3. L'éducation morale
3.1. La culture de l'estime de soi
Nous n'avons pas le devoir de produire en nous un sentiment
d'estime de nous-mêmes parce que les conditions subjectives qui nous
rendent sensibles à l'action des concepts du devoir sont des «
dispositions (...) naturelles » 209 et qu'il ne dépend donc pas de
nous de les avoir ou non. Mais ce qui dépend de nous, c'est de les
entretenir et de les fortifier, en nous-mêmes ou chez autrui. C'est
même un devoir que de développer le « sentiment moral »
: « l'obligation peut uniquement consister à le cultiver
et à le fortifier en allant jusqu'à admirer son origine
insondable »210. Or, l'affirmation de ce devoir et de cette
possibilité ouvre la voie à des considérations qui
intéressent la théorie de l'éducation morale. Si, en
effet, on peut développer le sentiment de l'estime de soi
éprouvé devant la loi morale et si ce sentiment est lié au
respect qui constitue le mobile moral, n'est-il pas de la plus haute
importance, dans le cadre d'une éducation morale, de chercher à
cultiver l'estime de soi chez les jeunes âmes ? La pédagogie
doit-elle donc enseigner l'estime de soi ? Pour le savoir, tournons-nous vers
la « Méthodologie de la raison pure pratique » de la
Critique de la raison pratique, où Kant se demande quel est
l'ensemble des moyens à employer pour « donner aux lois de la
raison pure pratique un accès dans l'esprit humain »,
c'est-à-dire les lois morales, « de l'influence
»211 sur la volonté et produire ainsi chez
l'éduqué une volonté bonne.
Ce chapitre confirme que l'estime de soi joue un rôle
dans la motivation morale puisqu'elle est présentée ici comme
facilitant à la loi morale son accès
209 CrPr, p. 681
210 DV, p. 682
211 CrPr, p. 789
dans l'esprit humain. En effet, « la loi du devoir, par la
valeur positive que
l'obéissance à cette loi nous fait sentir, trouve
un accès plus facile, grâce à ce respect pour
nous-mêmes »212 parce que, si « ce respect
pour nous-mêmes dans la
conscience de notre liberté (...) est bien établi
», alors « l'homme ne craint rien de
plus que de se trouver », lorsqu'il se soumet à
l'examen de son juge intérieur, « vil et condamnable à
ses propres yeux »213. Ainsi, l'estime de soi, si elle est
bien
établie, constitue une disposition stable à
respecter la liberté qui entre dans la composition de notre nature et la
dignité qu'elle nous confère. Et cette disposition impliquerait
une disposition à craindre et avoir de l'aversion pour les actes qui
nous rendraient méprisable à nous-mêmes puisque, nous
l'avons vu, l'estime de soi kantienne implique dans son essence l'«
appréhension » de se rendre méprisable à soi par ses
actes (voir notre section 2.2.2). Autrement dit, dans le sentiment de la valeur
absolue que nous acquérons en prenant conscience de notre
liberté, nous ne pouvons qu'être incités par le mobile de
la crainte à ne pas diminuer cette valeur de notre liberté en
accomplissant des actes qui manifesteraient une hétéronomie de la
volonté. A s'attribuer une haute valeur, l'homme ne peut qu'être
déterminé à agir pour le maintien de cette valeur au-
dessus de toute valeur. C'est pourquoi sur « ce respect
(...) peut être greffée toute bonne intention morale
»214. L'éducateur doit donc chercher à cultiver
ce
sentiment.
Mais comment cultiver l'estime de soi ? Pour le savoir,
posons-nous avec Kant la question centrale de la « Méthodologie de
la raison pure pratique ». Demandons-nous comment « faire entrer dans
la voie du bien moral un esprit ou
212 CrPr, p. 801.
213 CrPr, p. 801.
214 CrPr, p. 801
encore inculte ou déjà dégradé
»215. Il faut avant tout (« à tout prix »)
« présenter à l'âme le principe déterminant
moral pur »216, répond Kant. L'une des raisons qu'il
avance pour justifier cette réponse concerne précisément
l'estime de soi : « il [ce principe] apprend à l'homme à
sentir sa propre dignité »217. En effet, ce principe
enseigne à l'éduqué l'estime de soi comme sentiment de sa
propre dignité en lui faisant prendre conscience de «
l'indépendance de sa nature intelligible » et en lui faisant
prendre conscience de sa haute destination, à savoir « la grandeur
d'âme à laquelle il se voit destiné »218.
Dans la présentation de la pure loi morale (telle qu'elle se manifeste
dans tel ou tel devoir particulier, par exemple le devoir de
véracité, présenté indépendamment de tout
intérêt sensible de la véracité),
l'élève prend en effet conscience de sa liberté comme
indépendance à l'égard des penchants et des circonstances
et, dans cette conscience de sa liberté, il éprouve le sentiment
de son essence d'être intelligible, de sa haute destination, et, partant,
un sentiment d'estime de soi.
Plus précisément, la démarche à
suivre consistera en deux étapes. D'abord, il faut faire faire aux
éduqués un premier exercice consistant pour eux à exercer
leur jugement moral de façon à ce qu'ils apprennent à
discerner la véritable moralité de ce qui n'en a que l'apparence.
On y parviendra en leur demandant si l'action est conforme ou contraire
à la loi morale et à quelle loi particulière, puis en leur
demandant si telle action, extérieurement conforme à telle ou
telle loi, l'est aussi intérieurement, c'est-à-dire si elle a
été faite en vue de cette loi même et si l'intention a
été véritablement morale219.
215 CrPr, p. 790
216 CrPr, p. 790 217CrPr, p.
790-791
218 CrPr, p. 791
219 Sur cette première étape de la
méthodologie, voir CrPr, p. 799 sq
Pourtant, on ne doit pas se borner à faire exercer aux
éduqués leur
jugement moral. Il faut aussi, selon une deuxième
étape, chercher à cultiver chez eux le sentiment de leur
« liberté intérieure, c'est-à-dire le
pouvoir de se débarrasser de l'importunité violente des
penchants de telle façon qu'aucun d'eux
(...) n'ait d'influence sur une détermination pour
laquelle nous devons maintenant employer notre raison »220.
Il faut développer le sentiment de notre liberté comme
pouvoir d'agir indépendamment des inclinations et des
circonstances. Pourquoi ? Comment ? Répondons d'abord à la
question du comment.
Pour produire cette conscience de notre liberté comme
indépendance, il faut proposer des exemples d'une détermination
purement morale, comme dans l'exemple que donne Kant d'un homme qui,
reconnaissant qu'il a eu des torts envers un autre, est disposé à
en faire l'aveu, même si cela est pénible pour sa vanité et
que cela va à l'encontre de ses intérêts particuliers.
Pourquoi de tels exemples excitent ou développent-ils la conscience de
notre liberté ? Parce qu'un exemple de ce type nous fait sentir notre
pouvoir d'agir en dehors de toute considération personnelle et
intéressée et en vue seulement d'obéir à une loi
supérieure, pouvoir qui coïncide avec notre liberté
intérieure.
On peut répondre dès lors à la question du
pourquoi que nous posions ci-
avant. C'est que cette conscience de notre pouvoir, à
son tour, est associée en nous à un sentiment de «
respect pour nous-mêmes »221. Or, ce sentiment
d'estime
de soi est « le meilleur, et même le seul gardien
qui puisse préserver l'esprit de l'invasion d'impulsions vulgaires et
pernicieuses »222, l'unique gardien de cette
liberté même. On retrouve ici l'idée selon
laquelle l'estime de soi facilite la détermination de la
volonté par la seule loi morale. Par là même, elle nuit
à
220 CrPr, p. 801
221 CrPr, p. 801
222 CrPr, p. 801
l'influence des mobiles sensibles sur la même
volonté, la préservant ainsi d'une
dépendance à l'égard de la
sensibilité, d'une hétéronomie, qui ruinerait sa
liberté. 3.2. Estime d'autrui, estime de soi
Si l'éducation morale doit apprendre à l'homme
à sentir sa propre dignité, peut-elle s'aider de la passion de
l'estime publique pour faire naître l'estime de soi comme qualité
morale ? C'est que cette passion semble jouer un rôle de mobile
important, sinon chez tous les hommes, au moins chez la plupart, comme
l'indique Kant dans ses Remarques touchant les observations sur le
sentiment du beau et du sublime. Il ne s'agit pas ici de dire que cette
fièvre des honneurs entre dans la composition de la nature humaine,
puisqu'elle est contemporaine de l'état de société :
« Aussi peu que l'on puisse dire que la nature a implanté en nous
une
inclination immédiate à l'acquisition (...), tout
aussi peu doit-on dire qu'elle nous aurait donné un penchant
immédiat à l'honneur »223 car « l'homme s'y
préoccupe
de l'opinion d'autrui »224. Mais la vie sociale
dispose certainement l'homme tel qu'il se rencontre à l'état
civil à éprouver cette passion en affublant la gloire de
nombreux attraits : « Ils se développent tous deux
[les penchants à l'acquisition et à l'honneur] et sont tous deux
utiles dans l'état général d'opulence
»225.
On objectera que le désir d'estime publique ne peut
être instrumentalisé par une pédagogie morale parce qu'il
s'agit là, non pas d'une qualité morale, mais
d'une inclination parmi les plus dangereuses moralement. Kant
ne nie pas que ce désir peut dégénérer en une
passion, une « fièvre »226, et que, sous cette
forme, elle
peut engendrer de nombreux maux : elle peut conduire au
sentiment de son honorabilité et, si celui-ci se change en
amour-propre, elle est source d'injustice,
223 Remarques, p. 102
224 Remarques, p. 236
225 Remarques, p. 102
226 Anthr., pp. 1088, 1089
de vanité, d'envie et de mépris d'autrui. Mais cela
ne signifie pas pour autant qu'il
faille chercher à éradiquer cette passion en
l'homme. Tout d'abord, cette entreprise serait vaine parce que, comme nous
l'avons dit, l'amour de l'honneur est une disposition contemporaine de
l'état de société et que seule une difficile ascèse
permettrait de résister à la force qui nous y dispose,
ascèse dont peu sont capables : le sage stoïcien qui extirpe ceux
de ses désirs qui sont susceptibles de nuire à sa liberté
constitue l'exception qui confirme la règle. Il semble donc pour le
moins très difficile de réprimer cette passion dans les
conditions de l'état civil. Par ailleurs, il ne semble pas possible non
plus de conduire un retour de l'homme à l'état naturel. Le
chérubin au glaive de feu interdit le retour au Paradis Perdu de
l'état de nature. Enfin, dans plusieurs propos des Remarques
touchant les observations sur le sentiment du beau et du sublime, Kant
semble moins promouvoir l'éradication des passions que leur bon usage.
Il ne s'agit pas, selon Kant, de préconiser une limitation de ses
penchants aux seuls besoins primordiaux, comme l'affirmait l' «
école d'Antisthène », qui « cherchait à
éliminer l'opulence elle-même », mais plutôt de «
montrer comment, en fonction
de tous les penchants déjà acquis », et
notamment les penchants « à l'honneur et à l'opulence,
l'on peut atteindre ses buts »227. L'éducation morale
doit donc
chercher à faire servir les passions à
l'amélioration morale du passionné en instrumentalisant leur
force motrice en vue d'un but plus élevé que leurs visées
premières (la production de « la moralité de l'intention
»).
Il ne faut pas chercher l'éradication du penchant
à l'honneur, mais chercher à faire servir cette passion aux fins
de la pédagogie morale. La question devient alors : comment
l'éducation morale peut-elle faire bon usage de l'inclination pour
l'honneur ? Il est difficile de reconstruire une doctrine kantienne
de l'honneur en son bon usage à partir des
considérations éparses des Remarques
touchant les observations sur le sentiment du beau et du
sublime. Mais nous allons essayer de présenter les
éléments qui auraient pu permettre à Kant
d'élaborer une telle doctrine, à partir du texte
des Remarques déjà mentionnées, mais
aussi de la présentation de B. Geonget des mêmes
Remarques228.
L'éducateur cherchera d'abord à développer
chez l'élève, à partir de sa passion de l'estime d'autrui,
le sentiment de son « honneur extérieur »,
c'est-à-dire
le sentiment qu'on a de sa propre valeur devant autrui. En
effet, « l'honneur extérieur est vrai comme moyen », comme
« moyen de se rassurer »229. La valeur
morale que m'attribue autrui, lorsque j'en prends conscience,
me rassure en confirmant le jugement dans lequel je m'attribue
moi-même une valeur à moi-
même : c'est pourquoi il faut « explorer les
jugements d'autrui car cela peut, tant au plan logique qu'au plan moral,
améliorer la vérité des nôtres »230.
Un véritable
processus dialectique s'opère alors, où
l'éduqué, rassuré quant à sa valeur morale par le
sentiment de son honneur extérieur, entreprend plus volontiers d'exercer
les vertus et prend ainsi conscience de sa capacité à faire le
bien malgré les circonstances défavorables et les écueils
possibles, de son courage à surmonter la crainte de ce que la bonne
action peut coûter, de son caractère (comme pouvoir d'agir
toujours selon des principes déterminés qu'on s'est fixé,
et ce quelle que soit la situation), bref, de qualités morales
intérieures puisque propres à son âme
propre. Ce dont le sujet prend ainsi conscience, c'est en
réalité de son « honneur intérieur », et ce
dans un véritable sentiment d' « estime de soi » 231 : il
s'agit, avec
cette forme interne de l'honneur, non plus de la valeur morale
que m'attribue
228 Voir Remarques, pp. 59-61
229 Remarques, p. 207
230 Remarques, p. 178
231 Remarques, p. 207
autrui, mais plutôt de celle que me confèrent mes
vertus en tant qu'elles me
donnent une capacité à tendre vers la
moralité (puisque telle est la vertu humaine, capacité
à tendre vers la sainteté, et non sainteté
véritable). Et, dans la conscience de son honneur interne,
l'éduqué réalise la dimension extérieure et
illusoire de son
honneur extérieur, qui ne lui appartient pas vraiment :
« on croit en être détenteur », mais l' «
honneur extérieur (...) est une illusion »232. Alors,
l'éduqué
est amené à comprendre que son plus grand
honneur, son véritable honneur, ne réside pas dans l'honneur
extérieur, lequel n'a pas d'existence hors de son apparaître dans
le regard d'autrui, mais dans l'honneur intérieur. Et le sentiment de
l'honneur qui était le sien originellement se débarrasse de ce
qu'il avait de mauvais à mesure qu'il change d'objet (non plus
l'honorabilité, mais la vertu), pour se transformer dans l'estime qu'un
homme de bien éprouve raisonnablement pour lui-même et pour sa
vertu.
Voilà comment l'éducateur moral peut se servir
de la passion des honneurs pour faire d'abord chercher l'honneur
extérieur et laisser le sentiment de l'honorabilité ainsi
suscité se convertir, selon sa propre logique de développement,
dans une estime de soi vertueuse. On veillera néanmoins à ne pas
faire que l'estime publique devienne une fin en soi pour
l'éduqué. Dans une telle attitude, la conduite de
l'éduqué n'aurait plus de la moralité que l'apparence : on
sait que Kant caractérisera plus tard l'honneur extérieur, dans
son Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique,
comme moralité factice : « l'idée de la moralité
appartient encore à la culture ; en revanche, l'usage de cette
idée, qui aboutit seulement à une apparence de
moralité dans l'honneur et la bienséance extérieure,
constitue simplement la civilisation »233. Dans la recherche
de l'honneur extérieur pour l'honneur extérieur,
la conduite peut bien être conforme au devoir, mais elle n'est pas
accomplie par devoir. En outre, faire de l'estime de l'honorabilité une
valeur absolue des jeunes âmes, ce serait « faire en sorte que tous
aient pour visée la grandeur », ce qui est « une chose absurde
qui est à l'origine de l'envie »234 : dans la recherche
sans limite de la grandeur, nous cherchons à être estimés
supérieurs aux autres et nous sommes donc conduits à envier ce
qui les rend supérieurs à nous-mêmes.
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