1.2. L'estime de soi pratique
1.2.1. L'estime de soi pratique est-elle un devoir ?
Mais on peut peut-être penser une autre forme de
l'estime de soi que la forme esthétique. On peut peut-être opposer
à l'estime de soi esthétique une forme « pratique » de
cette estime, sur le modèle de l'opposition que Kant établit
entre l'amour « esthétique » et l'amor benevolentiae,
c'est-à-dire la bienveillance. La
première forme d'amour, nous l'avons vu, « est une
affaire de sensation, non de vouloir »22. Mais
« en tant qu'acte, la bienveillance » est tout à fait
autre chose :
lorsque je fais preuve de bienveillance, j'aime parce
que je le veux. Kant appelle
cette dernière forme de l'amour « un amour
pratique (...) qui réside dans la volonté
»23. De la même manière, l'estime de soi
esthétique est un sentiment
purement subjectif, qui relève de la
sensibilité. La question est donc de savoir si, à cette estime
esthétique, on pourrait opposer une éventuelle forme pratique ou
morale, qui serait un acte (ou quelque chose d'analogue à un acte) dont
l'existence serait causée par une volition et qui dépendrait par
conséquent de la volonté.
Kant répond par l'affirmative à cette question,
puisque c'est bien de cette dernière forme d'estime de soi qu'il est
question au paragraphe 11 de la Doctrine de la vertu. Kant ne parle
plus ici de prénotion esthétique, mais d' « estime
morale
21 Pascal (1990), p. 237
22 DV, p. 684
23 Fdts, p. 258
de soi »24. Comment décrit-il cette
forme pratique de respect de soi ? Il faut entendre ici l'adjectif pratique
littéralement. Comme pratique, l'estime de soi s'apparente à une
action ou à un acte, de la même manière que l'amour, comme
bienveillance, est un acte (voir supra) : c'est l'action de s'estimer, pour
employer une forme verbale plus propre que la forme nominale à exprimer
la nature pratique de la chose. Kant semble en parler plus
précisément comme d'un comment, d'une manière
d'agir, comme le montre la façon dont il précise le sens de
cette estime de soi en l'opposant à la bassesse : «
C'est-à-dire qu'il ne doit pas poursuivre sa fin qui est en même
temps un devoir d'une manière basse et servile
»25. Quelle est donc la manière d'agir dans laquelle on
fait preuve d'estime de soi au sens pratique ?
L'estime de soi est décrite dans ce paragraphe 11 comme
liée à la « conscience » que peut avoir l'homme «
de sa dignité en tant qu'homme rationnel », ou encore
comme liée à la « conscience de la sublimité de sa
disposition morale »26. L'estime de soi est ce dont je fais
preuve lorsque j'agis dans la conscience de ma propre disposition morale au
bien, c'est-à-dire dans la conscience de la dignité de
l'humanité dans ma propre personne (puisque la capacité à
la moralité de l'homme, nous y reviendrons, fonde la dignité de
l'humanité). L'estime de soi pratique, c'est la façon dont on
agit quand on agit dans la considération de et conformément
à la dignité de l'humanité dans sa personne : c'est
pourquoi dire de l'homme qu' « il ne doit pas renoncer à l'estime
morale de soi », c'est la même chose que de dire « qu'il ne
doit pas renoncer à sa dignité »27.
24 DV, p. 723
25 DV, p. 723 (les italiques sont de nous)
26 DV, p. 723
27 DV, p. 723
Au paragraphe 12 de la Doctrine de la vertu, Kant
illustre le concept
pratique de l'estime de soi en indiquant des exemples de
manquement à ce devoir d'estime de soi. On agit de manière
contraire à la dignité humaine lorsque, par exemple, on agit
« d'une manière basse et servile », selon la citation
déjà donnée. Et c'est cette servilité dont on fait
preuve, par exemple, dans le fait de
« s'agenouiller ou se prosterner jusqu'à terre,
même pour se rendre sensible l'adoration des choses célestes
», acte qui « est contraire à la dignité humaine
»28.
Celui qui s'abaisse au niveau de la terre, s'humilie à
la fois littéralement (le verbe humilier vient du latin,
humus, sol, terre) et pratiquement (il diminue sa propre valeur),
puisqu'il fait plus preuve d'un mépris que d'une estime de
lui-même.
L'estime de soi décrite dans ces lignes de la
Doctrine de la vertu est bien quelque chose de pratique dans la mesure
où elle dépend de la volonté : l'homme fait preuve
d'estime de soi dans sa conduite parce qu'il le veut. En effet, s'estimer ne
signifie rien d'autre chez Kant que se traiter comme une fin en soi, et non
seulement comme un moyen, comme un être doté d'une dignité,
et non seulement d'un prix (sur cette distinction, voir notre section 1.2.1) :
« considéré comme personne (...) l'homme est
au-dessus de tout prix » et « il convient de
l'estimer, non pas simplement comme un moyen (...) mais au
contraire comme une fin en soi-même, c'est-à-dire qu'il
possède une dignité »29. Et traiter
quelque
chose ou quelqu'un comme tel ou tel, c'est faire la preuve par
son action qu'on considère cette chose ou cette personne de
cette manière. D'ailleurs, les traductions des oeuvres kantiennes
emploient indifféremment les deux expressions : « considérer
comme une fin en soi, et non seulement comme un moyen » et « traiter
comme une fin en soi, et non seulement comme un moyen ».
Traiter quelque chose non seulement comme un moyen, mais comme
une fin en
soi, c'est prouver par son action qu'on considère cette
chose comme une valeur, non pas seulement pour obtenir ou réaliser autre
chose, mais aussi en elle-même. Se traiter comme une fin en soi, non
seulement comme un moyen, c'est agir en homme qui se considère comme
doté d'une dignité, non seulement d'une utilité. Pour
prendre un contre-exemple, si je mène une vie d'ivrogne pour m'abrutir
et ne plus penser à mes malheurs, je cesse d'utiliser ma faculté
de réflexion au motif qu'elle ne me permet plus de continuer à
mener une vie relativement heureuse comme fin extérieure à
l'exercice de cette faculté. Je fais la preuve par mes actions que je la
considère comme n'ayant de valeur que comme moyen utile au bonheur. Et
comme cette faculté fait partie de l'humanité comme
propriété que je possède, ce que je considère ainsi
comme n'ayant de valeur que comme moyen,
c'est l'humanité dans ma personne. C'est pourquoi «
ivrognerie et gloutonnerie sont des vices
»30, selon Kant (voir aussi l'exemple du suicide dans
notre section 1.2.2). Or, il ne dépend que de ma
volonté de faire preuve d'une telle considération. La
liberté exprime justement la causalité de la raison d'un
être doué
de dignité. Je suis aussi libre de me considérer
« en tant qu'homme rationnel » que de me
considérer « en tant qu'homme animal »31.
Et, si je me considère d'après
ma nature animale, je ne prendrai pas conscience de ma haute
valeur, de ma dignité d'être raisonnable, mais bien plutôt
de mon « insignifiance en tant qu'homme animal ». L'estime
de soi qui consiste à se considérer et se traiter comme un
être raisonnable dépend donc bien d'un libre choix de la
volonté. Et elle se distingue bien de la forme esthétique de
l'estime de soi, qui ne dépend pas de la volonté, nous l'avons
vu, mais de la sensibilité.
Dès lors, les raisons qui interdisaient à l'estime
de soi esthétique d'être un
devoir ne sauraient s'appliquer à l'estime de soi sous
sa forme pratique. Nous disions de la forme esthétique qu'elle
n'était pas un devoir en raison de son caractère sentimental : la
deuxième forme, comme manière d'agir qui consiste à se
conduire en se traitant comme une fin en soi et non seulement comme un moyen,
n'a rien d'un sentiment. Nous disions encore de la forme esthétique
qu'elle n'était pas un devoir parce que la représentation d'un
tel devoir supposerait le respect (pour cette loi du devoir) lui-même. La
forme pratique échappe à ce cercle vicieux puisqu'elle se
distingue, en tant que forme pratique non subjective, du sentiment de respect
pour la loi et que, donc, elle peut être représentée par le
respect d'une loi du devoir commandant à l'homme de s'estimer
lui-même. Nous disions enfin que la forme esthétique
n'était pas un devoir parce qu'elle ne pouvait pas se commander, mais
seulement s'arracher, s'imposer : la forme pratique, dans la mesure où
elle dépend d'une volonté libre, ne peut être
imposée de l'extérieur à un sujet, mais c'est librement
que je puis adopter la maxime de me traiter en conformité avec la
dignité de l'humanité dans ma personne. C'est
précisément
pour cela que cette forme est pratique, l'adjectif «
pratique » étant attribué par Kant à « tout ce
qui est possible par liberté »32.
Si aucune des raisons précédentes n'interdit
à l'estime de soi morale d'être un devoir, quelles sont les
raisons qui obligent à en faire un devoir ? Nous avons vu que l'estime
de soi, au sens pratique, équivalait à agir conformément
à la dignité de l'humanité dans sa personne, au sens de ne
pas entamer cette valeur absolue par nos actions. Ce serait donc en raison de
la dignité de l'humanité dans sa personne que tout homme aurait
le devoir d'agir conformément à cette dignité, de
s'estimer. La dignité de l'homme lui imposerait une exigence : celle de
la
respecter (au sens pratique). En affirmant cette idée
d'une dignité qui donne un
devoir, Kant ne fait que reprendre à son compte quelque
chose qui est déjà contenu dans la notion originelle de
dignité. A l'origine, en effet, dans les sociétés
caractérisées par une division du corps social en
différents rangs et conditions et par « un code moral ou des
règles protocolaires » exigeant « des membres des classes
supérieures qu'ils se comportent d'une manière `digne' », la
dignité était conçue comme la propriété du
comportement des individus occupant une
« position sociale supérieure » lorsque
celui-ci exprimait « de manière appropriée » cette
position sociale supérieure33. Mais Kant ajoute à la
notion de
dignité une signification nouvelle, celle de
dignité de l'humanité, à une époque
oüse répand l'idée d'une égalité
entre les hommes. Pourquoi l'humanité aurait-elle
donc une dignité ? Pour répondre, il faut
définir d'abord la notion de dignité.
Pour ce faire, Kant oppose la notion de dignité
à celle de prix. C'est ce que faisaient déjà les
Stoïciens, dont Kant s'inspire dans sa théorie de la valeur. Ainsi
Sénèque, dans ses Lettres à Lucilius, distinguait
les biens relatifs, qui ont un prix, et les biens absolus, qui ont une
dignité : « Les biens du corps sont biens au regard
du corps, mais ce ne sont pas des biens absolus. A vrai dire,
ils ne seront pas sans prix, mais toute dignité leur sera
refusée »34. On retrouve cette distinction chez
Kant lorsqu'il établit une différenciation entre
valeur extrinsèque et valeur intrinsèque. La théorie
kantienne opère en effet une division prépondérante de la
notion de valeur en se fondant sur l'opposition entre l'intérieur et
l'extérieur. Une chose peut valoir parce qu'elle permet d'obtenir ou de
réaliser autre chose : c'est le cas de tout ce qui est utile et qui a
ainsi une valeur externe ou extrinsèque (parce que sa valeur
réside dans ce en vue de quoi elle est bonne). Ou une chose
peut valoir en elle-même et non pas relativement à
autre chose : c'est le cas de
tout ce qui a une valeur interne ou intrinsèque. Pour
donner un exemple célèbre de chose ayant une telle valeur, on
peut bien sûr évoquer la bonne volonté telle que la
présente Kant au début des Fondements de la
métaphysique des moeurs : si la bonne volonté est bonne et a
une valeur, ce n'est pas parce qu'elle permet « d'atteindre tel ou tel but
proposé », ce n'est pas son utilité pour obtenir ou
réaliser autre chose (l'estime publique ou la satisfaction d'avoir bien
agi par exemple), mais « c'est en soi qu'elle est bonne », à
tel point que, même si elle ne
servait à rien, « elle n'en brillerait pas moins,
ainsi qu'un joyau, de son propre éclat »35. La
dignité est la valeur intrinsèque d'une fin en soi, tandis que le
prix est
la valeur ordinaire d'une fin relative : « Ce qui
constitue la condition qui seule peut faire que quelque chose est une fin en
soi, cela n'a pas seulement une valeur
relative, c'est-à-dire un prix, mais une valeur
intrinsèque, c'est-à-dire une dignité
»36.
Or, précise Kant, « la moralité est la
condition qui seule peut faire qu'un être raisonnable est une fin en soi
»37. Car, sans elle, un être raisonnable ne peut
être un membre législateur dans le règne
des fins : « il n'est possible que par elle d'être un membre
législateur dans le règne des fins »38. Et «
l'humanité, en tant
qu'elle est capable de moralité » remplit cette
condition. L'humanité peut donc légitimement prétendre
à la valeur d'une fin en soi, dont nous savons que c'est
une valeur intrinsèque, une dignité : « La
moralité, ainsi que l'humanité, (...) sont donc les seules
choses qui aient de la dignité »39. On retrouve ici la
vieille idée
selon laquelle ce qu'on juge moral, c'est toujours la vertu
(comme capacité à la
35 Fdts, p. 252
36 Fdts, p. 301-302
37 Fdts, p. 302
38 Fdts, p. 302
39 Fdts, p. 302
moralité, comme capacité à faire le bien),
ou plutôt que la condition de la valeur
morale d'une chose (telle action, tel bien) réside dans
le fait que celle-ci soit liée à la vertu, qu'elle la
manifeste, la produise ou la suppose. Comme l'écrit Aristote, «
les choses qui produisent la vertu sont belles (car elles tendent à la
vertu) ; de
même pour les choses qui dérivent de la vertu, tels
les signes (sèmeia) de vertu et les réalisations
(erga) de celle-ci »40.
Il convient donc bien de considérer et de traiter comme
une fin en soi l'humanité dans sa personne (ou dans la personne
d'autrui). Nous avons donc bien un devoir d'estime de nous-mêmes, celui
qui consiste à adopter la maxime enjoignant de se traiter soi-même
conformément à sa dignité, i.e. de se traiter
comme une fin en soi et non simplement comme un moyen, et à agir
d'après cette maxime. C'est ce que Kant exprime dans cette formule
marquante : l'homme doit respecter l'homme ou, in extenso, «
l'homme (physique) » doit « respecter
l'homme (moral) en sa propre personne ». Nous appellerons
ce devoir selon une formule que Kant utilise : le « devoir relatif
à la dignité de l'humanité en nous »41.
|