2.4.2. L'estime de soi est un sentiment du sublime
La Critique de la raison pratique évoque, nous
l'avons vu plus haut, le cas de « la divinité qui
s'élève sublimement au-dessus de toute dépendance ».
Et, quelques pages plus loin, la même Critique affirme que « la pure
loi morale même (...) nous laisse pressentir la sublimité de notre
propre existence suprasensible, et que, subjectivement, elle produit chez les
hommes, qui ont en même temps conscience de leur existence sensible et de
la dépendance qui en résulte par
rapport à leur nature affectée dans cette mesure
très pathologiquement, du respect pour leur haute destination
»200. Citons encore la Critique de la raison pratique
:
« l'idée de personnalité, qui éveille
le respect (...) nous manifeste la sublimité de notre nature
(considérée dans sa destination) »201. A travers
toutes ces
caractérisations du sentiment que suscite l'action de
la loi morale sur la volonté, on voit que, dans ce sentiment, quelque
chose de proprement sublime se manifeste à la conscience via
l'élévation de la volonté au-dessus de toute
dépendance à l'égard des influences de l'inclination. Nous
essaierons dans cette section de comprendre pourquoi le sentiment de l'estime
de soi qui s'éprouve dans la détermination de la volonté
par la seule loi morale, s'accompagne du sentiment du caractère sublime
de quelque chose, et nous essaierons de déterminer par là
même ce qui peut se manifester comme sublime dans ce sentiment.
Une des citations données au paragraphe
précédent rappelle que l'estime de soi que suscite la
détermination de la bonne volonté, est liée au sentiment
de notre destination suprasensible, ou encore de notre existence «
suprasensible ».
Est-il légitime de parler de l'estime de soi dans ces
termes ? Si oui, le sentiment
de notre existence suprasensible est-il relié aussi au
sentiment de la sublimité de notre existence ?
Tout d'abord, justifions la qualification de suprasensible
attribuée (sous certaines conditions) à l'existence humaine.
Selon une distinction kantienne célèbre, on peut distinguer les
phénomènes et les choses en soi, puisque « les
représentations des sens (...) ne nous font connaître les objets
que comme ils nous affectent » (comme phénomènes), de telle
sorte que ce qu'ils peuvent être en soi nous reste inconnu » (ce
qu'ils peuvent être comme choses en soi), et que par suite
« nous ne pouvons arriver qu'à la connaissance des
phénomènes, jamais à celle des choses en
soi »202. En bonne conséquence, « il faut
reconnaître et supposer
derrière les phénomènes quelque chose
d'autre encore qui n'est pas phénomène, à savoir les
choses en soi »203, puisque, comme l'a établi la
préface de la deuxième
édition de la Critique de la raison pure, pour
qu'il y ait apparence phénoménale, il faut supposer l'existence
de quelque chose qui apparaît et qui fonde l'apparition de ce qui
apparaît. Aussi faut-il dire que les choses peuvent être
envisagées sous deux aspects : d'une part, en tant qu'elles nous
affectent et qu'elles se font ainsi connaître à nous dans les
représentations de nos sens, en tant que phénomènes donc,
mais aussi, d'autre part, telles qu'elles existent pour elles-mêmes
indépendamment de toute possibilité d'expérience, en tant
que choses en soi. Et, si on considère ces deux espèces de choses
comme totalités de ce qui existe, c'està-dire comme mondes, il
dérive de là « nécessairement une distinction »
entre
deux mondes, « un monde sensible » (celui
des phénomènes) et « un monde intelligible
»204 (celui des choses en soi). Appliqué à
l'homme, le principe de cette
202 Fdts, p. 321
203 Fdts, p. 321
204 Fdts, p. 321
distinction permet de distinguer l'homme phénoménal
et l'homme nouménal : «
pour ce qui a rapport à la simple perception et à
la capacité de recevoir les sensations, il doit se regarder comme
faisant partie du monde sensible, tandis que,
pour ce qui en lui peut être activité pure (...),
il doit se considérer comme faisant partie du monde
intelligible »205. En tant que phénomène,
son existence est bien
sûr purement phénoménale et, en tant qu'il
est soumis aux lois de la nature, sa volonté est
hétéronome. En tant que chose en soi, son existence peut
être dite « intelligible » ou « intellectuelle » et,
en tant qu'il est sous ce rapport soumis à des lois émanant de sa
propre raison, sa volonté est autonome. Il est donc légitime de
parler d'existence suprasensible de l'homme.
Mais l'estime de soi produite par la pure
représentation de la loi morale est-elle liée à la
conscience de notre existence intelligible ? Nous avons vu que l'estime de soi
ainsi définie n'était autre que le sentiment de la valeur que
nous conférait notre personnalité (voir notre section 2.2.1). Or,
dans la définition que nous donnions alors de la notion de
personnalité, celle-ci apparaissait indissolublement liée
à la notion de liberté (au sens d'indépendance mais
aussi d'autonomie). Rappelons en effet l'entame de cette définition
: « la personnalité, c'est-à-dire la liberté
». Ainsi, ce n'est qu'en tant que l'homme est envisagé du point de
vue de son existence suprasensible, qu'il peut être
considéré comme doté d'une personnalité, puisque,
nous le disions, c'est sous cet aspect que la volonté humaine peut
être jugée libre et que la personnalité est liée
à la liberté : « la personne », c'est-à-dire
l'être doué de personnalité au sens de liberté,
est
« soumise à sa propre personnalité, pour
autant qu'elle appartient en même temps au monde intelligible
»206 On voit, dès lors, comment l'estime de soi
qu'inspire la
loi morale peut se comprendre comme associée au sentiment
de notre existence
suprasensible, puisque c'est en tant que l'être humain
est considéré comme ayant une existence suprasensible qu'il
s'apparaît à lui-même comme doué de
personnalité (au sens kantien du terme) et de valeur interne.
Mais ce mode particulier d'existence ne manifeste-t-il pas une
certaine sublimité ? Dans le chapitre précédent, nous
avons vu que le sentiment du sublime (au sens dynamique comme au sens
mathématique du terme) se ramenait au sentiment de la
supériorité de notre destination suprasensible ou de notre
existence suprasensible. L'estime de soi, comme sentiment éprouvé
devant notre existence intelligible, apparaît bien alors comme lié
au sentiment de la sublimité de notre destination supérieure.
Au terme de cette double analyse, nous pouvons bien dire que,
dans l'estime de soi comme sentiment de la dignité de notre
personnalité, nous éprouvons le sentiment de la
supériorité de notre destination comme sentiment du sublime et
que, dans le sentiment du sublime, nous éprouvons aussi le sentiment de
la supériorité de notre destination suprasensible comme estime de
soi. Nous avons donc dégagé une double implication : le sentiment
du sublime implique l'estime de soi et l'estime de soi implique le sentiment du
sublime. Nous interprétons cette double implication comme le signe d'une
identité entre les deux sentiments: derrière les deux
formulations possibles se révèle le même sentiment de notre
destination suprasensible ou supérieure. Or, c'est ce même
sentiment que la Critique de la raison pratique désignait, sous
le nom de sentiment de notre personnalité, comme le sentiment moral,
celui qui sert de mobile à la moralité. On comprend dès
lors pourquoi la lettre à Reichardt peut ramener la moralité
subjective au goût. Si, en effet, on ramène la part subjective de
la moralité au seul
sentiment moral, comme sentiment de la sublimité de
notre destination, et qu'on fait de ce sentiment une affaire de goût, il
ne reste plus qu'à réduire la moralité subjective à
ce sentiment. La Critique de la faculté de juger semble donc
enrichir la conception kantienne du sentiment moral en lui ajoutant une
détermination supplémentaire : sentiment de respect pour la loi
morale supérieure, mais aussi estime de la supériorité de
notre destination, et enfin sentiment de la sublimité de cette
même destination.
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L'estime de soi, comme sentiment de la destination sublime de
la nature humaine dans sa propre personne, nous fait prendre conscience de la
« plus grande perfection morale » à laquelle nous devons
tendre, à savoir le souverain bien, la vertu mêlée au
bonheur : « La volonté de Dieu n'est pas simplement que nous soyons
heureux, mais que nous nous rendions heureux »207. La
destination finale du genre humain, ce n'est pas seulement le bonheur, mais ce
qui nous rend digne du bonheur, i.e. la vertu. Or, par quel moyen
l'espèce humaine peut-elle faire chemin vers cet idéal de
perfection ? La réponse de Kant est sans équivoque : «
l'éducation » et « rien d'autre ! »208. Nous
allons nous intéresser dans la partie suivante à
l'éducation morale et au rôle que peut y jouer l'estime de soi.
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