2.3. Le rôle de l'estime de soi esthétique
dans la vie morale selon les derniers écrits.
Nous voudrions explorer dans cette section 2.3 la
dernière conception kantienne de la dimension subjective de la
moralité. Nous avons vu que l'estime de soi pouvait être
interprétée, à la lecture de la Critique de la raison
pratique, non pas comme distincte, mais comme concomitante avec le
respect, à la manière d'un moment ou d'un aspect introspectif du
même sentiment moral, dont le respect pour la loi serait l'aspect «
extraspectif ». Et, de ce point de vue, on peut assigner un rôle
à l'estime de soi dans la vie morale : le respect (de soi) sert de
condition subjective à la moralité en ce sens qu'il fournit son
mobile à la moralité. Cette fonction du respect est d'ailleurs
réaffirmée dans la Doctrine de la vertu, ouvrage
postérieur à la Critique de la raison pratique, signe
d'une profonde adhésion de Kant à cette conception du respect :
« le mobile moral », ce n'est rien d'autre que « la
représentation de la loi », laquelle s'incarne dans un sentiment de
respect devant « la dignité de la pure loi rationnelle », nous
dit Kant dans l'introduction de la Doctrine de la
vertu149.
Mais, comme nous l'avons vu à l'occasion de la question
de savoir si l'estime de soi était un devoir ou non, l'estime de soi
fait dans la Métaphysique des Moeurs l'objet d'une
présentation qui est absente des analyses de la Critique de la
raison pratique, puisqu'elle apparaît dans la Doctrine de la
vertu comme une des « Prénotions esthétiques qualifiant
la réceptivité aux concepts du devoir » , au même
titre que le sentiment moral, la conscience et l'amour du prochain. Comme
telle, elle apparaît certes à nouveau comme une condition
subjective de la moralité puisque ces qualités morales sont des
« conditions
subjectives de la réceptivité au concept
du devoir », des fondements subjectifs de
la vertu. Il y a donc une certaine continuité entre le
concept de l'estime de soi qui se manifeste dans l'introduction de la
Doctrine de la vertu et celui qui se manifestait dans la philosophie
critique. Mais s'agit-il vraiment dans celle-là de reprendre ou de
développer ce qui avait déjà été
évoqué dans celle-ci, à savoir de présenter
à nouveau le respect, et donc l'estime de soi, comme le mobile
moral ? La continuité dont nous parlions ne masque-t-elle pas en
réalité une rupture ? N'y a-t-il pas des différences
notables dans la manière dont Kant caractérise le respect
(de soi) entre les deux ouvrages ? On peut par exemple
être surpris de constater la différence entre l'unicité
du respect comme « unique mobile moral »150 dans
l'oeuvre critique, d'une part, et, d'autre part, la
pluralité des « prénotions esthétiques qualifiant la
réceptivité de l'esprit aux concepts du devoir », comme le
dit l'intitulé du paragraphe XII de l'introduction à la
Doctrine de la vertu ? On peut aussi être surpris de voir que,
tandis que la Doctrine de la vertu semble
distinguer le sentiment moral et le respect en leur consacrant
deux paragraphes distincts dans son introduction151, la Critique
les identifiait : « C'est pour cela
même que ce sentiment peut être aussi appelé
un sentiment de respect pour la loi
morale, mais, pour les deux raisons ensemble, on peut le
désigner sous le nom de sentiment moral
»152. On voit donc que l'enjeu de ce questionnement sur la
manière dont la présentation du rôle de
l'estime de soi a évolué dans la philosophie kantienne est de
taille : il s'agit de savoir comment sa conception de la motivation morale a
évolué entre la période critique et les derniers
écrits.
Malgré leur importance, il est difficile de
répondre avec certitude à ces questions à la seule lecture
des pages de la Doctrine de la vertu où elles sont
150 CrPr, p. 703
151 DV, pp. 681-686
152 CrPr, p. 699
traitées. Le paragraphe de l'introduction qui se
consacre aux « Prénotions esthétiques qualifiant la
réceptivité de l'esprit aux concepts du devoir en
général » est un court paragraphe, où Kant s'efforce
moins de préciser sa conception de la part subjective de la
moralité, que de montrer que les conditions subjectives qu'il y
présente, en tant précisément que subjectives, ne sont pas
des devoirs. Le sousparagraphe qui est consacré au respect et à
l'estime de soi est encore plus court. On peut sans doute se
référer à d'autres passages des écrits tardifs pour
essayer de former une idée plus sûre de la dernière
conception kantienne de la motivation morale, mais il ne s'agit que de passages
épars, qui ne peuvent fournir que des indications. Nous nous
contenterons donc ici, dans cet effort pour répondre à nos
questions, de formuler des hypothèses et de nouvelles questions.
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