CHAPITRE VIII :
L'ORGANISATION DES COOPERATIVES ET DES ECHANGES
MARCHANDS
Les coopératives féminines sont
organisées autour de modes de relations fonctionnelles et
hiérarchiques qui sont une réponse aux nécessités
de la vie collective et de l'activité économique des
commerçantes. Elles se comprennent mieux lorsqu'on interroge la
structure des relations concrètes en leur sein. En
réalité, le fonctionnement des coopératives
d'Adjamé-Roxi, de la « COMUSERF » et de
« Philadephie » d'Abobo est construit par le jeu des liens
sociaux (liens ethniques, liens de parenté, liens confessionnels, liens
de solidarité) et de l'influence sociale des individus. C'est autour de
ces paramètres que s'opère la distribution des positions
hiérarchiques et s'organise la régulation sociale. A la
coopérative d'Adjamé-Roxi, il y a une distribution très
inégalitaire du pouvoir entre les commerçantes même si elle
est atténuée par les liens ethniques et les liens de
parenté. Le pouvoir est concentré dans les mains des femmes les
plus anciennes et les plus expérimentées, les
« mamans ». Ici, l'expérience, les
réseaux d'échanges (capital social) et le capital
économique sont les plus grandes sources de pouvoir. De ce fait, les
autres acteurs (directeur, secrétaires, etc.) qui sont
positionnés dans la structure formelle de la coopérative ne sont
pas porteurs d'un véritable pouvoir. A Abobo par contre, les relations
au sein des coopératives sont moins inégalitaires. Le pouvoir est
moins centralisé et moins personnalisé. L'influence des normes de
vie chrétiennes sur les comportements individuels fait que la vie de
groupe chez les commerçantes de la « COMUSERF » et
de « Philadelphie » se déroule sans un
véritable groupe social dominant. Néanmoins, la position et
l'image de l'individu au sein de sa communauté religieuse sont les
principaux déterminants de son positionnement et de son influence au
sein de la coopérative. Cela dit, si elles ont une efficacité
pratique et satisfont les commerçantes, il reste que le poids des
socialités primaires dans l'organisation et le fonctionnement des
coopératives féminines ne favorise pas encore une
véritable ouverture de celles-ci aux innovations que proposent les
pouvoirs publics.
Par ailleurs, l'organisation des échanges marchands ne
repose pas sur un cadre formel définit par l'Etat mais plutôt sur
un « dispositif social » construit par les acteurs locaux
eux-mêmes. Croyances, réseaux sociaux, relations de connaissances
et dons alimentent l'activité marchande des commerçantes. Dans
les zones de production vivrière, la confiance régule les
échanges entre productrices/producteurs et commerçantes. Dans son
usage, elle a une fonction sociale et économique. En effet, dans un
contexte caractérisé par un recours régulier des
commerçantes au système d'achat à crédit, seule la
confiance rend durables les relations interpersonnelles et assure la survie des
réseaux et des rapports marchands. L'évacuation des produits
vers les marchés urbains est un aspect tout aussi important des
échanges. Dans ce domaine, les coopératives restent encore
dépendantes des transporteurs privés. Elles louent leurs
services, et les coûts dépendent généralement de
l'état des routes ou des pistes villageoises, de la quantité de
marchandises, de la distance entre le lieu d'achat et les marchés
urbains, de la période d'achat (offre importante ou offre faible) des
produits et des tracasseries en lien avec les contrôles routiers. Le
système des achats collectifs est régulièrement
utilisé par les commerçantes comme une alternative pour amortir
les charges de transport ainsi que les effets d'éventuelles pertes dues
au caractère périssable de nombreux produits. Sur les
marchés, les opérations de déchargement des camions et de
distribution sont menées selon des formes d'organisation sociale du
travail propres à chaque coopérative. L'importance du flux des
produits, l'usage de symboles pour identifier les marchandises, le
prélèvement de taxes sur les produits et la nature des relations
entre ceux qui font le déchargement et les commerçantes
confèrent des spécificités aux formes d'organisation du
travail mis en place par les commerçantes. Complexe au marché
d'Adjamé-Roxi, l'organisation du travail l'est moins au marché
d'Abobo.
Dernière phase dans la chaîne des
échanges, la vente des produits aux consommateurs (clientes/clients)
mobilise, dans son déroulement, un vaste ensemble de valeurs qui
intègre l'offre et la demande, le marchandage et le don
(« gouassou »), les réseaux d'amitié
et les liens d'affectivité. Il en résulte que selon la situation,
les commerçantes de produits vivriers font usage de l'une ou l'autre de
ces valeurs. Les échanges marchands sont caractérisés de
ce point de vue, par la présence des croyances, des réseaux
sociaux et du marché. La formation par les commerçantes des prix
selon les facteurs mentionnés plus haut et qui sont liés à
l'écoulement des produits sur les marchés urbains obéit
à un comportement économique, donc, aux règles du
marché. Mais d'un autre côté, les rapports marchands entre
les commerçantes et leurs clientes/clients reposent, en grande partie,
sur des formes de croyances qui dominent encore l'univers des échanges
dans la plupart des sociétés africaines. Les relations humaines
et interpersonnelles priment sur le jeu anonyme de l'offre et de la demande. De
façon singulière, le don que les acteurs appellent dans le
discours local gouassou prend lui-même sa source dans une
certaine représentation du monde et des relations humaines. Il
relève de la croyance communément partagée selon laquelle
le « bienfait ne se perd jamais». Si fournir plus que la
quantité de produits achetée par un client (faire
gouassou) est une perte pour la commerçante sur le
plan strictement monétaire, il ne l'est pas au plan social. Le
gouassou est en effet un puissant investissement social. Il
crée des relations affectives ou d'amitié qui nourrissent les
échanges marchands. A un autre niveau, c'est même un moyen ou une
stratégie de captation, d'élargissement ou de fidélisation
de la clientèle. Quotidiennement mobilisé par les
commerçantes de produits vivriers, il participe de l'efficacité
de leurs pratiques marchandes.
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