1.2.2. L'estime de soi condition sine qua non de la
moralité.
Ce devoir n'est-il qu'un devoir parmi d'autres ? Ou
revêt-il une importance particulière dans l'existence morale ? La
Doctrine de la vertu, au moment où elle énonce ce
devoir, fait cette injonction : « la conscience de la
sublimité de sa disposition morale », autrement dit
la conscience de la dignité de la nature de l'homme, « doit
toujours l'accompagner »42. Qu'est-ce que Kant
entend par ce « toujours » ? Est-ce à dire
que, chez Kant, l'observation du devoir relatif à la dignité
de l'humanité en nous est une condition sine qua non
de l'action morale, à tel point que toute immoralité
témoigne d'un manquement à ce
40 Aristote (2007), p. 194
41 DV, p. 724
42 DV, p. 723
même devoir ? Nous allons maintenant essayer de
défendre cette thèse à la suite
de Stephen J. Massey.
Avant d'exposer les arguments kantiens permettant de
défendre cette proposition, examinons les différents types de
devoirs présentés par la Doctrine de la vertu et
demandons-nous si, dans leur violation, c'est-à-dire dans la pratique
des vices qui leur correspondent, l'agent s'estime ou non au sens pratique du
terme. Puisque, nous l'avons vu, cette forme pratique consiste à agir
conformément à la valeur absolue que nous confère notre
humanité, c'est-à-dire à nous traiter nous-mêmes
comme des fins en soi, nous nous demanderons donc si l'homme qui pratique ces
vices adopte ou non la maxime prescrivant de se traiter soi-même comme
une fin en soi.
Les devoirs de l'homme sont de deux espèces, selon
Kant. Les devoirs de l'homme envers autrui et les devoirs de l'homme envers
lui-même. Les devoirs envers soi se divisent eux-mêmes, selon une
scission que Kant appelle « subjective », en deux espèces :
les devoirs envers lui-même de l'homme considéré «
comme un être animal (physique) et en même temps moral
», d'une
part, et les devoirs envers lui-même de l'homme
considéré « uniquement comme être moral
»43, d'autre part. En ce qui concerne les devoirs de
l'homme envers lui-
même considéré depuis ce dernier point de
vue, on peut les opposer à trois vices :
« Ces devoirs s'opposent aux vices du mensonge,
de l'avarice et de la fausse humilité
(bassesse) »44. En ce qui concerne les devoirs de l'homme
envers lui-
même considéré comme être animal et
moral, ils s'opposent à trois autres vices :
« le suicide, l'usage contre nature du penchant
sexuel et la jouissance immodérée des plaisirs de la
table »45.
43 DV, p. 704
44 DV, p. 715
45 DV, p. 704
Examinons d'abord la première espèce de vices
citée et commençons par
le cas de la bassesse. Comment définir celle-ci, et
l'homme bas manque-t-il de se traiter lui-même comme une fin en soi ?
Si l'humilité et la fierté noble entrent
dans la composition de l'estime de soi « bien
ordonnée » (voir notre section 2.1.2), Kant écrit que la
« bassesse est son contraire »46. La bassesse est
précisément ce dont on fait preuve lorsqu'on
fait preuve de « mépris de soi », expression qui sert
d'ailleurs souvent à désigner ce vice (voir la Doctrine de la
vertu, §11). Par exemple, lorsque, dans le but de satisfaire nos
inclinations, nous nous soumettons à la volonté d'autrui, dans
l'espoir d'obtenir ainsi quelque faveur, nous devenons en quelque sorte les
esclaves d'autrui. Or, dans une telle
conduite servile, l'homme se traite comme s'il n'était
pas « the moral equal of others »47, comme s'il
n'était pas égal en valeur morale ou en dignité par
rapport à
autrui, mais inférieur. Il ne se traite pas comme une
fin en soi de même rang que toutes les autres fins en soi. Son
comportement témoigne bien d'un manquement au devoir d'estime de soi. De
manière générale, dans la pratique de la bassesse comme
mépris de soi, l'agent témoigne du même manquement au
devoir d'estime de soi-même.
Qu'en est-il de l'avarice et du mensonge ? L'avarice, «
en tant que restriction, au-dessous de la mesure du véritable besoin, de
la jouissance
personnelle des moyens de bien vivre, (...) contredit
le devoir envers soimême »48. L'avare utilise
les moyens à sa disposition en-dessous de ce que
requièrent ses besoins et son bonheur personnel, tel
Harpagon se contentant de haillons alors que son honorabilité et son
confort requerraient une tenue plus
46 Leçons, p. 239
47 Massey (1983), p. 66
48 DV, p. 719
digne : dans l'avarice, on agit « as if one were a
thing and not a person »49, comme si on était une
chose et non une personne. On néglige donc bien, alors, d'adopter la
maxime prescrivant de se traiter conformément à sa
véritable valeur de personne. Dans le cas du mensonge cette fois,
l'homme utilise « la faculté de communiquer ses pensées
» pour « une fin directement opposée à la
finalité naturelle » de cette faculté et renonce ainsi
à « sa personnalité »50. C'est même,
nous dit Kant, la « plus grande violation du devoir de l'homme envers
lui-même, considéré uniquement comme être moral
(à savoir l'humanité en sa personne) »51. Comme
dans le cas du vice précédent, il s'agit bien d'une «
indignité qui doit le rendre méprisable à ses propres yeux
»52, et dans laquelle l'homme manque de faire preuve d'estime
de soi.
Pour achever de persuader que, dans le cas des trois vices
correspondant au devoir de l'homme envers lui-même en tant seulement
qu'être moral, la pratique de ces vices fait la preuve d'un mépris
de soi, on peut faire remarquer qu'au devoir d'estime de soi (comme être
moral) correspond une vertu de l'estime de soi : la « vertu qui s'oppose
à tous ces vices pourrait s'appeler l'honneur (honestas interna
justum sui aestimium) »53, l'honnêteté
interne ou la juste estime de soi. Dans le respect du devoir envers
soi-même (comme être moral), l'homme pratique l' « honneur
», c'est-à-dire la vertu qui consiste à se rendre estimable
à ses propres yeux par la moralité de ses actions et donc
à produire un sentiment d'estime de soi qu'on peut dire « juste
» ou morale puisqu'elle suppose la moralité. A l'inverse, dans la
pratique des vices opposés, l'homme se méprise luimême.
49 Massey (1983), p. 66
50 DV, p. 716
51 DV, p. 715
52 DV, p. 716
53 DV, p. 704
On pourrait étendre cette analyse aux vices correspondant
aux devoirs de
l'homme envers lui-même en tant qu'être animal et
moral. Kant dénonce ces vices
en tant que ceux qui se rendent coupables de les pratiquer
agissent « as if they were mere things »54 :
ils se traitent comme de simples choses en se traitant
comme de simples moyens, et non comme des fins en soi. Par
exemple, le suicidé
dispose de son humanité « comme d'un simple moyen
en vue d'une fin quelconque »55. Si, dès que la vie
devient insupportable, une personne détruit
l'humanité qu'elle possède en se suicidant, elle
traite celle-ci uniquement comme un moyen destiné à mener une
vie dont la quantité de souffrance est supportable : « Si, pour
échapper à une situation pénible, il se détruit
lui-même, il se sert d'une
personne uniquement comme d'un moyen destiné
à maintenir une situation supportable jusqu'à la fin de la vie
»56. Car, dans la destruction de son humanité,
le suicidé fait la preuve qu'il la considère
comme sans valeur parce que elle ne lui permet plus de vivre une vie
supportable : il fait la preuve qu'il la considère comme n'ayant une
valeur que si elle peut être utilisée à cette fin. Il
prouve par son action qu'il réduit sa valeur à une
utilité, ce qui peut fournir la définition de « traiter
quelque chose seulement comme un moyen ». Le suicidé donc ne fait
rien moins, selon Kant, que mépriser ou diminuer la valeur de
l'humanité en sa personne en réduisant sa valeur absolue à
une valeur relative moindre. La violation des devoirs de l'homme envers
lui-même en tant qu'être animal (et moral) témoigne bien
ainsi d'un manquement au devoir d'estime de soi.
En ce qui concerne enfin les devoirs de l'homme envers autrui,
leur violation elle aussi témoigne d'un manquement à ce devoir de
révérence envers soi, « since it involves a failure to
conform one's actions to the moral law and
54 Massey (1983), p. 67
55 DV, p. 707
56 Fdts, p. 295
therefore a failure to treat oneself as an end
»57. Lorsque l'agent néglige ces devoirs, il ne
conforme pas son action à la loi morale et donc ne se traite pas comme
une fin en soi. En effet, si mon intention n'est pas conforme à la loi
morale, je n'exerce pas ma capacité à la moralité,
laquelle, nous l'avons vu, fait partie de l'humanité dans ma personne.
J'agis comme si mon humanité n'avait de valeur que dans certaines
circonstances, pour certaines fins, comme si elle n'avait pas de valeur
absolue. Je fais la preuve que je la considère comme n'ayant pas de
dignité. Transgresser son devoir envers autrui, c'est aussi transgresser
son devoir envers soi-même.
Ainsi, dans chacun des cas étudiés, la violation
du devoir implique un défaut d'estime de soi (au sens pratique) et par
là un manquement au devoir d'estime de soi. De manière
générale, dans une perspective kantienne, on peut argumenter pour
dire que « all immorality shows a lack of self-respect
»58, toute immoralité implique un manquement au devoir
d'estime de soi. C'est que l'estime de soi au sens pratique, « Kant
thinks, requires that one act morally »59 : pour faire
preuve d'estime de soi, il faut agir moralement. En effet, dans
l'immoralité, l'homme n'utilise pas la capacité à la
moralité qui fait partie de son humanité. Il fait la preuve par
son action qu'il ne considère pas cette capacité morale comme
ayant une valeur absolue, mais une valeur relative : il la considère
comme un simple moyen. Partant, c'est son humanité tout entière
qu'il considère seulement comme un moyen. Il fait preuve de
mépris à l'égard de lui-même. Toute
immoralité manifeste un mépris de soi et, inversement, toute
moralité suppose une estime de soi objective. L'estime de soi, au sens
pratique que lui donne Kant, fournit une condition objective de la
moralité. C'est le sens de ce vers latin que
57 Massey (1983), p. 67
58 Massey (1983), p. 64
59 Massey (1983), p. 64
Kant aimait à citer : « Nec propter vitam
vivendi perdere causas », l'honnête homme « vit et ne
peut souffrir d'être à ses propres yeux indigne de la vie
»60. Ou
plutôt il ne peut souffrir d'être à ses yeux
indigne de l'humanité dans sa personne. Si l'homme vertueux est celui
qui se rend estimable à ses propres yeux par ses actes, cela signifie
que l'action morale est celle qui maintient la dignité de
l'agent : « L'honnête homme » est celui qui a
le mérite « d'avoir maintenu et honoré en sa personne la
dignité propre à l'humanité »61. L'action
morale est celle
qui est accomplie dans la considération de et en vue de la
dignité humaine : elle est une estime de soi au sens objectif de
l'expression.
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