2. Le rôle de l'estime de soi comme sentiment
2.1. L'estime de soi et le pathologique
2.1.1. Estime de soi et humilité
L'estime de soi peut-elle jouer un rôle comme sentiment
dans la vie morale ? On peut d'abord s'attendre à ce que, dans la
doctrine kantienne, ce ne soit pas l'estime de soi mais la notion
chrétienne de l'humilité qui joue un rôle central. C'est
que l'homme qui se compare lui-même en toute lucidité au
modèle de perfection morale que lui présente la loi divine est
nécessairement accablé par le jugement de sa conscience. Car un
tel idéal est inaccessible pour l'homme, dont la volonté n'est
pas sainte, mais seulement humaine, trop humaine : l'être humain est
précisément cet être dont « la raison ne
détermine pas suffisamment par elle seule la volonté
»75, dont la volonté peut ne pas être
déterminée par la loi morale et faillir à son devoir. Cet
écart qui sépare à jamais l'homme de la perfection morale,
Kant en trouve la meilleure expression dans les formules bibliques qu'il cite
dans les Fondements de la métaphysique des moeurs : «
Même le Saint de l'Evangile doit être d'abord comparé avec
notre idéal de perfection morale » et, dans une telle comparaison,
« nul n'est bon (...) que Dieu seul »76. Dans ces
conditions, n'y aurait-il pas une certaine arrogance dans l'estime de soi qui
la rendrait odieuse à toute conscience véritablement morale ?
C'est en effet ce sentiment d'humilité que Kant nous
présente d'abord, dans la Critique de la raison pratique, comme
l'effet de la loi morale sur l'esprit qui est influencé par celle-ci :
« La loi morale humilie donc inévitablement tout homme qui compare
à cette loi la tendance sensible de sa nature »77. En
tant que
75 Fdts, p. 274
76 Fdts, p. 269
77 CrPr, p. 698
principe de détermination, la loi contrarie ou limite
un certain nombre de nos inclinations, de nos désirs, en prescrivant une
action qui leur est contraire. En termes kantiens, elle leur porte
préjudice : « Le caractère essentiel de toute
détermination de la volonté par la loi morale, c'est que la
volonté soit déterminée uniquement par la loi morale (...)
à l'exclusion des attraits sensibles, et au préjudice de toutes
les inclinations qui pourraient être contraires à cette loi
»78. Or, parmi ces inclinations ou tendances, on peut compter
une disposition de l'homme à l'estime de soi : « la tendance
à l'estime de soi-même fait partie des inclinations auxquelles la
loi morale porte préjudice »79. Ce que Kant entend par
présomption n'est pas la tendance à se satisfaire de ce que l'on
est, des talents qu'on a acquis, des actions qu'on a accomplies hors de toute
considération de sa véritable valeur morale. Mais c'est
plutôt la « présomption » qui « prescrit comme des
lois les conditions subjectives de l'amour de soi », c'est-à-dire
la tendance à faire de nos désirs et de nos inclinations des
règles absolues. Dans la mesure où elle « terrasse »
cette tendance, au sens où elle la contrarie absolument, elle produit un
sentiment d'humiliation » (voir notre section suivante) : « ce qui
porte préjudice à notre présomption, dans notre propre
jugement, humilie »80. C'est pour cela que nous
éprouvons du respect pour cette loi, dans la mesure où, dans
cette humiliation, ce qui se manifeste, c'est la supériorité de
la loi sur la « tendance sensible de notre nature »81,
c'est-à-dire sur les inclinations (sensibles) : « cette loi (...)
affaiblit la présomption, et, en allant même (...)
jusqu'à l'humilier, elle devient l'objet du plus grand respect
»82. Ce que nous estimons d'abord, ce que
78 CrPr, p. 696
79 CrPr, p. 697
80 CrPr, p. 698
81 CrPr, p. 698
82 CrPr, p. 697
nous vénérons même, dans la
détermination de notre volonté par la loi morale, ce
n'est pas notre cher moi, mais la loi dans sa
supériorité.
On ne confondra pas cependant ce sentiment d'humilité,
qu'on appellera l'humilité morale avec la fausse humilité, celle
qui consiste à éprouver le sentiment de sa moindre valeur devant
autrui. L'humilité devant la supériorité de la loi ne
résulte que de la comparaison de sa propre valeur avec celle de la loi,
tandis que la fausse humilité résulte de la comparaison de sa
propre valeur avec celle d'autrui. L'humilité morale est une juste
estime de son propre peu de valeur devant la supériorité de la
loi morale. La fausse humilité se fonde sur un jugement erroné
affirmant la supériorité d'autrui, alors que Kant, en bon
philosophe des Lumières, attribue une valeur égale à tous
les hommes. L'humilité morale a une valeur en tant qu'elle nous fait
respecter la loi. La fausse humilité reçoit le nom
dévalorisant de bassesse : « La mauvaise opinion
qu'on a de sa personne par rapport aux autres n'est pas de
l'humilité, mais trahit la petitesse d'âme »83.
L'humilité morale a une place dans la vie morale : elle
nous révèle la majesté de la loi morale par rapport
à nous-mêmes et, ce faisant, participe du respect qu'elle nous
arrache. La fausse humilité est bien plutôt un vice puisqu'elle
nous consiste à se considérer comme inférieur à tel
autre et qu'elle nous dispose ainsi à ne pas traiter la dignité
de l'humanité dans notre personne comme une fin en soi : il s'agit donc
de l'extirper hors de notre caractère plutôt que de
l'intégrer à notre existence.
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