II- L'assurance maladie peut elle réduire les
inégalités sociales de santé en
favorisant la consommation de soins?
II. 1. L'effet de l'assurance sur les consommations de
soins
Les enquêtes sur la santé et les soins montrent
que la consommation médicale dépend du revenu. Si le montant
total des dépenses n'augmente que légèrement avec le
revenu, la structure des soins y est très sensible. Les plus pauvres
consomment moins de soins de spécialistes, de soins dentaires et
d'optique mais plus fréquemment des soins hospitaliers et infirmiers
(Bocognano et al., 1999). Cette sous-consommation de soins ambulatoires
résulte principalement d'un recours moins fréquent au
système de soins, et non d'une dépense plus faible une fois
l'épisode de soins engagé (Breuil-Genier et al., 1999).
Plusieurs facteurs peuvent rendre compte de ces
disparités de recours aux soins selon le niveau de revenu. Une
première hypothèse, dite d'induction de la demande (Rochaix,
1997), serait que les plus riches consommeraient plus de soins parce que les
médecins imposeraient à ceux qui peuvent le payer un sur-volume
d'actes destiné à garantir leur revenu. Cette hypothèse ne
rend cependant pas compte du fait que les riches ont plus de recours
spontanés que les pauvres, comme on l'a vu ci-dessus. En effet,
l'accès à l'assurance ne garantit pas toujours l'accès
à l'ensemble des soins. Les assurés publics peuvent subir un
rationnement de l'offre de soins, si l'assurance prévoit des tarifs
opposables inférieurs à ceux pratiqués pour les autres
patients, comme dans le cadre de Medicaid aux Etats-Unis (Currie, 2000). Un
autre facteur possible est que le niveau d'éducation et d'information
sur la santé conditionne le recours aux soins, notamment
préventifs (Kenkel, 1994) ; or, les individus à bas revenus ont
aussi plus souvent un niveau d'éducation bas. On peut aussi
soupçonner l'existence d'effets culturels . ou de l'environnement
social, les différentes classes sociales ayant des conceptions
différentes de leur santé et de leur corps. Par exemple, les
individus précaires tendraient à
consulter avec retard, même quand ils peuvent
accéder à des soins gratuits (Collet, à paraître).
De même, les bénéficiaires de l'Aide médicale
gratuite privilégieraient les soins curatifs, en particulier
hospitaliers, au détriment des soins préventifs (Breuil-Genier et
al., 1999).
En dehors de ces facteurs indirectement liés au revenu,
le revenu des patients conditionne directement leurs décisions de
consommations de soins. En effet, ce recours plus rare apparaît plus subi
que choisi : si, en 1998, 14 % de la population déclare avoir
renoncé à des soins pour des raisons financières au cours
des douze derniers mois, cette proportion atteint 24 % parmi les personnes
disposant d'un revenu inférieur à 3 000 F par unité de
consommation (Bocognano,2000).
Le modèle de capital humain appliqué à la
santé par Grossman (1972) et Cropper (1977) explique le recours
supérieur des riches par leur intérêt bien compris : les
individus les plus productifs ont intérêt à investir dans
leur santé pour ne pas diminuer leur capacité à
travailler. Inversement, les pauvres ne peuvent pas toujours se permettre
d'investir dans la santé, si cet investissement se fait au
détriment de consommations plus immédiatement nécessaires,
comme l'alimentation ou le logement. Si les consommations de soins sont
croissantes avec le revenu, on peut comprendre que le recours aux soins des
plus pauvres soit sensible à leur degré de couverture maladie :
en dotant les individus
les plus pauvres d'une couverture qui réduit le
coût des soins au moment de la consommation, cela leur permet
d'accéder aux mêmes soins que les plus riches, et d'investir
à leur tour dans leur capital santé. En revanche, si l'offre de
soins, l'éducation ou la culture sont les facteurs les plus
déterminants de l'accès aux soins, il n'y aura pas de lien clair
entre degré de couverture et accès aux soins, même chez les
pauvres. La question du lien entre couverture et accès aux soins est
donc une question empirique, qui doit être départagée par
les données d'enquête.
Les études réalisées en France montrent
que les dépenses de spécialistes, comme de soins ambulatoires des
personnes disposant d'une assurance complémentaire sont plus
élevées toutes choses égales par ailleurs (Caussat et al.,
1990 ; Breuil- Genier et al., 1999). Aligon et Grignon (1999) montrent que,
parmi les individus les plus pauvres, ceux qui sont couverts par une
complémentaire atteignent le niveau de dépenses des non pauvres,
mais Breuil-Genier et al. (1999) montrent que, en se restreignant à
l'ambulatoire, la consommation reste croissante en fonction du revenu parmi les
assurés complémentaires. Buchmueller et al. (à
paraître) montrent que le niveau de la couverture complémentaire
influence la probabilité de recourir
au spécialiste, mais qu'il subsiste un effet revenu
à niveau de couverture donné. Cet effet de la couverture
complémentaire peut passer par la réduction du prix apparent des
soins (en prenant en charge les tickets modérateurs ou les
dépassements de prix), mais aussi par le tiers payant, qui permet
d'éviter les renoncements dus aux problèmes de trésorerie
(Dourgnon et al., 2000).
Cependant, ces études ne permettent pas de
contrôler rigoureusement un biais possible lié à l'auto
sélection : les personnes en mauvaise santé souscriraient un
contrat d'assurance plus adapté à des dépenses de soins
anticipées importantes (Geoffard, 2000 ; Couffinhal, 2000) : le lien
constaté entre couverture et consommation reflète peut-être
pour une part le fait que les individus anticipant des dépenses ont
souscrit un contrat.Pour contrôler rigoureusement cet effet, les
économistes de la Rand Corporation (Newhouse, 1993) ont mené au
cours des années 70 une expérience en grandeur réelle, qui
reste à ce jour unique : ils ont attribué aléatoirement
à des familles américaines des contrats de couverture maladie
différant par le taux de remboursement des soins et par le plafond de
dépenses de soins annuelles à la charge du ménage, et ont
alors observé leurs consommations de soins pendant trois à cinq
ans. Cette étude a montré l'existence d'un effet très net
de la couverture sur la consommation : les personnes couvertes totalement
avaient des dépenses 30 à 40 % supérieures à celles
des personnes ayant à leur charge 95 % du coût des soins. Elle a
montré aussi que dès qu'on dépassait 25 % du coût
à la charge du patient (soit le montant des dépenses non
couvertes en France approximativement), on diminuait fortement le volume
consommé ; en fait, l'essentiel de la réduction de consommation
est constatée entre 0 % et 25 % à la charge du patient (Newhouse,
1993). D'autres études ont étudié cette question à
partir de l'impact de l'accès aux programmes d'assurance maladie
à financement public aux Etats-Unis. Le principal
programme public d'assurance maladie aux Etats-Unis est
Medicaid, qui s'adresse aux bénéficiaires de l'aide sociale, soit
en majorité les femmes et les enfants pauvres. Il couvre les soins (y
compris les soins préventifs) sans ticket modérateur, ni
franchise. Ce programme constitue un bon cas d'étude de l'impact de
l'assurance sur les soins reçus parce que son implantation s'est faite
progressivement et différemment d'un état à l'autre. En
juillet 1991, tous les états ont été obligés de
couvrir tous les enfants pauvres, ce qui a doublé la population
potentiellement éligible à Medicaid (de 15 % à 35 % des
femmes en âge d'avoir des enfants).
Currie (2000) résume les principales études
portant sur l'impact de Medicaid sur la consommation de soins, qui montrent que
l'ouverture des droits à l'assurance augmente le recours aux soins :
devenir un assuré Medicaid permet aux enfants de ménages
défavorisés d'atteindre le même nombre de visites curatives
que les enfants assurés du privé, et plus de visites
préventives.
Les mêmes conclusions se retrouvent pour des programmes
d'assurance publique autres que Medicaid, tels que le CHIP (Children Health
Insurance Program) étudié par Tilford et al. (1999) ou des
programmes à destination des travailleurs pauvres dans certains
états (Kilbreth et al.,1998).
Enfin, hors des Etats-Unis, Nanda (1999) montre qu'un
programme de micro crédit permet de solvabiliser l'accès aux
soins. Elle montre que l'éligibilité au programme a un impact
fort sur les modes de recours aux soins des femmes, l'éligibilité
augmentant le recours à la médecine moderne, notamment en
clinique. Une simulation indique que l'effet est comparable à celui
obtenu en consacrant la même somme à la construction de cliniques
dans les villages.
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