinent. Moeschler et alii (2006 :245) renforcent cette
position en reconnaissant que l'augmentation de la distance sur une même
chaîne causale rend la connexion moins accessible et le jugement de
cohérence ou d'acceptabilité du discours négatif.
Zufferey (2007 : 259-260) va plus loin pour signaler que dans l'analyse
du discours, le connecteur assure juste la connexion entre deux
énoncés alors dans l'analyse de la pertinence :
Les connecteurs pragmatiques sont désormais
considérés comme des marques procédurales qui ont un
rôle à jouer dans le traitement des informations au niveau du
système central de la pensée, donc au niveau pragmatique. Ils
vont notamment servir à déterminer les effets contextuels de
l'énoncé et à faciliter le traitement de l'information en
minimisant les efforts cognitifs. En résumé, leur rôle
n'est plus de lier des éléments mais de guider
l'interprétation des énoncés en donnant des instructions
sur la manière de construire le contexte et de tirer des implications
contextuelles.
Ainsi avec les connecteurs, l'effort de traitement de
l'information est minimisé parce que, comme nous l'avons vu au chapitre
précédent, les connecteurs indiquent les informations à
connecter ainsi que les manières dont elles doivent être
traitées. Malgré cela, on note tout simplement qu'il s'agit d'un
choix de stratégie discursive qui se manifeste à travers la
disposition des énoncés qui, d'ailleurs, n'est pas gratuite comme
l'a déjà noté Eba'a (2003 :163). L'étude de la
juxtaposition dans l'expression de la causalité dévoile qu'il
existe entre la cause et l'effet une relation bien plus complexe que ce qu'on
voit habituellement.
Cependant en plus du contexte et de la connaissance du monde
qui favorisent une inférence causale ou consécutive, leur
interprétation est guidée par la prosodie et l'intonation, ce qui
amène Bonnard (1992 :310) à souligner que l'intonation
et la marque des deux points peuvent suffire à marquer une relation de
cause. Ces points lient deux phrases : l'apodose qui constitue la
partie ascendante et la protase, la partie montante ; et c'est la
protase qui exprime la conséquence. Pour vérifier cela, les
marques de ponctuations peuvent être remplacées par des
connecteurs consécutifs comme dans ces énoncés :
1a'. Son frère a volé si bien que / de
sorte qu'il est en prison.... ;
2c'. Mais un coup d'oeil lui a suffit,
et il s'est conduit en homme du monde...
Le constat fait montre que les connecteurs factuels semblent
mieux s'intégrer dans les énoncés traduisant une
causalité directe tandis que les connecteurs inférentiels
semblent s'adapter aux énoncés marquant une relation
inférentielle. Malgré l'intérêt que suscite cette
observation, nous ne pouvons pas nous attarder sur cet aspect de peur de diluer
l'objet de notre travail. Le locuteur préfère la forme
paratactique parce qu'elle est proche de la conséquence
inférentielle.
Parlant de la conséquence inférentielle, nous
avions vu que c'est le locuteur qui décidait de l'orientation à
donner à son propos, elle est subjective. La même conclusion peut
être tirée de la conséquence implicite. La juxtaposition,
en effet, permet au locuteur de faire une économie de son propos. Cette
économie le met à l'abri de tout jugement critique autre que
celui qu'il souhaite. Et, si son propos suscite une critique, il peut toujours
nier et se cacher derrière le sens littéral de son propos. C'est
donc à dessein que le locuteur choisit, pour certaines
énonciations, soit le connecteur inférentiel, soit la
juxtaposition des énoncés ; il évite ainsi les
connecteurs factuels qui donnent une certaine objectivité à son
énonciation et l'expose à une éventuelle contestation. Ce
cas peut être vérifié dans [1a], en effet, aux accusations
de la mère de Philippes, Nana peut toujours se défendre en
répliquant qu'elle n'a contraint personne ni à lui faire la cour
ni à lui promettre de l'argent. En assombrissant donc son message pour
échapper à toute critique du lecteur ou du co-locuteur, le
locuteur donne à son interlocuteur, peut-être sans se rendre
compte, les moyens de se défendre si d'aventure il se sent
indexé. De toutes les façons, l'énonciateur se trouve
être le meilleur bénéficiaire de la controverse autour de
la notion de vérité.
Du terme vérité on retient qu'il
représente la conformité de ce qu'on dit, de ce qu'on pense avec
ce qui est vrai. Il existe divers types de vérités :
philosophique, scientifique, littéraire, etc. Ce dernier aspect est
celui qui nous intéresse, la vérité littéraire est
le sens que le récepteur a d'un texte. A ce sujet, Barthes (1966 :
56) reconnaît qu'une oeuvre est un chef-d'oeuvre
non parce qu'elle impose un sens à des hommes
différents, mais parce qu'elle suggère des sens différents
à un homme unique, qui parle toujours la même langue symbolique
à travers des temps multiples : l'oeuvre propose, l'homme dispose.
Ainsi, le locuteur ou l'auteur écrit et l'allocutaire
ou le lecteur interprète. Dans le même esprit, Todorov
(1968 : 17) souligne que le sens du texte n'est pas unique comme la
lecture linéaire d'un texte : de gauche à droite et
de haut en bas, mais il est comme la lecture qui disjoint le contigu et
rassemble l'éloigné, qui constitue précisément
le texte en espace et non en linéarité. Le sens linéaire
d'un texte est unique, mais le texte n'a pas un sens référentiel
unique ; il (le texte) n'est plus la parole d'un individu, parce qu'il
échappe à son contexte d'origine. La fonction symbolique de la
langue donne à l'oeuvre une vie parce que la première permet
à la deuxième de s'intégrer dans chaque époque, et
même dans chaque contexte. Ceci peut faire croire que
l'auteur donne ainsi une licence dangereuse à la
surinterprétation et à la mésinterprétation,
c'est-à-dire à l'exercice intempérant d'un type
d'interprétation qui se croit tout permis, mais il s'agit d'une
liberté consciente. Pour comprendre l'oeuvre, le récepteur doit
la réinventer, mais en collaboration avec l'auteur ou
l'énonciateur. Il doit exister entre eux une sorte de connivence. C'est
pourquoi, pour mieux comprendre la position de Barthes, il faut aller en amont
pour examiner le point de vue d'Umberto (1965 : 25). L'auteur souligne en
fait que :
ici encore, « ouverture » ne signifie
pas « indétermination » de la communication,
« infinies » possibilités de la forme,
liberté d'interprétation. Le lecteur a simplement à sa
disposition un éventail de possibilités soigneusement
déterminées, et conditionnées de façon que la
réaction interprétative n'échappe jamais au contrôle
de l'auteur.
Ainsi, non seulement pour l'interprétation, l'auteur
laisse expressément dans le texte des indices et les vides à
remplir par l'interprète pour obtenir le sens de l'énoncé,
il a même l'opportunité de choisir la forme à donner
à son énoncé. D'ailleurs relèvent Todorov et
Bakhtine (1981 : 88), il n'y a pas de message tout fait, remis par A
à B. Il se forme dans le processus de communication entre A et B.
Ensuite il n'est pas transmis par l'un à l'autre, mais construit entre
eux comme un pont idéologique. Si nous convenons avec Barthes
qu'un texte possède plusieurs sens, il serait donc contradictoire de
penser que le locuteur a plusieurs intentions. C'est pour cela qu'il est
possible de dire que le sens de l'énoncé, c'est celui qu'en donne
le locuteur. C'est dans ce sens que Compagnon (1999 : 4) affirme que
l'oeuvre répond à la question : Quelle valeur à
ce texte ? En d'autre termes : quelle signification à ce
texte ? Or l'auteur dit que la signification désigne ce qui
change dans la réception d'un texte, c'est le lieu de toutes les
contingences qui caractérisent les différentes
interprétations faites sur un livre. Ce sens, le locuteur le dissimule
très bien à travers l'implicite, pour ce qui est de l'expression
de la conséquence. Et, pense Compagnon (1999 :1), le travail de
l'analyste consiste à vulgariser le vouloir-dire de l'écrivain,
c'est-à-dire son intention claire et lucide, seul
critère de validité d'une interprétation. Il est
possible de nuancer la position de Compagnon, en disant qu'il ne s'agira pas de
l'intension claire et lucide de l'auteur, mais d'une
interprétation jugée plus proche du vouloir-dire du locuteur,
tout ceci n'empêche toutefois pas Gary-Prieur (1999 :20) de
reconnaître que l'interprétation peut conduire à une
infinité de sens. Et Kerbrat-Orécchioni (2005 :81) de
souligner que le sens ne se donne pas à voir, il doit être extrait
de son enveloppe qui est la forme selon un processus complexe et
tâtonnant. Pour y parvenir, les co-locuteurs tout comme l'analyste
du discours doivent construire, à propos d'un segment donné
une hypothèse interprétative. Etant donc conscient de la
multiplicité d'interprétations que peut connaître un
énoncé, le locuteur veille sur la forme de son
énoncé. C'est dans ce sens que, souligne Nølke
(1993 : 32-33) :
le locuteur dispose en effet d'une gamme de moyens
linguistiques pour indiquer comment il faut interpréter son texte, et,
plus particulièrement, pour préciser quels sont les fils qui
tissent la toile qu'est le texte. On peut inventorier ces moyens. Il s'agit
notamment des anaphores, des isotopies, de la structure thématique, de
la structure polyphonique.
Autant d'éléments qui militent en faveur de
l'exploration de l'autre aspect de la causalité morphosyntaxique qu'est
l'apposition.
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