2.4. Estime de soi et sentiment du sublime
2.4.1. Le sentiment du sublime est une estime de
soi
Il nous apparaît manifeste que la conception kantienne
de la moralité sous sa forme subjective a évolué au cours
des années. La Critique de la faculté de juger constitue
sans doute un des jalons de cette évolution puisqu'elle présente
la moralité subjective sous une forme nouvelle par rapport à la
manière dont les Leçons d'éthique et la
philosophie critique la concevaient. Dans une lettre destinée à
un ancien étudiant, Johann Friedrich Reichardt, datée du 15
octobre 1790, donc après la publication de la Critique de la
faculté de juger, Kant revient dans ces termes sur ce qu'il a voulu
montrer dans cet ouvrage : « j'ai montré que la part subjective en
nous de la moralité, que le nom de `sentiment moral' ne permet pas
d'explorer, et dont les concepts objectifs de la raison, requis pour
174 Hegel (1987), p. 34
175 Aristote (1967), II, 6, 1107 a 8
émettre des jugements conformes à la loi morale,
ne permettent pas de rendre compte, est le goût »176.
Ce que fait ce texte au nom de la Critique de la faculté de
juger, ce n'est ni plus ni moins que d'identifier la
moralité subjective au goût. Les conditions «
esthétiques » de la moralité, selon l'adjectif
employé par la Doctrine de la vertu (voir notre section 1.1),
seraient donc esthétiques au sens large et au sens
étroit du terme : elles seraient affaire de sensation, mais aussi
affaire de goût. Or, comme D. Dumouchel le constate, Kant n'était
pas allé aussi loin dans ses
ouvrages précédents : « jamais il
n'était allé jusqu'à faire du goût la
`part subjective de la moralité' »177. Nous
voudrions, dans cette section 2.4.1, essayer
d'apporter quelques éléments pour
l'interprétation de cette identification énigmatique de la
moralité subjective et du goût, énigmatique puisqu'elle
semble lier deux domaines qu'on pourrait croire indépendants :
l'esthétique et la moralité. A cette fin, nous allons analyser le
rapport entre, d'une part, la notion d'estime de soi, dont nous savons que,
dans la Critique de la raison pratique, elle ne fait qu'un avec le
sentiment moral (voir notre section 2.21) et, d'autre part, le sentiment du
sublime, qui bien sûr relève du goût. Plus
précisément, il s'agira d'essayer de montrer que, lorsque nous
éprouvons le sentiment de la sublimité de quelque chose, nous
éprouvons aussi un sentiment d'estime de soi et que, inversement,
lorsque nous éprouvons un sentiment d'estime de soi, nous
éprouvons aussi un sentiment du sublime. Nous en tirerons ensuite nos
conclusions concernant le rapport du goût et de la moralité
subjective.
Dans un premier temps, donc, nous voudrions montrer que, dans
le
sentiment du sublime, nous éprouvons un sentiment
d'estime de nous-mêmes : « sans sentiment moral, il n'y aurait
rien de beau ni de sublime pour nous »178.
176 Correspondance, p. 446-447
177 Dumouchel (2000), p. 114
178 Correspondance, p. 446-447
Pour ce faire, rappelons ce que dit Kant au sujet du sublime dans
la Critique de la
faculté de juger. L'Analytique du sublime
divise la notion de sublime en deux espèces. Il y a d'une part le
sublime mathématique et, d'autre part, le sublime dynamique. Nous allons
voir que l'un et l'autre s'accompagnent d'un sentiment d'estime de soi.
Commençons par le sublime mathématique. Celui-ci
est défini par Kant comme « ce qui est purement et simplement
grand »179, comme ce qui est
absolument grand, par opposition à ce qui est grand
relativement ou
comparativement à autre chose. D'où cette
nouvelle définition du sublime mathématique : « est
sublime ce en comparaison de quoi tout le reste est petit
»180.
Mais, dans ces conditions, il n'y a rien dans la nature qui
soit absolument grand : rien de ce qui peut être objet des sens n'est
absolument grand. Donc, si le sublime, l'absolument grand n'est pas dans la
nature, c'est-à-dire si le caractère de la sublimité
n'appartient à aucune des choses pouvant devenir des objets des sens, la
sublimité doit appartenir à un certain état psychologique,
une certaine disposition de l'esprit. Quels sont les caractères de cette
disposition ? Pour répondre à cette question, Kant va chercher
à savoir comment l'état d'esprit en question est produit dans
l'esprit.
Selon Kant, cette disposition doit se produire lors de
l'estimation esthétique de la grandeur d' « objets », non pas
absolument grands (il n'y en a pas dans la nature), mais si grands que l'effort
pour estimer esthétiquement leur grandeur doit échouer. En effet,
on peut distinguer deux espèces de l'évaluation de grandeurs :
celle qui se fait par des nombres et qui « est d'ordre mathématique
» et « celle qui a lieu dans l'intuition » et qui « est
d'ordre
esthétique »181. Et, pour
déterminer par intuition la grandeur (quantum) de quelque
chose, pour qu' « un quantum soit saisi intuitivement par l'imagination
», il faut que celle-ci mène « deux opérations » :
la première, qui consiste dans « l'appréhension
» des parties de la chose ; la seconde, qui consiste dans « la
compréhension » de ces parties visant à les
réunir en un tout182. Or, la seconde opération, le
travail de compréhension des parties de l'objet par l'imagination, ne
peut être achevée et doit échouer devant certains objets,
car « il y a dans la compréhension un maximum que l'imagination ne
peut dépasser » lorsqu'on essaie de saisir une grandeur
intuitivement, ce maximum étant « la mesure esthétique
fondamentale la plus grande dans l'évaluation de la grandeur
»183. Ainsi, l'imagination peut ne pas parvenir à
estimer intuitivement la grandeur de quelque chose.
Puisque nous devons chercher comment la disposition d'esprit
sublime est produite dans l'esprit, il faut chercher ce qui se produit dans
l'esprit lorsque l'évaluation esthétique entreprend de saisir la
grandeur d'objets si grands que l'imagination ne peut parvenir à
réunir dans un tout les parties saisies par l'appréhension
imaginative. Pour ce faire, on peut mener une expérience de
pensée qui consiste à considérer dans l'intuition une
chose particulière dont la grandeur est inestimable pour, ensuite,
constater ce qui se produit dans notre esprit lors de cette contemplation.
Prenons, par exemple, la seule chose qui soit littéralement
considérable (du latin sideris, les astres, le ciel), à
savoir la Voie lactée.
Lorsqu'on considère la Voie lactée,
l'imagination mène une double opération, nous l'avons vu : elle
cherche à l'appréhender, mais aussi à la
181 CJ, p. 1018
182 CJ, p. 1019
183 CJ, p1019
comprendre (au sens esthétique du terme),
c'est-à-dire qu'elle « cherche toujours à
réunir les parties » ou les représentations
« successivement saisies par
l'appréhension (...) en une représentation
unique, qui comprenne toutes les représentations partielles
antérieurement »184 saisies dans l'appréhension.
Mais,
dans le cas particulier de la Voie lactée comme grandeur
inestimable, l'imagination ne peut parvenir au but de l'opération de
compréhension. Pourtant,
elle cherche à y parvenir. Or, cet effort de
l'imagination « pour progresser vers l'infini » manifeste la
« présence en nous d'une faculté suprasensible
»185, celle
qui consiste à « concevoir la totalité
absolue des conditions (l'infini) (...) comme
donnée dans une intuition », « de le concevoir
[l'infini] comme donné dans une intuition suprasensible
»186. En effet, l'imagination ne pourrait pas faire cet
effort
si nous n'étions pas capables de concevoir l'infini
comme donné dans une intuition suprasensible. Ainsi, l' «
inadéquation » de l'imagination qui se manifeste dans son effort
pour parvenir à la représentation comprenant toutes les
représentations partielles de la chose, « suscite
le sentiment en nous d'une faculté suprasensible
»187. Tel est le sentiment du sublime mathématique :
c'est le
sentiment (de la présence en nous) de cette
faculté suprasensible qui est suscité par la contemplation d'un
objet que notre imagination cherche vainement à comprendre
esthétiquement.
Or ce sentiment d'une faculté « supérieure
aux sens », suprasensible, n'est autre que le sentiment de « notre
destination supérieure » et, comme tel, c'est un
sentiment de respect : « Le sentiment du sublime dans la
nature consiste en un respect pour notre propre destination
»188. Et, en tant que respect de quelque chose
184 Barni (1850), p. 91
185 CJ, p. 1017
186 Barni (1850), p. 91-92
187 CJ, p.1017
188 CJ, p. 1027
propre à la nature humaine (sa destination), il s'agit
d'un sentiment de respect de
soi, d'une estime de soi. Le paragraphe 12 de la Doctrine
de la vertu donne le nom même d' « estime de soi » au
sentiment du sublime dans le passage déjà cité
où Kant parle du « sentiment de la sublimité
de sa destination, c'est-à-dire l'élévation de
l'âme (elatio animi) comme estime de soi-même
»189.
Examinons maintenant l'autre espèce du sublime
identifiée par Kant, à savoir le sublime dynamique, et analysons
le sentiment du sublime correspondant. Kant définit ainsi le sublime
dynamique de la nature : « La nature, considérée
comme une force dans le jugement esthétique, est
sublime dynamiquement lorsqu'elle est sans pouvoir sur nous
»190. Le sentiment du sublime (au sens
dynamique du terme) est ainsi le sentiment que nous
éprouvons devant le spectacle de la puissance de la nature et, plus
particulièrement, devant le spectacle d'une force naturelle très
puissante, bien supérieure à notre force physique, à
laquelle nous ne pouvons résister, mais qui est sans pouvoir sur nous
(si la nature puissante est susceptible de nous porter atteinte, le sentiment
éprouvé n'est que pure peur). C'est par exemple le sentiment que
je peux éprouver devant le « surplomb audacieux de rochers
menaçants, des nuées orageuses s'amoncelant dans le ciel et
s'avançant parcourues d'éclairs et de fracas, des volcans dans
toute
leur violence destructrice, des ouragans semant la
désolation, l'océan sans limites soulevé en
tempête, la chute vertigineuse d'un fleuve puissant, etc.
»191. Dans la
contemplation d'un tel spectacle, nous éprouvons donc
le sentiment de notre infériorité physique. Mais, « le
caractère irrésistible de » la « force » de la
nature qui se manifeste dans le spectacle du sublime dynamique « nous
révèle en même temps une faculté de nous juger
indépendants par rapport à cette force irrésistible,
189 DV, p. 725
190 CJ, p. 1030
191 CJ, p. 1031
ainsi qu'une supériorité sur la nature
»192. Tel est le sentiment du sublime, au sens dynamique du
terme. Il s'agit à nouveau de la « conscience du caractère
véritablement sublime de sa destination, » (celle de «
l'esprit » humain), « supérieure même à la nature
»193. Et ce sentiment de notre valeur revêt bien
sûr la forme de l' « estime de soi »194, selon les
mots mêmes de la Critique de la faculté de juger.
On objectera peut-être que le sentiment du sublime
dynamique, tel qu'il est conçu par Kant, apparaît comme le
sentiment de quelque chose d' « effrayant »195,
comme le concède le début du paragraphe 28 de la Critique de
la faculté de juger. Aussi, Kant semble faire de ce sentiment une
sorte de crainte, ce qui semble contredire notre expérience du sublime,
dans laquelle le spectacle offert se donne comme « attirant
»196. Mais cette crainte ne peut pas être une peur, une
« crainte sérieuse »197. Par exemple, «
l'homme vertueux craint Dieu sans en avoir peur parce que vouloir
résister à Dieu et à ses commandements ne lui
apparaît nullement un cas envisageable »198. Ainsi,
devant un objet dont la force m'est supérieure, mais qui ne se donne pas
comme quelque chose auquel j'aie à résister, j'éprouve un
sentiment d'effroi, mais je ne suis pas terrorisé par son
caractère effrayant. On a donc eu tort de présenter le sentiment
du sublime comme une peur « que causerait l'idée d'un dieu
manifestant par là », c'est-à-dire dans le spectacle des
forces déchaînées de la nature, « sa puissance et sa
colère »199. Et Kant répond à cela que le
sentiment du sublime n'est pas un sentiment de peur, mais un sentiment de
respect ou d'estime de soi : c'est le sentiment de la destination
192 CJ, p. 1032
193 CJ, p. 1032
194 CJ, p. 1032
195 CJ, p. 1030
196 CJ, p. 1031
197 Barni (1850), p. 96.
198 CJ, p. 1030-1031
199 Barni (1850), p. 97
supérieure de l'homme, laquelle ne peut être en
effet, pour l'homme, qu'un objet
d'estime.
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