Conclusion
Au terme de ce parcours, quel est donc le rôle de
l'estime de soi dans la vie morale selon la doctrine kantienne ? Nous
distinguions dans notre introduction un concept objectif et un concept
subjectif de l'estime de soi. Cette distinction est bien à l'oeuvre dans
la philosophie morale de Kant puisque ce dernier distingue une estime de soi
pratique, qui consiste à traiter l'humanité dans sa personne
comme une fin en soi, et une estime de soi esthétique, qui consiste dans
un certain sentiment de sa propre valeur. L'estime de soi objective joue le
rôle d'une condition objective de la moralité puisqu'il s'agit
d'un devoir. Et ce devoir n'est pas n'importe quel devoir, mais il occupe un
rang prééminent parmi tous les autres. En effet, d'une part, il
fournit la condition de l'observation des devoirs envers autrui. D'autre part,
il est le fondement des devoirs envers soi-même. Du point de vue des
devoirs envers soi-même, l`estime de soi objective est la
moralité sous son aspect réflexif, puisque les devoirs envers
soi-même ne sont que des cas particuliers du devoir général
envers soi-même, à savoir le « devoir relatif à la
dignité de l'humanité en nous » ou devoir d'estime de soi.
Enfin, Kant appelle « justum sui aestimium » (juste estime
de soi) la vertu (comme force morale) qui permet d'accomplir les devoirs envers
soi-même de l'homme en tant seulement qu'être moral.
De la même manière, l'estime de soi subjective
joue le rôle de condition subjective de la moralité. Nous ne
voulons pas tant parler ici de l'estime de soi pathologique, que la
moralité exclut, mais de l'estime de soi morale, celle qui
résulte de l'action de la loi morale sur notre volonté. L'estime
de soi morale joue un rôle essentiel dans la détermination de la
volonté par la loi morale. Dans la Critique de la raison
pratique, elle est le « respect » que les hommes
éprouvent
« pour la sublimité de notre nature
(considérée dans sa destination) »235 et, comme
telle, elle constitue un aspect du sentiment moral comme mobile unique
de la moralité. De ce point de vue, elle est la moralité
elle-même sous la forme subjective de celle-ci. Dans la Critique de
la faculté de juger, elle semble être à nouveau «
la part subjective en nous » de la moralité puisqu'elle se confond
avec le sentiment du sublime et que la moralité subjective y
apparaît comme une affaire de goût. Dans les derniers écrits
moraux, enfin, l'estime de soi se présente tantôt comme un aspect
du mobile moral unique, tantôt comme un sentiment parmi d'autres
participant à la détermination de la bonne volonté :
à nouveau, l'estime de soi apparaît comme une condition subjective
de la moralité.
Comme condition subjective et objective de la moralité,
l'estime de soi est une conditio sine qua non de l'action morale :
sans elle, il nous serait impossible d'accomplir nos devoirs. Mais il s'agit
aussi d'une conditio per quo de la moralité puisqu'elle peut
fournir le moyen de disposer autrui ou soi-même à la
moralité dans le cadre d'une éducation morale. C'est même
le meilleur outil d'une pédagogie morale : le « respect pour
nous-mêmes », écrit Kant, une fois établi dans
l'âme qu'on prétend éduquer et converti en disposition
stable, est « le seul gardien qui puisse préserver l'esprit de
l'invasion d'impulsions vulgaires et pernicieuses »236.
Enfin, comme contentement de soi, comme sentiment de sa propre
vertu, l'estime de soi est inaccessible pour l'individu. Mais elle peut et doit
jouer un rôle d'idéal de l'imagination et de fin ultime de notre
vie morale. C'est la « riche compensation » qui accompagne la
possession de la vertu et, comme telle, elle fait partie de la perfection
morale qui constitue la destination du genre humain.
Qu'est-ce que ces résultats nous apprennent sur la
doctrine kantienne ? Nous voudrions tirer ici deux grandes leçons. D'une
part, nous voudrions reprendre à notre compte la formule de J. Rawls,
selon laquelle la morale kantienne apparaît comme une « ethic of
mutual respect and self-esteem »237, une morale du respect
mutuel et de l'estime de soi. L'estime de soi occupe en effet une place
essentielle dans cette philosophie, tant par le nombre des fonctions que Kant
lui attribue dans la vie morale que par la nature de ces fonctions. C'est que
l'estime de soi, à la fois objectivement et subjectivement, est
un aspect constitutif de la moralité, du moins du point de vue du devoir
envers soi-même, de la même manière que le respect de la
dignité d'autrui est la moralité du point de vue du
devoir envers autrui. Nous avons même vu que Kant avait tendance à
en faire le tout de la moralité subjective lorsqu'il en fait le mobile
de la moralité.
D'autre part, l'estime de soi nous a conduit à
déceler une tension dans la conception kantienne de la moralité,
entre une position objectiviste et une position psychologiste. La
moralité est d'un côté présentée comme la
détermination de la volonté par la seule représentation
rationnelle de la loi morale, à l'exclusion de toute influence du
sentiment. Mais, d'un autre côté, la moralité est
présentée comme ne se réduisant pas à la
détermination du libre arbitre par la pure loi morale ou par son
expression sensible, le respect pour la loi, mais comme la synthèse du
motif moral (la loi) et de sentiments pleinement sensibles,
irréductibles à la représentation de la loi. L'estime de
soi révèle cette tension puisque tantôt elle est le produit
et l'incarnation de la loi morale comme sentiment pratique, tantôt elle
s'apparente à un sentiment pathologique, responsable d'une certaine
crainte (l' « appréhension » de se rendre méprisable
à ses propres yeux) et d'un certain amour (l' « amour de l'honneur
(...)
237 Rawls (2000), p. 256
lequel consiste pour l'homme à s'estimer lui-même
»238). Tantôt elle se confond avec le sentiment moral ou
n'en est qu'un aspect, selon un souci kantien de réduire le principe
déterminant de la bonne volonté à la seule loi
morale et donc à un mobile unique. Tantôt elle est une
condition subjective de la moralité parmi une multiplicité de
sentiments : par exemple, l'amour du prochain. Nous avons esquissé une
explication de cette tension dans la doctrine kantienne par l'idée
hégélienne d'une tension dans la moralité elle-même.
Selon cette idée, la moralité serait l' « opposition
consciente » entre deux contraires : elle serait une médiation
entre l'insensibilité et la sensualité, la détermination
de la volonté par la pure raison et la détermination de la
volonté par les seules passions.
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