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L'estime de soi dans la philosophie de Kant

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par Thomas Giraud
Université Paris I Panthéon-Sorbonne - Master 2 Recherche 2010
  

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1.2. L'estime de soi pratique

1.2.1. L'estime de soi pratique est-elle un devoir ?

Mais on peut peut-être penser une autre forme de l'estime de soi que la forme esthétique. On peut peut-être opposer à l'estime de soi esthétique une forme « pratique » de cette estime, sur le modèle de l'opposition que Kant établit entre l'amour « esthétique » et l'amor benevolentiae, c'est-à-dire la bienveillance. La

première forme d'amour, nous l'avons vu, « est une affaire de sensation, non de
vouloir »22. Mais « en tant qu'acte, la bienveillance » est tout à fait autre chose :

lorsque je fais preuve de bienveillance, j'aime parce que je le veux. Kant appelle

cette dernière forme de l'amour « un amour pratique (...) qui réside dans la
volonté »23. De la même manière, l'estime de soi esthétique est un sentiment

purement subjectif, qui relève de la sensibilité. La question est donc de savoir si, à cette estime esthétique, on pourrait opposer une éventuelle forme pratique ou morale, qui serait un acte (ou quelque chose d'analogue à un acte) dont l'existence serait causée par une volition et qui dépendrait par conséquent de la volonté.

Kant répond par l'affirmative à cette question, puisque c'est bien de cette dernière forme d'estime de soi qu'il est question au paragraphe 11 de la Doctrine de la vertu. Kant ne parle plus ici de prénotion esthétique, mais d' « estime morale

21 Pascal (1990), p. 237

22 DV, p. 684

23 Fdts, p. 258

de soi »24. Comment décrit-il cette forme pratique de respect de soi ? Il faut entendre ici l'adjectif pratique littéralement. Comme pratique, l'estime de soi s'apparente à une action ou à un acte, de la même manière que l'amour, comme bienveillance, est un acte (voir supra) : c'est l'action de s'estimer, pour employer une forme verbale plus propre que la forme nominale à exprimer la nature pratique de la chose. Kant semble en parler plus précisément comme d'un comment, d'une manière d'agir, comme le montre la façon dont il précise le sens de cette estime de soi en l'opposant à la bassesse : « C'est-à-dire qu'il ne doit pas poursuivre sa fin qui est en même temps un devoir d'une manière basse et servile »25. Quelle est donc la manière d'agir dans laquelle on fait preuve d'estime de soi au sens pratique ?

L'estime de soi est décrite dans ce paragraphe 11 comme liée à la « conscience » que peut avoir l'homme « de sa dignité en tant qu'homme rationnel », ou encore comme liée à la « conscience de la sublimité de sa disposition morale »26. L'estime de soi est ce dont je fais preuve lorsque j'agis dans la conscience de ma propre disposition morale au bien, c'est-à-dire dans la conscience de la dignité de l'humanité dans ma propre personne (puisque la capacité à la moralité de l'homme, nous y reviendrons, fonde la dignité de l'humanité). L'estime de soi pratique, c'est la façon dont on agit quand on agit dans la considération de et conformément à la dignité de l'humanité dans sa personne : c'est pourquoi dire de l'homme qu' « il ne doit pas renoncer à l'estime morale de soi », c'est la même chose que de dire « qu'il ne doit pas renoncer à sa dignité »27.

24 DV, p. 723

25 DV, p. 723 (les italiques sont de nous)

26 DV, p. 723

27 DV, p. 723

Au paragraphe 12 de la Doctrine de la vertu, Kant illustre le concept

pratique de l'estime de soi en indiquant des exemples de manquement à ce devoir d'estime de soi. On agit de manière contraire à la dignité humaine lorsque, par exemple, on agit « d'une manière basse et servile », selon la citation déjà donnée. Et c'est cette servilité dont on fait preuve, par exemple, dans le fait de

« s'agenouiller ou se prosterner jusqu'à terre, même pour se rendre sensible
l'adoration des choses célestes », acte qui « est contraire à la dignité humaine »28.

Celui qui s'abaisse au niveau de la terre, s'humilie à la fois littéralement (le verbe humilier vient du latin, humus, sol, terre) et pratiquement (il diminue sa propre valeur), puisqu'il fait plus preuve d'un mépris que d'une estime de lui-même.

L'estime de soi décrite dans ces lignes de la Doctrine de la vertu est bien quelque chose de pratique dans la mesure où elle dépend de la volonté : l'homme fait preuve d'estime de soi dans sa conduite parce qu'il le veut. En effet, s'estimer ne signifie rien d'autre chez Kant que se traiter comme une fin en soi, et non seulement comme un moyen, comme un être doté d'une dignité, et non seulement d'un prix (sur cette distinction, voir notre section 1.2.1) : « considéré comme personne (...) l'homme est au-dessus de tout prix » et « il convient de

l'estimer, non pas simplement comme un moyen (...) mais au contraire comme
une fin en soi-même, c'est-à-dire qu'il possède une dignité »29. Et traiter quelque

chose ou quelqu'un comme tel ou tel, c'est faire la preuve par son action qu'on considère cette chose ou cette personne de cette manière. D'ailleurs, les traductions des oeuvres kantiennes emploient indifféremment les deux expressions : « considérer comme une fin en soi, et non seulement comme un moyen » et « traiter comme une fin en soi, et non seulement comme un moyen ».

Traiter quelque chose non seulement comme un moyen, mais comme une fin en

soi, c'est prouver par son action qu'on considère cette chose comme une valeur, non pas seulement pour obtenir ou réaliser autre chose, mais aussi en elle-même. Se traiter comme une fin en soi, non seulement comme un moyen, c'est agir en homme qui se considère comme doté d'une dignité, non seulement d'une utilité. Pour prendre un contre-exemple, si je mène une vie d'ivrogne pour m'abrutir et ne plus penser à mes malheurs, je cesse d'utiliser ma faculté de réflexion au motif qu'elle ne me permet plus de continuer à mener une vie relativement heureuse comme fin extérieure à l'exercice de cette faculté. Je fais la preuve par mes actions que je la considère comme n'ayant de valeur que comme moyen utile au bonheur. Et comme cette faculté fait partie de l'humanité comme propriété que je possède, ce que je considère ainsi comme n'ayant de valeur que comme moyen,

c'est l'humanité dans ma personne. C'est pourquoi « ivrognerie et
gloutonnerie sont des vices »30, selon Kant (voir aussi l'exemple du suicide dans

notre section 1.2.2). Or, il ne dépend que de ma volonté de faire preuve d'une telle
considération. La liberté exprime justement la causalité de la raison d'un être doué

de dignité. Je suis aussi libre de me considérer « en tant qu'homme rationnel » que
de me considérer « en tant qu'homme animal »31. Et, si je me considère d'après

ma nature animale, je ne prendrai pas conscience de ma haute valeur, de ma dignité d'être raisonnable, mais bien plutôt de mon « insignifiance en tant qu'homme animal ». L'estime de soi qui consiste à se considérer et se traiter comme un être raisonnable dépend donc bien d'un libre choix de la volonté. Et elle se distingue bien de la forme esthétique de l'estime de soi, qui ne dépend pas de la volonté, nous l'avons vu, mais de la sensibilité.

Dès lors, les raisons qui interdisaient à l'estime de soi esthétique d'être un

devoir ne sauraient s'appliquer à l'estime de soi sous sa forme pratique. Nous disions de la forme esthétique qu'elle n'était pas un devoir en raison de son caractère sentimental : la deuxième forme, comme manière d'agir qui consiste à se conduire en se traitant comme une fin en soi et non seulement comme un moyen, n'a rien d'un sentiment. Nous disions encore de la forme esthétique qu'elle n'était pas un devoir parce que la représentation d'un tel devoir supposerait le respect (pour cette loi du devoir) lui-même. La forme pratique échappe à ce cercle vicieux puisqu'elle se distingue, en tant que forme pratique non subjective, du sentiment de respect pour la loi et que, donc, elle peut être représentée par le respect d'une loi du devoir commandant à l'homme de s'estimer lui-même. Nous disions enfin que la forme esthétique n'était pas un devoir parce qu'elle ne pouvait pas se commander, mais seulement s'arracher, s'imposer : la forme pratique, dans la mesure où elle dépend d'une volonté libre, ne peut être imposée de l'extérieur à un sujet, mais c'est librement que je puis adopter la maxime de me traiter en conformité avec la dignité de l'humanité dans ma personne. C'est précisément

pour cela que cette forme est pratique, l'adjectif « pratique » étant attribué par Kant à « tout ce qui est possible par liberté »32.

Si aucune des raisons précédentes n'interdit à l'estime de soi morale d'être un devoir, quelles sont les raisons qui obligent à en faire un devoir ? Nous avons vu que l'estime de soi, au sens pratique, équivalait à agir conformément à la dignité de l'humanité dans sa personne, au sens de ne pas entamer cette valeur absolue par nos actions. Ce serait donc en raison de la dignité de l'humanité dans sa personne que tout homme aurait le devoir d'agir conformément à cette dignité, de s'estimer. La dignité de l'homme lui imposerait une exigence : celle de la

respecter (au sens pratique). En affirmant cette idée d'une dignité qui donne un

devoir, Kant ne fait que reprendre à son compte quelque chose qui est déjà contenu dans la notion originelle de dignité. A l'origine, en effet, dans les sociétés caractérisées par une division du corps social en différents rangs et conditions et par « un code moral ou des règles protocolaires » exigeant « des membres des classes supérieures qu'ils se comportent d'une manière `digne' », la dignité était conçue comme la propriété du comportement des individus occupant une

« position sociale supérieure » lorsque celui-ci exprimait « de manière
appropriée » cette position sociale supérieure33. Mais Kant ajoute à la notion de

dignité une signification nouvelle, celle de dignité de l'humanité, à une époque se répand l'idée d'une égalité entre les hommes. Pourquoi l'humanité aurait-elle

donc une dignité ? Pour répondre, il faut définir d'abord la notion de dignité.

Pour ce faire, Kant oppose la notion de dignité à celle de prix. C'est ce que faisaient déjà les Stoïciens, dont Kant s'inspire dans sa théorie de la valeur. Ainsi Sénèque, dans ses Lettres à Lucilius, distinguait les biens relatifs, qui ont un prix, et les biens absolus, qui ont une dignité : « Les biens du corps sont biens au regard

du corps, mais ce ne sont pas des biens absolus. A vrai dire, ils ne seront pas sans
prix, mais toute dignité leur sera refusée »34. On retrouve cette distinction chez

Kant lorsqu'il établit une différenciation entre valeur extrinsèque et valeur intrinsèque. La théorie kantienne opère en effet une division prépondérante de la notion de valeur en se fondant sur l'opposition entre l'intérieur et l'extérieur. Une chose peut valoir parce qu'elle permet d'obtenir ou de réaliser autre chose : c'est le cas de tout ce qui est utile et qui a ainsi une valeur externe ou extrinsèque (parce que sa valeur réside dans ce en vue de quoi elle est bonne). Ou une chose

peut valoir en elle-même et non pas relativement à autre chose : c'est le cas de

tout ce qui a une valeur interne ou intrinsèque. Pour donner un exemple célèbre de chose ayant une telle valeur, on peut bien sûr évoquer la bonne volonté telle que la présente Kant au début des Fondements de la métaphysique des moeurs : si la bonne volonté est bonne et a une valeur, ce n'est pas parce qu'elle permet « d'atteindre tel ou tel but proposé », ce n'est pas son utilité pour obtenir ou réaliser autre chose (l'estime publique ou la satisfaction d'avoir bien agi par exemple), mais « c'est en soi qu'elle est bonne », à tel point que, même si elle ne

servait à rien, « elle n'en brillerait pas moins, ainsi qu'un joyau, de son propre
éclat »35. La dignité est la valeur intrinsèque d'une fin en soi, tandis que le prix est

la valeur ordinaire d'une fin relative : « Ce qui constitue la condition qui seule
peut faire que quelque chose est une fin en soi, cela n'a pas seulement une valeur

relative, c'est-à-dire un prix, mais une valeur intrinsèque, c'est-à-dire une dignité »36.

Or, précise Kant, « la moralité est la condition qui seule peut faire qu'un être raisonnable est une fin en soi »37. Car, sans elle, un être raisonnable ne peut

être un membre législateur dans le règne des fins : « il n'est possible que par elle
d'être un membre législateur dans le règne des fins »38. Et « l'humanité, en tant

qu'elle est capable de moralité » remplit cette condition. L'humanité peut donc
légitimement prétendre à la valeur d'une fin en soi, dont nous savons que c'est

une valeur intrinsèque, une dignité : « La moralité, ainsi que l'humanité, (...) sont
donc les seules choses qui aient de la dignité »39. On retrouve ici la vieille idée

selon laquelle ce qu'on juge moral, c'est toujours la vertu (comme capacité à la

35 Fdts, p. 252

36 Fdts, p. 301-302

37 Fdts, p. 302

38 Fdts, p. 302

39 Fdts, p. 302

moralité, comme capacité à faire le bien), ou plutôt que la condition de la valeur

morale d'une chose (telle action, tel bien) réside dans le fait que celle-ci soit liée à
la vertu, qu'elle la manifeste, la produise ou la suppose. Comme l'écrit Aristote,
« les choses qui produisent la vertu sont belles (car elles tendent à la vertu) ; de

même pour les choses qui dérivent de la vertu, tels les signes (sèmeia) de vertu et les réalisations (erga) de celle-ci »40.

Il convient donc bien de considérer et de traiter comme une fin en soi l'humanité dans sa personne (ou dans la personne d'autrui). Nous avons donc bien un devoir d'estime de nous-mêmes, celui qui consiste à adopter la maxime enjoignant de se traiter soi-même conformément à sa dignité, i.e. de se traiter comme une fin en soi et non simplement comme un moyen, et à agir d'après cette maxime. C'est ce que Kant exprime dans cette formule marquante : l'homme doit respecter l'homme ou, in extenso, « l'homme (physique) » doit « respecter

l'homme (moral) en sa propre personne ». Nous appellerons ce devoir selon une formule que Kant utilise : le « devoir relatif à la dignité de l'humanité en nous »41.

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"Ceux qui vivent sont ceux qui luttent"   Victor Hugo