2.2.2. Estime de soi et crainte
Nous avons vu que l'estime de soi était un aspect du
sentiment moral, c'est-à-dire du sentiment qui fournit le mobile de la
moralité. Mais il reste à expliquer en quoi l'estime de soi peut
effectivement servir de mobile : en quoi possède-t-elle un
caractère motivant ? En d'autres termes, pourquoi serions-nous
motivés à agir par et conformément à la
représentation de la dignité de l'humanité dans notre
personne ?
Mais, tout d'abord, quels sont les différents types de
mobiles que nous
propose la théorie kantienne de la motivation ? Dans
les Fondements de la métaphysique des moeurs, Kant
établit une distinction entre deux espèces de mobiles, qui repose
sur l'opposition familière entre le pratique et le pathologique (voir
notre section 2.1.2). D'une part, il y a le sentiment pratique, unique en son
genre, à savoir le respect : « quoique le respect soit un
sentiment, ce n'est point
cependant un sentiment reçu par influence ;
c'est, au contraire, un sentiment spontanément produit par
un concept de la raison »126. Et, d'autre part, il y a les
sentiments pathologiques, qui reposent sur l'affection du
sentiment de plaisir et de peine comme faculté et qui constituent les
fondements de nos inclinations et de nos craintes (une crainte étant ici
définie comme le contraire d'une inclination, c'est-à-dire comme
une aversion) : en effet, le respect est « spécifiquement
distinct
de tous les sentiments du premier genre [le genre
pathologique], qui se rapportent à l'inclination, ou à la
crainte »127. On peut donc distinguer trois espèces
de
mobiles : 1/ l'espèce dont le respect est l'unique
représentant, 2/ les sentiments qui se rapportent à une
inclination pour tel ou tel objet et, enfin, 3/ ceux qui se rapportent à
une crainte pour tel ou tel objet. On remarquera que, de manière
particulière, les sentiments qui impliquent un sentiment de crainte
constituent des mobiles.
Kant range bien sûr le respect sous l'espèce du
mobile pratique, celle dont il est l'unique membre. Mais cette classification
rend problématique le caractère motivant du sentiment moral : on
ne comprend pas comment ce sentiment peut être un mobile s'il
échappe à la règle qui rapporte tous les mobiles à
une inclination ou une crainte, à l'exception d'un seul mobile, le
sentiment moral.
L'idée d'un sentiment sui generis, qui fait du
respect un mobile distinct de tous
les autres, peut paraître avoir été
forgée plus pour permettre à Kant de ne pas faire du respect un
sentiment pathologique que pour réunir le divers donné sous un
concept, puisque en l'occurrence le donné n'est pas divers mais unique.
Mais elle lui fait problème lorsqu'il veut montrer que le sentiment
moral a une force d'impulsion. Il semble donc que, si on veut rendre compte de
cette force du sentiment moral, il faille plutôt le rapporter à
l'inclination ou à la crainte. C'est ce que nous allons essayer de faire
brièvement. Ce faisant, nous continuerons à adopter une
perspective kantienne puisque, comme nous le verrons, Kant tend à avoir
recours à la notion de crainte lorsqu'il présente le respect ou
l'estime de soi comme motivants, même s'il rechigne à en utiliser
le nom pour ne pas en faire un sentiment pathologique.
Pour commencer, analysons avec Kant la notion de respect, dont
l'estime de soi constitue une forme particulière. Nous disions en
introduction que le respect était le sentiment d'une valeur. Mais c'est
toujours la valeur d'une
personne qui est reconnue dans le respect : « Le
respect ne s'adresse jamais qu'à des personnes
»128. En effet, le respect n'a jamais pour objet une chose
inanimée
ou même un animal, pour lequel nous ne pouvons avoir que
de l'indifférence ou, au mieux, une inclination ou une aversion non
respectueuse : « Les choses peuvent exciter en nous de
l'inclination, et même de l'amour, quand ce sont des
animaux (par exemple des chevaux, des chiens, etc.), ou encore
de la crainte, comme la mer, un volcan, une bête féroce, mais
jamais de respect »129. On dira
peut-être que, dans le respect pour la loi morale, ce qui
est respecté n'est pas une personne. En fait, ce qui est
respecté dans le respect pour la loi morale, c'est un
idéal, c'est-à-dire une intuition
particulière que l'imagination produit
conformément à une Idée rationnelle : «
Idée signifie proprement un concept de la
raison, et idéal la représentation de
quelque chose de particulier, considéré comme adéquat
à une idée »130. En l'occurrence, il s'agit d'un
idéal de perfection morale
produit en adéquation avec l'Idée de la loi
morale : c'est l'intuition représentant l'homme dont l'intention est
parfaitement conforme à la loi. A travers la loi, ce qui est
respecté, c'est la figure de Dieu, comme personne dont la volonté
est parfaite. De même, dans le respect de la dignité de
l'humanité dans sa personne, ce qui est respecté, c'est la valeur
d'une personne humaine idéale qui possède la vertu.
Mais, dans le respect, ce n'est pas simplement la valeur de
telle personne que je reconnais. C'est aussi sa valeur supérieure.
Souvenons-nous de ce que nous disions au sujet de l'humilité comme
ingrédient nécessaire du respect (voir notre section 2.1.1).
L'humilité entre dans la composition du respect
précisément parce que ce dernier est le sentiment de quelque
chose qui est supérieur à nous-mêmes et qui en tant que tel
nous rend humbles. C'est pourquoi, devant la supériorité d'un tel
« en qui je vois la droiture de caractère portée à un
degré que je ne trouve pas en moi-même, mon esprit
s'incline », de la même manière qu'un roturier s'incline
devant un noble pour lui faire remarquer la supériorité de son
rang. Dans le respect, mon esprit reconnaît la supériorité
en valeur de la personne que je respecte par rapport à
moi-même.
On voit dès lors que, de manière
générale, il y a « au moins » de «
l'appréhension » dans toute forme de respect : ainsi le respect
pour la loi kantien, en particulier, n'échappe pas à cette
condition, puisque Kant le désigne dans la Critique de la raison
pratique comme « ce respect pour la loi qui est lié
à
la crainte ou au moins à l'appréhension de la
transgresser »131. Dans le cas du respect de la loi, nous
redoutons de ne pas nous hisser à la hauteur de l'idéal
inaccessible de perfection morale que nous présente notre imagination.
D'autres exemples de respect révèlent le même
élément d' « appréhension ». Ainsi, dans la
reconnaissance de la valeur supérieure de telle personne, nous redoutons
de ne pas parvenir à hisser par nos actions notre valeur à la
hauteur de celle de la personne respectée. Dans le cas du respect pour
telle personne dont la valeur morale nous est supérieure, nous craignons
de ne pas réussir à imiter ce modèle parce que nous sommes
conscients de notre liberté et donc de notre capacité à ne
pas nous conformer à la norme que suppose cette valeur : « dans les
choses que nous estimons hautement, mais que pourtant nous redoutons (à
cause de la conscience de notre faiblesse), la facilité plus grande que
nous acquérons change la crainte respectueuse en inclination et le
respect en amour »132. Remarquons le groupe nominal «
crainte respectueuse » qui rapproche au sein d'une même
entité grammaticale les deux notions dont nous essayons de montrer que
l'une implique l'autre. Dans le cas de l'estime de soi, comme sentiment de
notre dignité d'homme, nous redoutons de ne pas nous élever
à la hauteur de cette dignité en agissant non pas
conformément à elle, mais contre elle. Certes, notre
dignité est la valeur de quelque chose que nous possédons et, de
ce fait, elle pourrait ne pas paraître supérieure à la
valeur morale de notre personne. Mais la dignité de l'humanité
est celle que lui confère la simple capacité à la
moralité, et non une pleine moralité de l'humanité, qui
constitue un idéal plus qu'un donné. L'estime de soi, comme forme
de respect (le respect de soi), doit donc bien comprendre une
appréhension.
Si l'estime de soi implique un sentiment de crainte, on comprend
alors
pourquoi l'estime de soi peut jouer un rôle de mobile dans
la vie morale. Un
mobile est précisément un sentiment qui fonde une
inclination ou une crainte : « toute inclination repose sur des
sentiments »133 et, pourrait-on ajouter, sur des
sentiments qui sont des mobiles. D'ailleurs, dans les exemples
de conduites morales où Kant nous fait voir l'agent comme animé
par une estime de soi, il rapporte ce mobile à une crainte : «
L'honnête homme frappé par un grand malheur qu'il aurait pu
éviter s'il n'avait pas manquer à son devoir » n'est bien
sûr pas motivé par l'amour de soi (la recherche du bonheur
personnel), mais est consolé par une certaine estime de soi : «
n'est-il pas soutenu par la conscience d'avoir maintenu et honoré en sa
personne la dignité propre à l'humanité, de
n'avoir point à rougir de lui-même et de ne pas
redouter le regard interne de l'examen de conscience ? »134.
Ici, le mobile de la moralité est bien l'estime de soi
comme sentiment de la dignité de l'humanité dans
sa personne. Et ce sentiment nous fait explicitement craindre de ne pas honorer
cette dignité comme elle l'exige.
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