2.3.1. Respect de soi et respect pour la loi
Notons d'abord que, comme dans la Critique de la raison
pratique, l'estime de soi est indissolublement liée avec le respect
pour la loi. Ainsi, lorsque dans le sous-paragraphe de l'introduction de la
Doctrine de la vertu intitulé « Du respect
», Kant entreprend de montrer que ce sentiment n'est pas un devoir, il
emploie indifféremment tantôt l'expression de « respect
envers soi-même », tantôt l'expression de « respect pour
la loi », comme si les deux étaient interchangeables. On rencontre
un exemple de cet usage indifférent dans la phrase suivante
déjà citée : « Mais on ne peut pas dire » de
l'homme « qu'il aurait un devoir de respect envers soi-même
car pour pouvoir penser ne serait-ce qu'un devoir en général, il
lui faut avoir du respect pour la loi qui est en lui-même
»153. Ce que Kant dit en substance ici, c'est que l'estime de
soi ne peut être un devoir parce qu'elle est présupposée
par la représentation de tout devoir. Mais, dans la lettre du texte, il
dit que c'est le respect pour la loi qui est présupposé. Le
respect
peut donc bien sous la plume de Kant servir de signe à
l'estime de soi. Et,
inversement, l'expression d' « estime de soi » pourrait
servir ici à désigner la notion de « respect pour son propre
être », évoquée au même sous-paragraphe.
Quelle interprétation philosophique peut-on donner
à cette analyse philologique ? Comment comprendre ce lien
insécable entre le respect de soi et le respect de la loi ? Il semble
que l'un et l'autre se confondent sous la plume de Kant. Ou, du moins, il
semble qu'ils constituent deux aspects d'une même réalité
subjective. C'est en tout cas l'interprétation à laquelle nous
conduit notre analyse de la Critique de la raison pratique, où
nous avons essayé d'expliquer pourquoi respect et estime de soi sont
contemporains de la production du sentiment moral. Rappelons ici que, dans son
chapitre sur la motivation morale, cette Critique montre comment c'est dans un
même mouvement que la loi morale produit un sentiment de respect pour
cette loi et en même temps qu'elle éveille en nous le
sentiment de notre dignité d'être raisonnables. C'est en nous
faisant prendre conscience de son action contraignante sur notre volonté
que la loi nous fait prendre conscience de notre personnalité libre et,
partant, de notre dignité.
Faut-il conclure de ce rapprochement entre estime de soi et
respect que la Doctrine de la vertu fait la même chose que la
Critique de la raison pratique, à savoir qu'elle les rapproche
pour en faire les deux aspects d'un même sentiment
moral, le « respect » des hommes « pour leur
haute destination », et pour faire de ce sentiment « le
véritable mobile de la raison pure pratique » 154 ? Dans ces
conditions, la Doctrine de la vertu attribuerait
à nouveau à l'estime de soi le rôle de mobile unique de
la moralité. On peut peut-être trouver une confirmation
de cette interprétation dans les raisons que Kant allègue pour
justifier la thèse selon
laquelle l'estime de soi (au sens esthétique) n'est pas un
devoir, raisons qui vont
être exposées dans la section 2.3.2.
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