2.3.3. Le sentiment moral
Pourtant, le paragraphe XII de l'introduction de la
Doctrine de la vertu semble faire du « sentiment moral » un
véritable mobile moral (ou du moins un élément du mobile
moral), tout en distinguant ce sentiment moral du respect. Contrairement
à l'identification que pratiquait la Critique de la raison pratique
entre le respect et le sentiment moral comme unique mobile moral, ce
paragraphe XII disjoint les deux en leur consacrant deux sous-paragraphes bien
distincts. Faut-il en conclure que, tout bien considéré, la
théorie de la motivation morale proposée par Doctrine de la
vertu n'est pas celle où le respect constitue l'unique mobile de la
moralité ? Examinons le sous-paragraphe où il est question du
sentiment moral pour savoir si ce sentiment est bien donné ici comme
ayant une place dans la motivation de la bonne volonté.
Le sentiment moral se présente de deux manières
dans ce texte : d'une part, comme disposition à éprouver un
sentiment d'une certaine espèce et, d'autre part, comme le sentiment
éprouvé conformément à cette disposition. Tout
d'abord, que faut-il entendre par l'expression de « sentiment moral »
quand celleci désigne une disposition ? Il s'agit d'une «
réceptivité ». Qu'est-ce à dire ? Le terme de
réceptivité renvoie habituellement à la notion de
sensibilité chez Kant. Il
en va bien ainsi dans ce texte de la Doctrine de la vertu,
puisque les
dispositions qui qualifient la réceptivité dont
il s'agit sont dites « esthétiques ». La
réceptivité morale, c'est la faculté sensible de recevoir,
ou plutôt, d'être affecté par la représentation de
telle ou telle loi du devoir, de sorte qu'en résulte tel sentiment,
considéré alors comme moral. Plus précisément,
cette faculté « est la
réceptivité au plaisir ou à la peine
provenant uniquement de la conscience de l'accord ou du conflit entre notre
action et la loi du devoir »160, comme nous
l'avons vu plus haut. Et Kant nous fournit une
définition similaire du sentiment moral comme
réceptivité dans le même sous-paragraphe lorsqu'il
écrit : « nous avons une réceptivité du
libre arbitre lui permettant d'être mû par eux grâce à
la
raison pure pratique (et à sa loi), et c'est cela que
nous appelons le sentiment moral »161. Ainsi, « la
réceptivité de l'esprit aux concepts du devoir en
général »,
comme l'appelle l'intitulé de ce paragraphe XII, ce
n'est rien d'autre que le sentiment moral comme faculté. Or, de quelle
manière le sentiment moral comme réceptivité morale
peut-il être affecté par les concepts du devoir, sinon dans un
sentiment (comme état esthétique, non plus comme disposition) qui
doit jouer alors un rôle dans la motivation morale ? C'est en tout cas ce
que suggère la deuxième définition que nous avons
donnée de cette faculté, où elle est donnée comme
la tendance qui fournit son mobile à la volonté, au libre
arbitre, « en lui permettant d'être mû ». Dans ce texte,
c'est cette réceptivité, et non une quelconque disposition au
respect, qui est capable d'éprouver le sentiment qui (mêlé
à d'autres sentiments, comme nous le verrons) pourra servir de mobile
à la moralité.
Le sous-paragraphe que nous étudions propose
également une théorie du
sentiment moral comme état psychologique occurrent,
comme « état esthétique (l'affection du sens
interne) »162, et non plus comme réceptivité.
Nous allons voir
que cette théorie confirme notre conclusion
précédente concernant la motivation morale. Pour définir
ce sentiment moral (comme état psychologique), Kant commence en effet
par proposer une théorie de la motivation en général :
« toute détermination de l'arbitre va de la
représentation de l'action possible, à travers le
sentiment de plaisir ou de déplaisir qu'on ressent
à prendre un intérêt à cette action ou à
son effet, jusqu'à l'acte »163. Autrement dit,
pour que la volonté soit
déterminée à agir et passe à
l'acte, il faut qu'un sentiment de plaisir ou de peine soit
éprouvé devant la représentation de l'action
envisagée. Lorsque ce sentiment provient « uniquement » de la
conscience de la conformité ou de la nonconformité de l'action
envisagée à la loi du devoir, alors ce sentiment est moral
: « l'état esthétique » qui
résulte de la représentation de l'action possible « est
alors ou bien un sentiment pathologique ou bien un sentiment moral
(...), le
« premier » étant « le sentiment qui
précède la représentation de la loi, le second ce qui
ne peut s'ensuivre que de celle-là »164. Tel est donc le
sentiment
moral ici : le plaisir ou la peine produit seulement par la
représentation de la loi et celle de l'action possible.
Or, ce plaisir moral ou ce déplaisir moral (adjoints
à l'estime de soi ou à l'amour du prochain, nous le verrons)
déterminent la volonté comme des mobiles. De manière
générale, lorsque la représentation de l'action
considérée affecte le sens interne (comme susceptibilité
fondant le sentiment du plaisir ou de la peine, et non comme faculté de
perception), la manière dont ce sens est affecté
162 DV, p. 681
163 DV, p. 681
164 DV, p. 681-682
(« l'affection du sens interne ») consiste dans un
sentiment de plaisir ou de
déplaisir qui fonde « un intérêt
» ou un désintérêt pris à cette action. Comme
tel, ce sentiment constitue une force d'impulsion qui nous incite à
agir, à aller « jusqu'à l'acte » selon les
termes de notre sous-paragraphe (ou à fuir cet action dans le cas du
désintérêt). Il s'agit donc bien d'un mobile. Sans doute,
le plaisir et la peine ainsi suscités ne peuvent pas toujours être
considérés comme des mobiles moraux. Lorsque le sentiment
suscité par la représentation de l'action possible est
suscité en dehors de la représentation de la loi morale,
lorsqu'il « précède la représentation de la loi
», il n'est alors pas produit par cette représentation et reste un
sentiment pathologique, et non moral. Mais si le sentiment suscité par
la représentation de l'action est produit par la conscience de la loi et
que, plus précisément, il résulte de la conscience de
l'accord ou du conflit de l'action envisagée avec la loi, alors il
« ne peut s'ensuivre que de celle-là » et constitue bien un
sentiment moral. De manière particulière donc, dans la
détermination morale, lorsque nous éprouvons du plaisir devant la
conformité de l'action possible avec la loi, nous sommes
déterminés par ce mobile à agir selon cette loi ; et
lorsque l'action apparaît comme contraire à cette loi, nous
éprouvons de la peine et nous sommes déterminés par ce
mobile à ne pas accomplir cette action.
Ainsi, ce sous-paragraphe de la Doctrine de la vertu
ne pense pas le mobile moral de la même manière que la
Critique de la raison pratique, où l'unique mobile de la
moralité était présenté comme le respect. Le mobile
moral apparait plutôt comme le plaisir ou la peine qui accompagne la
représentation de telle action comme conforme ou contraire au devoir, et
le respect n'est que la condition de l'affection du sentiment moral comme
faculté d'éprouver ce plaisir ou cette peine. Cette conclusion
est confirmée par le fait que la Doctrine de la
vertu fait d'un certain plaisir une des deux formes
possibles du sentiment moral
comme mobile. Au contraire, la Critique de la raison
pratique excluait explicitement la présence d'un quelconque plaisir
dans le sentiment moral, où le sentiment de plaisir était
caractérisé comme nécessairement pathologique et donc non
moral : « Si ce sentiment de respect était pathologique, et si, par
conséquent,
c'était un sentiment de plaisir fondé sur le
sens interne, il serait vain de chercher à découvrir
une liaison entre ce sentiment »165 et la représentation
de la loi. Si bien
que le respect ne pouvait impliquer aucun sentiment de plaisir
: « Le respect est si
peu un sentiment de plaisir qu'on ne s'y
abandonne qu'à contrecoeur à l'égard d'un homme
»166.
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