1.2.3. Prééminence du devoir d'estime de
soiSi l'estime de soi est un devoir envers soi-même et si son
accomplissement est une condition sine qua non de la moralité, qu'est-ce
que cela signifie quant au rang occupé par ce devoir par rapport aux
autres devoirs ? Nous allons voir qu'il y a une prééminence du
devoir d'estime de soi, non seulement parmi les devoirs envers soi-même,
mais aussi parmi les devoirs en général.
Examinons d'abord la question de savoir quel rang est
occupé par les devoirs envers soi-même par rapport aux autres
devoirs. Dans ses Leçons d'éthique, Kant souligne la
prépondérance des devoirs envers soi-même. Sans doute,
cette thèse peut avoir quelque chose de surprenant. De nombreux
philosophes, parmi lesquels Hutcheson et Wolff, ont cru que les devoirs
envers
soi-même occupaient le dernier rang parmi les devoirs:
« on a cru que l'homme n'était autorisé à penser
à lui-même qu'une fois rempli tous ses autres devoirs
»62,
comme le font noter les Leçons d'éthique.
Dans cette perspective, l'homme moral est dans le même rapport
à autrui et à soi que « l'aubergiste qui, après que
tous ses
60 CrPr, p. 715
61 CrPr, p. 715
62 Leçons, p. 227
clients ont bien mangé, accorde enfin une pensée
à sa propre faim »63. Kant propose la raison suivante
pour expliquer pourquoi on a relégué les devoirs envers soi
à ce rang secondaire : on a considéré, à la
manière de Wolff par exemple, qu'ils consistaient à promouvoir le
bonheur personnel. Comme si le devoir envers soi-même «
résidait dans la règle universelle » qui nous ordonne de
chercher « à satisfaire toutes nos inclinations dans le but de
favoriser notre bonheur »64. Et, en effet, si les devoirs
envers soi-même sont dérivés de cette règle
universelle, ils se réduisent à des « règles de la
prudence », dont les Leçons d'éthique nous disent
déjà que « de telles règles ne sont pas morales
»65.
En réalité, le principe du devoir envers
soi-même n'a aucun rapport avec notre bien-être mais, selon Kant,
il entretient un lien étroit avec notre propre valeur intrinsèque
: « Les devoirs envers soi (...) reposent tout entier sur la
dignité de l'humanité »66 A tel point que Kant
peut affirmer que « ces devoirs envers soi viennent en premier et sont les
plus importants de tous »67. C'est-à-dire que, à
moins de respecter ses devoirs envers soi, l'homme ne peut respecter ses
devoirs envers autrui. La raison alléguée par les
Leçons d'éthique nous est maintenant familière :
« Celui qui contrevient à ses devoirs envers lui-même rejette
du même coup l'humanité »68. Autrement dit, ne pas
accomplir son devoir envers soi-même, revient à diminuer la valeur
de l'humanité dans sa personne : « Celui qui au contraire a
transgressé ces devoirs envers soi ne possède aucune valeur
intrinsèque »69. Et, dans l'aliénation de sa
valeur intrinsèque, l'homme perd toute capacité à la
moralité : « Un homme qui a rejeté sa personne n'a plus de
valeur
63 Leçons, p. 227
64 Leçons, p. 228
65 Leçons, p. 232
66 Leçons, p. 232
67 Leçons, p. 228
68 Leçons, p. 228
69 Leçons, p. 228
intrinsèque et ne peut plus par conséquent
remplir ses devoirs »70. La condition de toute moralité
étant perdue, l'homme qui s'est déshonoré n'est pas en
mesure d'observer ses devoirs envers autrui. Cela ne signifie pas que le devoir
d'estime de soi fonde les devoirs envers autrui au sens où ceux-ci
seraient dérivés de celuilà : ce rôle de fondement
serait plutôt dévolu à un devoir relatif à la
dignité de l'humanité dans la personne d'autrui. L'observation
des devoirs envers soi-même fournit la condition, et non le fondement,
sans laquelle les autres devoirs ne pourraient pas être
observés.
Et le devoir d'estime de soi, comme devoir de traiter
l'humanité dans sa personne aussi comme une fin en soi, est à son
tour la condition sous laquelle les devoirs envers soi peuvent être
observés, puisque ce devoir relatif à la dignité humaine
est le fondement dont sont dérivés les devoirs envers
soi : « Seule la préservation de notre dignité humaine nous
permet de remplir tous nos autres devoirs, puisque c'est là ce qui en
constitue la base »71. Si nous avons, par exemple, un devoir de
liberté envers nous-mêmes, c'est parce que nous avons le
devoir de préserver la dignité de notre humanité et que,
dans l'aliénation de notre liberté, nous utilisons notre
humanité (en l'occurrence cette partie de la nature humaine qui consiste
dans la faculté d'agir indépendamment d'autrui), non pas pour
elle-même, mais pour ce en échange de quoi nous cédons
notre liberté : « celui qui renonce à sa liberté et
l'échange pour de l'argent agit contre l'humanité
»72. L'estime de soi est la condition objective qui fonde tous
les devoirs envers soi-même : « Le principe des devoirs envers soi
ne repose pas sur la faveur accordée à soi-même
(Selbstgunst), mais sur l'estime de soi »73. Et,
70 Leçons, p. 233
71 Leçons, p.233
72 Leçons, p. 230
73 Leçons, p. 237
comme le devoir envers soi fournit la condition de l'observation
des devoirs
envers autrui, l'estime de soi au sens pratique du terme est
la condition de l'observation de tous les devoirs en général.
C'est plus qu'une des conditions objectives de la moralité : c'est la
première d'entre elles.
Les ouvrages ultérieurs de Kant argumentent dans le
même sens que les Leçons d'éthique : ainsi, la
Doctrine de la vertu réaffirme la prééminence du
devoir envers soi-même par rapport aux autres devoirs et celle du devoir
d'estime de soi parmi les devoirs envers soi-même. Tout d'abord,
Le paragraphe 2 de la Doctrine de la vertu affirme la
prééminence des devoirs envers soi-même par rapport aux
devoirs envers les autres. En effet, s'il n'y avait pas de devoirs de l'homme
envers lui-même, « il n'existerait alors absolument aucun devoir,
pas même des devoirs extérieurs » (pas même des devoirs
envers autrui). La raison en est que « je ne puis me reconnaître
comme obligé envers d'autres que dans la mesure où je m'oblige en
même temps moi-même ». C'est que « la loi en vertu de
laquelle je me considère comme obligé, émane dans tous les
cas de ma propre raison pratique ». Tout devoir est donc bien un devoir
envers soi-même, puisque celui envers qui le débiteur est
obligé est toujours en même temps le créditeur (même
si le créditeur peut être aussi autrui dans le cas des
devoirs envers autrui). Tout devoir s'exprime à la première
personne : c'est un « je dois », et non un « tu dois ».
« Ainsi, dit-on », selon un exemple fourni par ce même
paragraphe 2, « lorsqu'il s'agit par exemple d'un point touchant la
sauvegarde de mon honneur ou de ma vie », que « j'en suis redevable
à moi-même ».
Ensuite, l'obligation de l'homme envers
lui-même se définit comme l'obligation de l'homme envers
l'humanité qui réside dans sa personne : l'homme, peut-on lire au
paragraphe 3 de la Doctrine de la vertu, « est un être
capable
d'obligation et en particulier d'obligation envers
lui-même (l'humanité en sa personne) ». Tout devoir envers
soi-même a pour principe la loi en vertu de laquelle je me
considère comme obligé de respecter l'humanité dans ma
personne, c'est-à-dire la loi qui fait de l'estime de soi au sens
pratique un devoir.
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En raison de la dignité de notre nature, nous avons un
devoir d'estime de nous-mêmes qui occupe un rang prééminent
parmi tous les devoirs. Mais qu'estce qui fonde ce devoir fondamental
lui-même ? Les Leçons d'éthique répondent
à cette question par un sentiment qui nous pousserait à chercher
un jugement positif concernant la valeur de notre personne : « Un certain
amour de l'honneur gît au fondement de ces devoirs [les devoirs envers
soi-même], lequel consiste pour l'homme à s'estimer lui-même
et à ne pas se trouver indigne à ses propres yeux
»74. Or, ne s'agit-il pas là, avec ce jugement où
on se trouve digne de sa propre humanité, d'une forme rationnelle
à laquelle correspond dans le sentiment une forme subjective de l'estime
de soi ? Nous avons vu en effet, dans l'examen de la question de savoir si
l'estime de soi était un devoir ou non, qu'il existait, à
côté de l'estime de soi en un sens objectif (comme manière
d'agir), une estime de soi au sens psychologique (comme sentiment). Nous allons
maintenant nous intéresser à l'estime de soi sous son aspect
subjectif pour savoir si, comme l'affirment les Leçons
d'éthique, elle peut, comme son homologue objectif, jouer un
rôle dans la vie morale.
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