2.1.3. Estime de soi et amour de soi
L'estime de soi pratique peut-elle se définir comme
l'amour de soi ? Les deux expressions se présentent assurément
comme des synonymes. Dans la Critique de la raison pratique, Kant
définit ainsi « l'amour de soi » ou « l'amour-
propre » : « l'amour de soi (...) consiste dans une
bienveillance envers soi-même par-dessus toutes choses
(philautia) »94. Et les Leçons
d'éthique en proposant une
définition similaire, font du respect de soi une forme
de l'amour de soi :
« L'estime de soi peut provenir de l'amour de soi ; elle
est alors une forme de faveur et de partialité envers soi-même
»95. Les Leçons d'éthique, de même
que la
Critique de la raison pratique (voir citation
infra), distinguent même une forme
« raisonnable » de l'amour-propre, celle dans
laquelle il s'accorde avec les « règles de la prudence
»96 dans le premier ouvrage, celle dans laquelle il est
limité par « la condition de son accord avec cette loi
»97 dans le second ouvrage.
Mais, comme sentiment, cet amour de soi ne semble pas pouvoir
prétendre échapper à la qualification de pathologique, car
il semble bien ne pas dépendre de la détermination de la
volonté par la loi morale. Nous avons vu que la Critique de la
raison pratique définissait l'amour de soi comme une bienveillance
envers soi-
même. Les Leçons d'éthique le
décrivent similairement comme « faveur et partialité
envers soi-même »98 Mais de quoi s'agit-il avec ce
sentiment qui pousse
94 CrPr, p. 697
95 Leçons, p. 240
96 Leçons, p. 240
97 CrPr, p. 697
98 Leçons, p. 240
chacun à s'aimer plus que tout autre ? « Cette
tendance à se faire soi-même, d'après les principes
déterminants subjectifs de son arbitre, principe déterminant
objectif de la volonté en général, on peut l'appeler
l'amour de soi »99. C'est la tendance
à tirer la règle (hypothétique) de son action de ses
inclinations, voire à ériger une telle règle en principe
inconditionnel (comme dans la présomption). Sans doute l'amour de soi
peut être raisonnable, puisqu'il peut nous pousser à
déterminer notre volonté d'après une règle qui soit
en accord avec la loi morale. Si je fais l'aumône au mendiant parce que
j'ai l'inclination d'aider mon prochain, la règle de mon action
dépend bien de l'objet d'un de mes désirs. Mais le sentiment qui
me pousse à dériver cette règle de cet objet ne
dépend pas d'une détermination de la volonté par la loi
morale. Il s'agit plutôt d'un sentiment naturel : la Religion dans
les limites de la simple raison parle à son sujet
d' « amour de soi physique »100. L'amour
de soi comme sentiment ne découle pas de la loi morale, il la
précède. Il ne participe donc pas à la
détermination de la volonté par le principe moral comme le ferait
un mobile moral produit par la loi. Il ne peut jouer le rôle de mobile
dans la vie morale.
Non seulement, comme sentiment, l'amour de soi apparaît
comme antérieur à la loi, mais, comme tendance, il apparaît
comme pouvant être contraire à la loi. Il peut en effet nous
disposer à prendre pour règle de notre action un principe
objectif contraire à la loi morale, s'il dérive d'une inclination
qui elle aussi lui est contraire. Il peut même nous disposer à
enlever toute influence à la loi morale s'il devient présomption,
s'il érige tel principe hypothétique dérivé de nos
inclinations en loi inconditionnée, puisqu'il tend alors à «
en faire la condition pratique suprême »101 en lieu et
place de la loi morale. De manière générale,
99 CrPr, p. 697-698
100 Religion, p. 38
101 CrPr, p. 699
l'amour de soi comme tendance est ce à quoi la loi
morale porte préjudice, et non ce qui participe à la production
de la moralité. On pourrait en effet le définir comme
l'inclination des inclinations : Kant le désigne d'ailleurs comme tel
lorsqu'il en fait l'ensemble de « toutes les inclinations réunies
dans l'amour de soi »102. C'est l'inclination de dériver
de nos inclinations la règle de nos actions. De sorte que, tantôt
la loi morale limite l'amour de soi, tantôt elle le « terrasse
entièrement ». Comme nous l'avons vu au sujet de la
présomption, elle le terrasse quand il prétend ériger tel
principe tiré de telle inclination en guide absolu de nos actions. Et
elle limite son influence à la condition d'un accord de la règle
pratique concernée avec la loi morale quand l'inclination en question
peut ne pas être contraire à la loi. Il y a plus. Lorsque c'est la
loi qui nous fait agir, lorsque l'action est morale, les inclinations n'ont
aucune influence sur notre volonté. L'amour de soi n'a alors
lui-même aucune influence : dans la détermination morale, la loi
morale « exclut absolument l'influence de l'amour de soi sur le principe
pratique suprême »103. L'amour de soi ne joue donc aucun
rôle dans la vie morale. Il est plutôt ce contre quoi la
moralité doit lutter pour exister.
Ainsi, aucune des formes pathologiques de l'estime de soi, ni
la présomption, ni l'amour de soi, ne peut prétendre servir
à la moralité de quelque manière que ce soit. Au
contraire, la moralité exclut toute influence de la présomption
et de l'amour de soi sur la volonté. Il nous faut donc chercher ailleurs
la forme pratique du respect pour nous-mêmes qui serait susceptible de
mériter le nom de morale. Ce que nous avons dit dans cette section sur
les rapports d'une forme pratique de l'humilité avec une estime de soi
modérée par cette humilité ainsi qu'avec le respect pour
la loi morale nous laisse à penser que c'est dans la
direction du respect qu'il faut orienter nos recherches. C'est ce
que nous allons
faire dans la section 2.2.1.
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