1.1. L'estime de soi esthétique n'est pas un
devoir
Kant intitule le paragraphe XII évoqué ci-dessus
de la manière suivante : « Prénotions esthétiques
qualifiant la réceptivité de l'esprit aux concepts du devoir en
général ». Il y aurait ainsi des «
prédispositions d'esprit esthétiques et
préalables, mais naturelles (praedispositio) à
être affecté par les concepts du
devoir »13. Kant énumère ainsi
la liste de ces dispositions d'esprit : « Ce sont le sentiment
moral, la conscience, l'amour du prochain et le
respect de soi-même (estime de soi) ». Il y a donc bien une
forme esthétique de l'estime de soi. Mais comment la caractériser
?
Le terme esthétique est employé par Kant dans un
sens proche de l'origine grecque du terme. L'étymologie nous apprend en
effet que « esthétique » vient du grec
aisthèsis, qui désigne la notion de sensation. Or, chez
Kant, est esthétique ce qui relève ou dépend de la
sensibilité. On pourrait donc dire de l'estime de soi (au sens
esthétique) la même chose que ce que dit Kant, dans ce paragraphe
XII, au sujet de « l'amour des hommes » : l'estime de soi « est
une affaire de sensation »14. Plus précisément,
il s'agit d'un certain sentiment (Gefühl), puisque c'est le terme
qu'emploie Kant pour désigner « ce sentiment » du «
respect pour son propre être »15. Insistons avec
Kant sur le fait que, comme sentiment, l'estime de soi se caractérise
par un aspect « purement subjectif »16, puisque tout
sentiment est une (re)présentation qui se contente d'exprimer un
état du sujet, par opposition à une représentation
objective, qui se rapporte à un objet.
C'est justement en tant qu'elle est quelque chose de purement
subjectif que l'estime de soi n'est pas un devoir. En effet, argumente Kant, il
convient de ne pas confondre, d'une part, les « conditions
subjectives » de la moralité, c'est-àdire les
dispositions d'esprit esthétiques qui rendent possible la
réceptivité aux concepts du devoir (dispositions dont fait partie
l'estime de soi, donc) et, d'autre part, les conditions objectives de la
moralité : « en tant que conditions subjectives de la
réceptivité au concept du devoir », celles-là «
ne se trouvent pas au
13 DV, p. 681
14 DV, p. 684
15 DV, p. 686
16 DV, p. 685
fondement de la moralité »17, tandis
que les conditions objectives de la moralité sont
précisément les conditions qui fondent la moralité.
Commander à l'homme d'avoir tel sentiment et d'agir sous l'influence de
ce sentiment, ce serait introduire dans la détermination morale de la
volonté quelque chose qui ne peut s'y trouver, à savoir un
élément subjectif et extérieur à la loi morale
(comme principe pratique objectif). Ce serait rendre toute moralité
impossible puisque, pour que l'action morale ait une valeur morale, il faut que
la loi morale à elle seule détermine la volonté : «
Ce qui est essentiel dans la valeur morale des actions, c'est que la loi
morale détermine immédiatement la volonté
»18. Dans cette immédiateté de la
détermination de la volonté par la loi, rien ne peut apporter son
concours et participer à l'influence exercée sur la
volonté (si ce n'est peut-être un mobile qui résulte
directement de la loi, si ce n'est la loi en tant qu'elle s'incarne dans un
mobile sensible). Il n'y a donc « aucune obligation d'avoir ces
qualités »19 comme conditions seulement subjectives de
la moralité. On peut signaler ici une conséquence importante des
principes qui permettent à Kant de poser que l'estime de soi comme
sentiment ne constitue pas un devoir : la morale ne commande que des actes,
jamais des sentiments. Elle s'adresse à la volonté (comme
faculté de l'action), non à l'âme ou au coeur.
Par ailleurs, l'estime de soi apparaît dans ce
paragraphe comme unie avec le respect pour la loi morale (voir notre section
2.2.1) : après avoir parlé des conditions subjectives de la
moralité en général, Kant parle de l'estime de soi en
particulier dans un sous-paragraphe intitulé « Du respect »,
et non « De l'estime de soi » ou « Du respect de soi ». Et,
si l'estime de soi est bien impliquée ou identique avec le respect pour
la loi morale, il faut considérer comme valant pour
17 DV, p. 681
18 CrPr, p. 695
19 DV, p. 681
l'estime de soi ce qui est dit ici du respect. Or, ce
sous-paragraphe affirme que nous ne pouvons avoir un devoir envers le respect.
En effet, pour pouvoir produire le respect en nous-mêmes par devoir,
i.e. par respect pour un devoir d'estime de soi (au sens
esthétique, toujours), il faudrait d'abord se représenter la loi
du devoir qui nous obligerait à produire ce sentiment. Or, l'homme doit
éprouver en luimême un respect pour la loi du devoir qui
s'applique dans telle situation particulière, pour pouvoir seulement se
représenter un devoir (voir notre section 2.3.2). Affirmer que nous
avons un devoir envers le respect, cela reviendrait donc à faire de la
représentation du devoir un devoir : « Avoir un devoir envers le
respect reviendrait donc à faire du devoir même un devoir
»20. Kant semble réfuter ici le devoir de respect par
l'idée d'une antériorité du respect par rapport au devoir
: le respect étant la condition (de la considération) du devoir,
il doit précéder le devoir et non être produit par lui,
comme ce serait le cas dans un devoir de produire le respect en
nous-mêmes.
Kant avance un dernier argument pour montrer que l'estime de
soi n'est pas un devoir. Le paragraphe XII de l'introduction de la Doctrine
de la vertu souligne que l'estime de soi, en tant que « respect
» que l'homme a « pour son propre être », n'est pas
quelque chose qui soit exigible d'une liberté, parce que nous ne sommes
jamais libres de respecter ou non, au sens du respect comme sentiment. Ce qui
est respectable « arrache inévitablement » à l'homme un
sentiment de respect. C'est ce qu'exprime la langue française courante
par l'expression « forcer le respect ». C'est aussi ce qu'exprimait
déjà B. Pascal, dans le second des Trois discours sur la
condition des Grands, au sujet du respect pour autrui : « si,
étant duc et pair, vous ne vous contentez pas que je me tienne
découvert devant vous, et que vous voulussiez encore que je vous
estimasse, (...)
assurément vous n'y réussiriez pas, fussiez-vous
le plus grand prince du monde »21. Il ne peut être
commandé de respecter autrui, fût-il le plus grand prince
du monde, parce que le respect ressenti se produit en vertu
d'une nécessité autre que celle du devoir. Il ne peut pas plus
être commandé de se respecter, pour les mêmes raisons.
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