2.3.4. L'amour du prochain
Il semble que Kant oscille entre deux positions dans la
Doctrine de la vertu. D'une part, une position où il reste
fidèle à la thèse du respect comme constituant le
mobile moral, dans un souci de ne pas menacer la pureté de la
détermination morale. D'autre part, une position où il sort de la
pure considération de la loi pour faire résider la
moralité subjective dans un respect auquel se mêlent d'autres
sentiments. Nous avons évoqué le sentiment de plaisir ou de
peine
résultant de la conscience de l'accord ou de la
non-conformité avec la loi. Nous pouvons aussi évoquer
l'exemple de « l'amour du prochain »167, qui est
présenté
dans la Doctrine de la vertu comme l'une des
conditions de la réceptivité morale : n'est-ce pas dire qu'il
s'agit là d'un sentiment participant à la détermination de
la bonne volonté dans l'accomplissement des devoirs envers autrui ?
L'amour du prochain ne fournit pas une condition de la
réceptivité à tous les concepts du devoir, mais seulement
aux concepts du devoir envers autrui. C'est
165 CrPr, p. 705
166 CrPr, p. 702
167 DV, p. 681
le pendant de l'estime de soi comme condition de la
réceptivité aux concepts du devoir envers soi-même : au
sujet du « respect pour son propre être », la
Doctrine de la vertu affirme que « ce sentiment (...) est le
fondement de certains devoirs, c'est-à-dire de certaines actions qui
peuvent se concilier avec le devoir envers soimême »168.
L'amour des hommes est donc dans la Doctrine de la vertu ce qui doit
s'éprouver pour que la représentation d'une action conforme ou
contraire au devoir envers autrui puisse être cause en nous de la joie ou
de la peine morale qui doit nous pousser à agir d'après ce
devoir. Il s'agit donc bien d'un sentiment qui se mêle au plaisir ou
à la peine pratique pour constituer le mobile de l'action morale dans
les cas où nous sommes obligés envers autrui.
L'exemple de l'amour du prochain est particulièrement
intéressant parce que, dans un texte contemporain de la Doctrine de
la vertu, intitulé La Fin de toutes choses, Kant
présente cet amour subjectif des hommes comme un mobile participant
à la détermination de la bonne volonté à
côté de la considération du devoir envers autrui :
« Dès qu'il s'agit non seulement de se représenter le
devoir, mais de lui obéir ; dès que l'on cherche le fondement
subjectif des actions (...), on trouve en fait dans l'amour, en tant
que libre acceptation de la volonté d'autrui parmi ses maximes, le
complément indispensable » au devoir ; « en effet, quand on
n'agit pas de bon coeur », c'est-à-dire par amour comme cause
subjective de l'action, on essaie d' « éluder la loi du devoir
» si bien « qu'on ne peut guère compter sur cette loi pour
servir de mobile sans le concours de l'amour »169. Ce passage
nous semble donc manifester particulièrement bien l'oscillation de Kant
entre les deux positions que nous avons indiquées concernant la
motivation morale. En effet, le respect comme sentiment exprimant la
représentation de la loi
est encore considéré comme mobile dans ce passage
: « Le respect, sans aucun doute est primordial », écrit
Kant170. Et quand il parle dans le même paragraphe de
« se représenter le devoir »171,
c'est au respect que l'on confierait cette tâche spontanément.
Mais il ne suffit plus à déterminer subjectivement la bonne
volonté : « dès qu'il s'agit non seulement de se
représenter le devoir, mais de lui obéir »,
c'est-à-dire d'agir, il lui faut le concours de l'amour.
|