2.3.5. La contradiction dans la moralité
Il est donc bien manifeste que Kant oscille, dans sa
théorie de la motivation morale, entre les deux grandes positions que
nous avons indiquées. La première position, disions-nous,
réduit le mobile moral à la considération de la loi, et
elle fait s'incarner la représentation de la loi dans le respect. Dans
cette perspective, l'estime de soi joue un rôle d'élément
entrant dans la constitution de l'unique mobile de la moralité. Cette
solution a l'avantage de préserver la pureté de la
détermination morale, dans laquelle « la loi morale
détermine immédiatement la volonté », selon les
termes déjà cités de la Critique de la raison
pratique. Mais elle a l'inconvénient de se heurter à
l'objection selon laquelle la représentation rationnelle de la loi, ou
même son alter ego subjectif, le respect pour la loi, ne peut suffire
à motiver un agent. Certes, Kant défend dans de nombreux passages
l'idée que la seule représentation de la loi morale suffit
à nous déterminer à agir : « la représentation
du devoir et en général de la loi morale, quand elle est pure et
n'est mélangée d'aucune addition étrangère de
stimulants
sensibles, a sur le coeur humain par les voies de la seule
raison (...) une influence beaucoup plus puissante que celle de tous les
autres mobiles »172. La
représentation de la loi est dans ce passage tellement
capable (cf. « puissante ») de
170 Fin choses, p. 322
171 Fin choses, p. 322
172 Fdts, p. 272
déterminer la volonté à seule (cf. «
quand elle est pure ») qu'elle est même un
mobile plus puissant que tous les autres mobiles. Mais, de
fait, lorsque Kant esquisse une théorie de la motivation morale,
comme dans la Doctrine de la vertu, il a recours à des
sentiments qui ne se confondent pas avec la représentation de la loi,
des sentiments qui ne se confondent même pas avec le respect pour la
loi.
La seconde position kantienne est précisément
celle qui fait participer à la détermination de la bonne
volonté les « stimulants sensibles » dont parle le passage que
nous venons de citer : c'est, par exemple, la satisfaction morale ou l'amour du
prochain. L'estime de soi apparaît sous ce jour comme un des sentiments
qui peuvent participer à la détermination morale : elle jouerait
notamment un rôle dans le cas de l'obligation envers soi-même.
Cette solution n'enlève pas toute influence au respect pour la loi, mais
elle l'intègre à un mélange dont il n'est plus qu'un des
ingrédients. Elle présente l'inconvénient de perdre la
pureté de la détermination morale, mais elle échappe
à l'objection selon laquelle toute volonté doit être
déterminée par des mobiles vraiment sensibles et selon laquelle
le respect ne correspond pas à un tel mobile, puisqu'il tend à se
confondre avec la représentation de la loi morale.
Nous voudrions ici essayer d'interpréter
philosophiquement cette hésitation de Kant. Nous voudrions indiquer
brièvement comment on pourrait rendre compte de cette oscillation entre
deux positions contraires en faisant une
lecture hégélienne de la moralité
effective comme contradiction, de la moralité comme « opposition
consciente »173. C'est la moralité elle-même qui
se présente,
sous son aspect subjectif d'état psychologique, à
la fois comme pure considération de la loi universelle et
comme sentiment pathologique fondant une inclination. C'est le
mérite de Kant d'avoir souligné comment la considération
de la loi morale
devait être au principe de l'action pour que celle-ci
puisse être morale. « Ceux qui
agissent », fait néanmoins remarquer Hegel, «
ont dans leurs activités des buts finis, des intérêts
particuliers »174. C'est dire que, dans toute action, les
agents sont
mus par des mobiles relatifs à des sentiments
pathologiques, et qu'ils agissent sous l'influence d'inclinations. La
moralité réelle, effective, suppose à la fois la
considération de la loi morale et un mobile purement sensible. Si la
moralité subjective ne consistait que dans le respect de l'exigence
morale, sans participation des sentiments, elle ne serait qu'une
insensibilité. Mais si elle ne consistait que dans des mobiles
sensibles, elle se confondrait avec la pure recherche du plaisir : elle ne
serait que sensualité. La moralité effective se situe
entre insensibilité et sensualité, dans une
médiation qui nous reconduit à la définition
aristotélicienne de la vertu comme « moyen terme
»175.
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