2.2. L'estime de soi morale
2.2.1. Estime de soi et mobile moral
Pour que l'action humaine soit morale, il faut que la
volonté soit déterminée d'une certaine manière,
puisque c'est elle qui agit dans le cas de
l'action d'un être raisonnable : la volonté, telle
que Kant la définit est « la faculté d'agir
d'après la représentation des lois »104
de la raison, c'est-à-dire d'après un
principe de détermination objectif, un motif. Par
conséquent, dans l'action, la volonté est d'abord
déterminée par un motif. Mais la volonté humaine n'est pas
la volonté sainte : « la raison ne détermine pas
suffisamment par elle seule la
volonté » humaine, au sens où «
celle-ci est soumise encore à des conditions subjectives
»105. Autrement dit, pour pouvoir être
déterminée à agir, la
volonté doit aussi être déterminée
par un principe de détermination subjectif, un mobile. Il en va de
même pour la bonne volonté : celle-ci doit non seulement
être déterminée par la loi morale comme motif, mais aussi
par un mobile moral. Quel est donc le mobile moral ?
C'est cette question que Kant traite dans la Critique de
la raison pratique, Première partie, Livre premier, Chapitre III.
Dans une analyse célèbre, il y répond
par cette thèse : « Le respect pour la loi morale
est donc le mobile moral unique »106. Or, nous avons vu que
la Doctrine de la vertu semblait confondre le
respect pour la loi et l'estime de soi comme «
respect pour son propre être ». Y a- t-il donc un
rapport entre l'estime de soi et le mobile moral ? Si oui, lequel ? Pour
104 Fdts, p. 274
105 Fdts, p. 274
106 CrPr, p. 703
répondre à cette question, nous allons examiner la
notion de respect pour la loi
morale, telle qu'elle se présente dans la
théorie kantienne de la motivation morale, pour voir si nous pouvons
lire dans ce concept un rapport quelconque avec celui de l'estime de soi.
Dans les Fondements de la métaphysique des moeurs,
Kant définissait le respect de la loi morale comme « un
sentiment (...) qui exprime simplement la
conscience que j'ai de la subordination de ma
volonté à une loi sans entremise d'autres influences sur ma
sensibilité »107. Et, dans l'examen du respect qu'il
fait
dans le chapitre de la Critique de la raison pratique
qui nous intéresse ici, Kant définit similairement ce
sentiment comme la « conscience d'une libre soumission
de la volonté à la loi, mais accompagnée
d'une coercition inévitable exercée sur toutes nos
inclinations, mais seulement par notre propre raison »108. A
partir de ces
deux textes, on peut donc définir le respect pour la loi
morale comme le « sentiment qui résulte de la conscience de
cette contrainte »109 exercée par la
raison sur nos inclinations, la contrainte dans laquelle la loi
bannit tout principe tiré de l'inclination hors de la
détermination de la volonté.
Le respect est le sentiment de la contrainte interne à
l'esprit de la même personne, exercée par la loi morale sur les
désirs et les aversions, par la raison pure sur la sensibilité.
Or, comme sentiment d'une telle contrainte, le respect comprendrait le
sentiment de notre élévation. Le paragraphe 11 de la Doctrine
de la vertu confirme cette interprétation en rapprochant le
sentiment de la capacité d'être contraint par une loi
intérieure (émanant de nous-mêmes) et le sentiment de notre
élévation : « du fait que nous sommes capables d'une telle
législation
107 Fdts, p. 260
108 CrPr, p. 705.
109 Ibid, p. 706.
intérieure, de telle sorte que l'homme (physique) se sent
contraint de respecter
l'homme (moral) en sa propre personne, découle aussi le
sentiment de notre élévation »110. En
quoi le sentiment de la contrainte exercée par la loi de notre
raison sur nos inclinations implique-t-il celui d'une
élévation de notre âme ? Examinons le concept de ce dernier
sentiment.
Le sentiment de cette élévation est le sentiment
dans lequel « on se
reconnaît déterminé (...) par la loi
uniquement et indépendamment de tout intérêt
»111, précise Kant. Quelques lignes plus loin, il
réaffirme cette idée
d'indépendance lorsqu'il évoque les hommes qui,
dans la détermination morale,
se font « semblables à la divinité qui
s'élève sublimement au-dessus de toute dépendance
»112. Le sentiment de l'élévation de l'âme
implique donc le sentiment
d'une indépendance à l'égard de tout
intérêt (au sens de l'intérêt pathologique
ou personnel). Or, agir dans la dépendance à
l'égard de l'intérêt personnel, c'est agir sous
l'influence d'une inclination puisque « l'intérêt
pathologique que l'on prend
à l'action » manifeste « la dépendance
de la volonté à l'égard des principes de la raison mise
au service de l'inclination »113. De ce point de vue,
l'élévation de
l'âme est le sentiment d'une indépendance à
l'égard de toute contrainte exercée par les inclinations.
Mais l'élévation de l'âme ne se
réduit pas à cela. Comme sentiment de cette indépendance,
elle est sentiment d'un aspect purement négatif de la
détermination de la volonté : elle est conscience de ce que la
volonté n'est pas déterminée par un
principe de la raison mise au service de l'inclination. Mais elle est
également conscience d'un aspect positif de la
détermination de la volonté :
110 DV, p. 724
111 CrPr., p. 706
112 CrPr, p. 707
113 Fdts, p. 275
elle est conscience de ce que la volonté est
déterminée par quelque chose. Comme
les italiques utilisés dans la citation ci-dessous le
soulignent, la contrainte qui se manifeste dans l'elatio animi n'est
pas externe, mais elle est exercée seulement par nous-mêmes et,
plus précisément, par une loi émanant de notre propre
raison pure : « comme cette coercition est exercée uniquement par
la législation de notre
propre raison (...) il [le sentiment en question]
comprend aussi quelque chose qui élève
»114. Sous ce nouvel aspect, le sentiment de
l'élévation de l'âme est le
sentiment de la soumission de la volonté à la loi
de la raison pure.
On comprend maintenant pourquoi le respect comprend une
elatio animi. Le respect réunit les deux aspects de
l'élévation de l'âme. Comme sentiment d'une contrainte
exercée sur nos inclinations, il implique bien la conscience de l'aspect
négatif de la détermination morale de la volonté, dans
lequel celle-ci est déterminée hors de toute contrainte
exercée par les inclinations. Car, avec la contrainte exercée sur
nos inclinations par la loi de notre raison, il s'agit de l'action dans
laquelle la raison force les penchants à n'avoir aucune influence sur la
volonté : rappelons que « le caractère essentiel de toute
détermination de la volonté par la loi morale, c'est que la
volonté soit déterminée uniquement par la
loi morale (...) sans le concours, mais même à
l'exclusion des attraits sensibles »115, à
l'exclusion des inclinations sensibles. La conscience, que l'on
prend dans le respect, de cette contrainte de la raison est
bien conscience d'une indépendance à l'égard d'une
contrainte des désirs sensibles. Et, d'autre part,
précisément comme sentiment d'une contrainte exercée par
la raison pure, le respect implique aussi la conscience de l'aspect positif de
la détermination morale, dans lequel la volonté est soumise
à la loi morale.
Or, c'est précisément le sentiment de
l'élévation de l'âme que Kant a en
vue lorsqu'il parle d'estime de soi esthétique comme
condition subjective de la moralité. Le paragraphe 12 de la
Doctrine de la vertu rapproche explicitement les
deux notions lorsqu'il parle de «
l'élévation de l'âme (elatio animi) comme
estime de soi »116. La Critique de la raison pratique
fait de même puisque, pour désigner
le sentiment que comprend le respect, en tant qu' « il
comprend quelque chose qui
élève », elle affirme que cet
« effet subjectif sur le sentiment (...) peut donc
être appelé simplement approbation de soi-même
»117. En quoi le sentiment
d'élévation de l'âme que nous venons de
déterminer mérite-t-il le nom d'estime de soi ?
Pour répondre à cette question, il faut remonter
à ce qui fonde l'élévation dont nous avons le sentiment
dans le respect pour la loi. Ce fondement, c'est-àdire « ce qui
élève l'homme au-dessus de lui-même (comme partie du monde
sensible) » c'est « la personnalité,
c'est-à-dire la liberté et l'indépendance à
l'égard du mécanisme de la nature entière,
considérée cependant en même temps
comme le pouvoir d'un être qui est soumis à des
lois pures pratiques qui lui sont propres, c'est-à-dire qui lui sont
dictées par sa propre raison »118. Si l'homme peut
s'élever au-dessus de lui-même, c'est en raison
de sa « personnalité », que Kant définit dans la
citation ci-dessus comme la liberté de la volonté
caractérisée à la fois comme indépendance à
l'égard de toute contrainte exercée par les inclinations,
c'est-à-dire d'une manière négative, mais aussi, en un
sens positif,
comme le pouvoir de déterminer la volonté par le
seul moyen des lois de la raison (pure). La volonté pouvant
être définie comme « une raison pratique
»119, c'est
116 DV, p. 725
117 CrPr, p. 706
118 CrPr, p. 713
119 Fdts, p. 274
elle-même que la raison détermine dans l'exercice de
la liberté positive : aussi
peut-elle être nommée « autonomie ».
Dans le sentiment de l'élévation de l'âme, et donc dans le
respect pour la loi morale, ce qui se manifeste c'est notre personnalité
comme synthèse de la liberté d'indépendance et de
l'autonomie.
Or, c'est la personnalité qui entre dans la composition
de notre nature qui
fait de nous des fins en soi : Kant écrit au sujet des
hommes que c'est par « leur personnalité » et elle
« seule » qu' « ils sont des fins en soi »120.
En effet, c'est
parce que nous sommes dotés de personnalité que
nous sommes capables de moralité. La citation que nous donnions plus
haut sur « le caractère essentiel de toute détermination de
la volonté par la loi morale » rappelait que la moralité se
définit par la détermination de la volonté par la loi de
la raison pure (la loi morale), à l'exclusion de toute contrainte des
désirs. La personnalité n'est donc rien d'autre que la
capacité à la moralité, puisque la personnalité
est ce pouvoir de contraindre la volonté par la seule loi de la
raison pure (liberté positive), sans le concours des inclinations
(liberté négative). Et nous savons que c'est la capacité
à la moralité de l'humanité qui fait sa dignité et
que c'est sa dignité qui la dote d'une valeur interne de fin en soi
(voir notre section 1.2.1). La personnalité, est
donc bien le principe de la dignité de l'être
humain, « la condition indispensable de la seule valeur que les hommes
peuvent se donner à eux-mêmes »121. A tel
point que les concepts de personnalité et de
dignité peuvent se confondre sous la plume de Kant : « l'homme
ne peut être utilisé (...) simplement comme moyen,
mais doit toujours être traité en même temps
aussi comme fin, et c'est en cela que consiste précisément sa
dignité (la personnalité) »122. Ce qui
apparaît dans le
120 CrPr, p. 714
121 CrPr, p. 713
122 DV, p. 758-759
sentiment de la personnalité de l'homme en tant qu'homme,
c'est la dignité même
de notre nature.
On comprend dès lors pourquoi le sentiment qu'inspire
la loi morale, lorsqu'elle détermine la volonté par
elle-même, puisse être proprement appelé « estime de
soi ». Il est le sentiment de notre dignité en tant qu'hommes et,
en tant que tel, il est le sentiment de la valeur intrinsèque de notre
nature. Or, nous l'avons vu, l'estime de soi peut être
considérée de manière générale comme le
sentiment de sa propre valeur, dont le sentiment de sa propre valeur
intrinsèque constitue une forme particulière. Tel est le respect
comme sentiment de notre personnalité et comme estime de soi, à
savoir le sentiment de la valeur intrinsèque
de l'humanité dans notre personne : « Cette
idée de la personnalité, (...) éveille le respect
»123.
Nous demandions quel rapport entretient le respect pour la loi
avec l'estime de soi. Nous pouvons maintenant répondre : il s'agit de
deux aspects du même sentiment que nous inspire la loi morale en
tant qu'elle détermine notre volonté. L'un et l'autre sont des
effets de la même action exercée par la loi dans
l'esprit. En tant que cette contrainte produit un sentiment d'humilité
et terrasse la présomption, elle nous fait prendre conscience de la
supériorité de la loi (respect pour la loi). Mais en tant que
cette contrainte est exercée sur les inclinations par la raison pure,
elle nous fait prendre conscience de la valeur absolue de notre être
(estime de soi). On peut donc concevoir le respect et l'estime de soi comme le
même sentiment, ce qui explique pourquoi dans de nombreux passages, comme
le passage de la Doctrine de la vertu que nous évoquions dans
cette même section, Kant emploie indifféremment les deux
expressions.
L'estime de soi, telle qu'elle se définit ici, ne se
distingue donc pas du
mobile moral. L'extrait suivant de la Critique de la raison
pratique le dit explicitement : « Tel est le véritable
mobile de la raison pure pratique ; il n'est autre que la pure loi morale
elle-même, en tant qu'elle nous fait sentir la sublimité
de notre propre existence suprasensible et que subjectivement,
elle produit du respect pour leur plus haute détermination
»124. Le mobile moral est unique. Il ne
peut être tantôt le respect pour la loi,
tantôt l'estime de soi. Le mobile moral, c'est le respect pour la loi,
c'est-à-dire l'estime de soi comme moment introspectif du
sentiment suscité par l'action de la loi morale dans l'esprit humain.
Ainsi, la notion d'estime de soi nous fait plonger au coeur de
la « part subjective » de la moralité. La moralité, au
sens subjectif du terme, c'est-à-dire au sens de la manière dont
la loi morale se fait principe subjectif de détermination de la
volonté, c'est l'estime de soi. Kant a pu écrire ceci au sujet du
respect : « le
respect pour la loi n'est pas un mobile de la moralité,
mais il est la moralité même, considérée
subjectivement comme mobile »125. On pourrait dire la
même chose de
l'estime de soi : elle est la moralité même.
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