2.1.2. Estime de soi et présomption
Peut-on à partir des analyses précédentes
conclure que, l'estime de soi semblant s'opposer à l'humilité,
celle-là ne joue aucun rôle dans la vie morale ? On prendra garde
à ce stade à ne pas émettre de jugements hâtifs.
Paradoxalement, Kant n'oppose pas toujours l'estime de soi au sentiment
d'humilité, ou, du moins, il n'oppose pas une certaine estime de soi
à un certain sentiment d'humilité. Il est même une forme de
l'estime de soi qui est liée nécessairement à un sentiment
d'humiliation, à tel point que Kant définit la première
par le second : « L'humilité, d'une part, et la fierté noble
et véritable,
d'autre part, sont les éléments d'une estime de
soi (Selbstschätzung) bien ordonnée
»84. C'est que l'humilité entre dans la composition
d'une estime de soi
« modérée » par l'humilité
devant la loi. Comment comprendre donc que la détermination morale
puisse à la fois sacrifier et tolérer l'estime de soi ? La
solution de cette apparente contradiction réside dans une
distinction.
La Critique de la raison pratique distingue, nous
l'avons vu, une tendance à l'estime de soi dans laquelle nous
érigeons tels désirs en lois et où, conséquemment,
nous sommes satisfaits de nos actions lorsque celles-ci satisfont
ces désirs. Kant nomme cette tendance ou l'estime de soi
qui en résulte « présomption », ou encore
« satisfaction de soi-même (arrogantia)
»85. Dans la
présomption, nous prétendons avoir une valeur en
ne considérant que la satisfaction de tel ou tel désir
érigé en loi, hors de toute considération de la
conformité ou de la non-conformité de l'intention avec la loi
morale : nous élevons des « prétentions de l'estime de
soi-même, qui précèdent la conformité de
la volonté à la loi morale »86.
Or, « la condition de toute valeur de la personne »87 réside
précisément dans cette conformité. C'est le sens de la
célèbre phrase qui ouvre la Première section des
Fondements de la métaphysique des moeurs, où Kant
explique que « il n'est rien qui puisse sans restriction être tenu
pour bon, si ce n'est seulement une BONNE VOLONTE ». La bonne
volonté est la seule chose absolument bonne parce qu'elle est la «
condition suprême de tout le reste »88, commente J. Barni
: elle est la condition à moins de laquelle une chose ne peut être
dite moralement bonne. Or la bonne volonté n'est autre que celle qui
agit en vue de l'observation de la loi morale, celle dont l'intention est
morale. On comprend pourquoi les prétentions de la présomption
sont considérées comme illégitimes devant le tribunal de
la loi morale : « toutes les prétentions de l'estime de
soi-même (...) sont nulles et illégitimes »89.
Pour qu'une prétention de l'estime de soi soit jugée
légitime, il faudrait précisément que soit
considérée l'intention de la volonté dans sa
conformité à la loi, dans sa moralité : « la
certitude d'une intention conforme à cette loi est
précisément la première condition de toute valeur de la
personne »90. Or, c'est précisément ce qui n'est
pas considéré dans les prétentions de la
présomption. Ses prétentions étant
délégitimées, la présomption ne peut trouver
d'accès dans notre esprit : la loi morale, comme principe de
détermination, va bien jusqu'à « terrasser
entièrement »91 la présomption.
Cette forme de l'estime de soi-même que nie la loi
morale, c'est précisément celle que nous avons appelée
l'estime de soi pathologique. Kant
86 CrPr, p. 697
87 CrPr, p. 697
88 Barni (1851), p. 10
89 CrPr, p. 697
90 CrPr, p. 697
91 CrPr, p. 697
définit le sentiment pathologique comme celui qui est
« reçu par influence »92 sensible, c'est-à-dire celui
qu'on éprouve parce que le sentiment (comme faculté) a
été affecté par un objet quelconque, indépendamment
de toute action de la loi sur la volonté. Il s'oppose au sentiment
pratique, c'est-à-dire celui qui est possible par une
détermination objective de la volonté, par la
détermination de la volonté par un principe objectif de la
raison. Autrement dit, est pratique ce qui dépend de la libre
activité de la raison. L'estime de soi pathologique est la satisfaction
de soi que l'on éprouve lorsque la représentation de tel objet a
affecté notre sentiment de plaisir et de peine, et non le sentiment
qu'on éprouve parce que notre volonté a
été déterminée librement par la loi morale. Elle
s'identifie donc bien à la présomption telle que nous l'avons
définie plus haut. Sous cette forme, l'estime de soi ne peut avoir
aucune place dans la moralité, sinon celle d'un obstacle que l'agent
moral doit surmonter.
Mais nous avons vu qu'il était possible de concevoir la
forme pratique d'un sentiment. Est-ce le cas avec l'estime de soi ? Si
c'était le cas, il y aurait alors une estime de soi pratique.
Nous ne voulons pas parler cette fois de l'estime de soi pratique dont nous
avons vu dans la section 1.2.1 qu'elle correspondait à une certaine
manière d'agir et qu'elle constituait un devoir de l'homme. Nous voulons
parler d'une estime de soi au sens pratique que nous avons défini au
paragraphe précédent, celle qui doit résulter de la
conscience du caractère moral de notre action et qui donc « ne
repose que sur la moralité »93. On peut
déjà pressentir que, du point de vue kantien, il existe bien un
tel sentiment, puisque nous avons déjà rencontré une forme
« bien ordonnée » de l'estime de soi, celle que modère
l'humilité morale comme humiliation produite par la loi morale. Cette
estime de
soi sensible est-elle pratique ? Et fait-elle plus qu'être
l'effet passif de l'influence
de la loi morale sur notre volonté ? Joue-t-elle un
rôle actif dans la production de la moralité ? Nous traiterons
cette question dans notre section 2.2.1 sur le rapport entre l'estime de soi et
le mobile moral.
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