2.2.3. Estime de soi et contentement de soi
L'estime de soi morale, en son sens subjectif toujours, peut
peut-être revêtir une dernière forme : celle qui correspond
à la bonne conscience de l'homme vertueux. Ce serait alors le sentiment
de la moralité de l'intention ou des intentions, et non plus celui de la
dignité de l'humanité dans sa personne. Il s'agit cette fois, non
tant d'une condition subjective de la moralité, antérieure
à la moralité, mais d'une modification du sujet qui a pour
condition la moralité, postérieure à la moralité.
On peut être surpris de rencontrer une estime de soi
fondée sur la moralité alors que nous avons
présenté jusqu'ici l'estime de soi
morale comme une condition subjective de la moralité,
à la fois comme condition de la réceptivité aux
concepts du devoir (voir nos sections 1.1 et 2.3) et comme mobile de la
moralité (voir notre section 2.2.1). Mais l'estime de soi est à
la fois le
moteur et la fin de la moralité, le principe et le
résultat de l'action morale. Comme mobile moral, elle est « le
principe déterminant subjectif de la volonté
»135,
lorsque celle-ci est déterminée par la loi de la
raison pure. C'est aussi la fin de l'action (morale) de l'honnête homme :
« Y a-t-il un homme, même moyennement honnête, à qui il
ne soit parfois arrivé de renoncer à un mensonge (...) par lequel
il pouvait se tirer lui-même d'un mauvais pas, ou bien même rendre
service à un
ami cher et méritant, uniquement pour pouvoir ne pas se
rendre secrètement méprisable à ses propres yeux ?
»136. Comme le montrent ces deux exemples
d'actions morales, la moralité consiste à agir
hors de toute fin fondée sur l'intérêt personnel (quitte
à se mettre dans « un mauvais pas »), et donc «
uniquement » pour se rendre estimable à ses propres yeux devant le
tribunal intérieur de la conscience, autrement dit, pour l'estime de
soi. Comme fin de l'action morale, elle en est aussi le résultat.
Nous appellerons ce sentiment d'estime de soi qui
résulte de la moralité le « contentement » de soi,
conformément à l'usage qui est fait de ce mot dans ce passage des
Fondements de la métaphysique des moeurs : « plus une
raison
cultivée s'occupe de poursuivre la jouissance de la vie
et du bonheur, plus l'homme s'éloigne du vrai contentement
»137. Mais on ne confondra pas ce
contentement avec la notion de bonheur telle que les
Stoïciens ont pu la concevoir, dont Kant élabore une critique
(voir infra). Il nous semble qu'on peut
135 CrPr, p. 695
136 CrPr, p. 714-715
137 Voir Fdts, p. 253
distinguer dans la doctrine kantienne au moins deux formes du
contentement de
soi : celui qui découle du fait d'avoir bien agi
ponctuellement et celui qui dérive de la possession de la vertu.
En effet, dans l'action morale ponctuelle, l'homme
éprouve un sentiment
de contentement de soi, cette « riche compensation aux
sacrifices qu'il consent »138, à savoir le sacrifice
de toutes ses inclinations contraires à la loi
morale. C'est que le jugement de la conscience est « un
fait inéluctable », et que nous ne pouvons que nous «
acquitter » dans l'action qui nous semble « conforme au devoir
», ou nous « condamner » dans l'action qui nous semble «
contraire au devoir », comme l'explique la Doctrine de la vertu,
introduction, paragraphe XII, « De la conscience ». La
conscience est en effet une faculté naturelle de l'homme : « la
conscience n'est pas quelque chose que l'on puisse acquérir (...) mais
tout homme, en tant qu'être moral, a en lui originairement une
telle conscience ». Car la conscience est définie par Kant comme
« la raison pratique remontrant à l'homme son devoir dans chaque
cas d'application d'une loi, pour l'acquitter ou le condamner ». On
objectera peut-être ceci : la conscience n'est pas une disposition
originaire de l'homme puisque certains hommes (par exemple le
scélérat) agissent de manière contraire au devoir et donc
n'en ont pas. Kant répond : « quand on dit : cet homme n'a
pas de conscience, on veut dire par là : il ne tient pas compte de
ses sentences ». Le fait que certains hommes transgressent leur devoir ne
prouve pas qu'ils n'aient pas de conscience pour leur indiquer leur devoir,
puisqu'il est possible de transgresser son devoir par surdité à
la voix, pourtant réelle, de la conscience. La conscience est bien ce
juge que nul n'élude. Or, ce jugement de la « conscience ne se
rapporte (...) pas à un objet mais seulement au sujet »,
c'est-à-dire qu'il affecte notre sentiment : « en affectant le
sentiment moral par son acte ». Et, dans le paragraphe de la
Doctrine de la vertu
concerné ici, le sentiment moral est « la
réceptivité au plaisir ou à la peine
provenant uniquement de la conscience de l'accord ou du conflit
entre notre action et la loi du devoir »139. Nul
n'échappe donc au plaisir ou à la peine qui
accompagne l'action jugée conforme ou contraire à
la loi.
Mais cette forme du contentement de soi, ce plaisir moral,
n'est pas encore l'estime de soi de l'homme pleinement vertueux. Le plaisir
moral n'est pas le sentiment dans lequel l'homme attribue une valeur à
sa personne tout entière. Mais la valeur morale d'une personne s'attache
plus à celui qui fait preuve d'une force morale générale
qu'à celui qui accomplit telle action particulière, car une
action particulière peut certes manifester une capacité en
exercice mais, tout aussi bien, une heureuse circonstance : telle action bonne
peut autant être le résultat de la vertu, comme capacité
à faire le bien, que celui d'une inclination coïncidant
heureusement avec le devoir. Ainsi, le fait d'avoir accompli une
action méritante ne peut suffire à conférer à
ma personne une valeur morale. Et le sentiment de plaisir moral que
j'éprouve dans telle action particulière conforme à la loi
ne constitue pas une estime de ma propre personne. L'estime de soi qui
résulte de la conscience de la moralité de ses intentions en
général, c'est plutôt le sentiment de sa propre vertu. Pour
se référer à un exemple, on pensera notamment au sentiment
où les Stoïciens faisaient résider le bonheur.
C'est en tout cas de cette manière que Kant
présente l'estime de soi dans la
Troisième proposition de l'opuscule Idée
d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique »,
lorsqu'il parle de l' « estime raisonnable de soi
»140 (ou
plutôt de l'estime de soi d'un être
raisonnable). L'estime concernée ici est celle à
laquelle l'homme aspire lorsqu'il « travaille à
s'élever jusqu'au point où, par sa
conduite, il devient digne de la vie et du bien-être
». Or, c'est souvent dans ces termes que Kant définit la vertu.
Souvenons-nous par exemple de la façon dont Kant présentait
l'état de celui qui est digne du bonheur dans la Première section
des Fondements de la métaphysique des moeurs : « la bonne
volonté paraît
constituer la condition indispensable de ce qui nous rend
dignes d'être heureux »141. L'estime de soi que
l'homme atteint par son travail lorsqu'il se rend
digne du bonheur est donc bien le sentiment de la possession de
la vertu.
Si cette estime de soi doit résulter de « ce qui
nous rend digne d'être heureux », elle ne peut pourtant pas
résulter du bien-être lui-même. Kant nous met en garde
contre la confusion opérée par le stoïcisme entre l'estime
de soi comme
sentiment de sa propre vertu et le bonheur : « Cette
consolation n'est pas le bonheur, elle n'en est même pas la moindre
partie »142. Le bonheur se définit
comme la satisfaction de toutes mes inclinations
réunies dans une somme. Mais l'estime de soi découlant de la
moralité n'est même pas la satisfaction d'un seul désir. En
effet, c'est elle qui s'éprouve dans le malheur causé par une vie
de devoir : « L'honnête homme frappé d'un grand malheur qu'il
aurait pu éviter, s'il
avait seulement pu manquer à son devoir, n'est-il pas
soutenu par la conscience d'avoir maintenu et honoré en sa personne
la dignité propre à l'humanité »143.
Elle
n'a donc dans ces conditions rien de désirable : «
Nul, en effet, ne souhaitera l'occasion de l'éprouver, ni
peut-être ne désirerait la vie à ces conditions
»144. Elle
est plutôt le sentiment d'un homme sans désirs :
« L'homme dont nous parlions ne vit plus que par devoir, et non parce
qu'il trouve le moindre goût à la vie »145.
141 Fdts, p. 251
142 CrPr, p. 715
143 CrPr, p. 715
144 CrPr, p. 715
145 CrPr, p. 715
Elle est plutôt un sentiment sans satisfaction : « Cet
apaisement intérieur est donc purement négatif, relativement
à tout ce qui peut rendre la vie agréable
»146.
Il s'agit sans doute d'un état psychologique
inaccessible pour l'homme étant donné l'imperfection de sa nature
: le sentiment de sa propre vertu n'est pas permis à l'homme parce que
la vertu parfaite n'est pas permise à l'homme : « La
vertu est toujours en progrès et pourtant elle
recommence toujours depuis le début »147. La
vertu parfaite, c'est la sainteté : l'état où la
volonté ne peut pas être
déterminée par des principes
dérivés des inclinations. Or, l'homme est par nature un
être sensible et, comme tel, il est affecté de penchants sensibles
qui peuvent toujours influencer la volonté. La sainteté et le
sentiment qui s'éprouve en elle
sont donc interdits à l'homme. Mais il n'en reste pas
moins que la vertu « est un idéal »148, dont il
faut faire la fin de sa vie morale. Mais, à tout le moins, l'estime
de soi doit jouer un rôle ultime d'idéal dans la
vie morale, celui d'une « riche compensation » ou d'une «
consolation » pour les sacrifices consentis par le Juste. Certes, on peut
se demander en quoi l'estime de soi réconforte l'homme vertueux qui
souffre du sacrifice des désirs que la loi morale terrasse
complètement, sans ne lui procurer aucune satisfaction. Kant nous la
présente comme une paix intérieure mais, au lieu de se
définir par l'absence de souffrance, cette ataraxie est une absence de
plaisir qui n'exclut pas la peine. Mais c'est la seule récompense que
peut garantir la moralité, puisque le plaisir coïncide avec la
satisfaction de nos inclinations et que la moralité contrarie les
désirs contraires à la loi.
146 CrPr, p. 715
147 DV, p. 694
148 DV, p. 694
|