2.3.2. Respect et représentation du devoir
Nous avons donné plus haut cette citation où
Kant réfute la thèse selon laquelle l'homme aurait « un
devoir de s'estimer lui-même » (voir notre section 2.3.1) : «
Mais on ne peut pas dire qu'il aurait un devoir de respect envers
soimême car pour pouvoir penser ne serait-ce qu'un devoir en
général, il lui faut avoir du respect pour la loi qui est en
lui-même ». Dans le même paragraphe, Kant souligne à
nouveau ce fait lorsqu'il objecte au respect de soi comme devoir
l'idée
que, « considéré comme devoir, il ne
pourrait être représenté que par le respect que
nous aurions pour lui »155. Ainsi, la raison qui réfute
le devoir d'estime de soi
réside selon Kant dans le fait que le respect est ce
par quoi, ou ce dans quoi, nous formons une représentation de notre
devoir, quel qu'il soit : pour se représenter la loi du devoir qui
s'applique dans telle situation, il faut respecter cette loi.
Comment comprendre ce rapport de condition à
conditionné entre le respect et la représentation des devoirs ? A
nouveau, le lien apparaît comme un lien de quasi-identité puisque,
dans de nombreuses formules, la représentation de la loi du devoir est
exprimée dans les termes du respect et inversement. Par
exemple, dans la Critique de la raison pratique, Kant
nous dit que la loi est « un objet du respect »156 : ne
désigne-t-il pas ainsi ce sentiment comme quelque chose
qui a, à la manière d'une représentation,
un contenu intentionnel (la loi morale) ? De même, lorsqu'il nous
présente « le mobile moral » comme « la
représentation de la loi », dans un passage de la Doctrine de
la vertu cité plus haut, ne désigne-til pas le respect dans
les termes de la représentation du devoir ? On peut sans
doute avoir à nouveau recours à la notion d'aspect
pour rendre compte du
caractère indissoluble du lien entre le respect
esthétique et la représentation rationnelle de la loi. Kant
nous y incite lorsqu'il procède à l'identification
suivante : « Le respect de la loi, qui subjectivement est
désigné comme sentiment moral, et la conscience de son devoir
sont une seule et même chose »157. Dans
cette perspective, le respect serait l'aspect subjectif ou
esthétique d'une réalité mixte, dont la
représentation intellectuelle du devoir serait l'autre aspect.
Mais, si le respect et la représentation de la loi du
devoir sont unis dans une même réalité, il semble qu'il
faille à nouveau, dans ce passage de la Doctrine de la vertu,
comprendre le respect comme le mobile de la moralité, et même
comme l'unique mobile moral puisque cet écrit identifie « la
représentation de la loi » et « le mobile moral
», comme nous le rappelions plus haut. A tel point que, si on veut
acquérir « la vertu (en tant que force morale) », il faut
passer par la « contemplation » de la loi : « cette
faculté est pourtant, en tant que force (robur),
quelque chose qui doit être acquis : en élevant le
mobile moral (...) par la contemplation (contemplatione)
de la dignité de la pure loi rationnelle »158. La
représentation de la loi ne fait qu'un avec le mobile
moral, tant et si bien que, si on veut développer une force morale, il
faut s'appuyer sur la force motrice de ce mobile et s'exercer à se
représenter la loi.
En tout état de cause, cette interprétation,
où le respect est uni à la représentation de la loi du
devoir et où cette représentation fournit à la
moralité son mobile, semble compatible avec la présentation qui
est explicitement faite, dans la Doctrine de la vertu, du respect et
de l'estime de soi comme condition de la réceptivité aux concepts
du devoir. En effet, cette « réceptivité de l'esprit
»
consiste dans une faculté de l'esprit « à
être affecté par les concepts du devoir »159 et à
éprouver l'affect ainsi éveillé sous la forme de quelque
chose qui relève de la sensation ou du sentiment. Or, pour que ces
concepts puissent produire un tel affect dans notre esprit, il faut sans doute
qu'ils soient représentés. Les conditions de la
représentation des concepts du devoir, à savoir le respect pour
la loi et l'estime de soi, sont donc aussi les conditions de la
réceptivité à ces mêmes concepts.
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