CHAPITRE IX :
LA REPRODUCTION DES FORMES D'ORGANISATION LOCALES ET
DES PRATIQUES MARCHANDES
Les commerçantes s'organisent et mènent leurs
activités en s'appuyant essentiellement sur des savoirs et des
savoir-faire locaux, en dépit des mutations économiques et
institutionnelles induites par la libéralisation du marché. Ce
faisant, l'appropriation des nouvelles règles d'organisation et leur
incorporation aux pratiques existantes ne sont pas réellement
effectives. Le contournement de la nouvelle loi coopérative, la
sélection et l'ajustement des valeurs qu'elle diffuse aux pratiques
organisationnelles locales, forment la trame du comportement des
commerçantes de produits vivriers. Le contournement se traduit par
l'évitement des règles de la nouvelle loi coopérative par
les commerçantes. En effet, les programmes de sensibilisation, le
discours de « modernisation » ou de réorganisation
des coopératives conduits par des structures comme l'OCPV sont
reçus, mais en pratique, ils n'affectent pas les comportements
quotidiens des commerçantes et leur mode d'organisation. En
réalité, celles-ci, qu'elles occupent des positions
hiérarchiques ou pas, n'expriment pas une attente très forte et
un intérêt particulier par rapport à la nouvelle loi
coopérative. Cependant, si elle est observée sur l'ensemble des
regroupements féminins « officielles », la
stratégie de contournement est plus poussée chez les
commerçantes de la COMAGOUA-Roxi d'Adjamé. L'assise sociale et
économique de cette coopérative ainsi que la force des liens de
parenté et des liens ethniques accentuent les stratégies de
protection de l'organisation existante et freinent l'apparition d'un nouveau
« construit collectif » suscité par les
interventions des structures de développement. Concernant la
sélection et l'ajustement des règles coopératives aux
pratiques organisationnelles locales, ils portent sur ce que font les
commerçantes pour adapter la nouvelle loi coopérative à la
logique de fonctionnement de leurs organisations ou vice-versa. Ici encore, les
mutations sont très insignifiantes. Elles sont essentiellement
formelles. Ou bien les commerçantes s'attellent à obtenir
l'agrément pour être en phase avec les dispositions actuelles ou
bien elles mettent en place, dans la structure de leurs coopératives,
les principales instances qu'exige la constitution et le fonctionnement de
telles organisations : conseil d'administration, présidence,
direction, secrétariat, trésorerie, commissariat aux comptes,
etc. Dans tous les cas, en termes de réappropriation effective des
innovations en matière d'organisation coopérative, le
décalage reste très grand entre les actions de
« modernisation » des structures de développement et
les comportements réels des commerçantes de produits vivriers.
En définitive, les stratégies de contournement,
de sélection ou d'ajustement observées chez les
commerçantes qui entretiennent d'une part la reproduction des formes
d'organisation traditionnelles et, d'autre part, la survie des pratiques
économiques locales, ont principalement une double signification. Primo,
la nouvelle loi coopérative n'est pas productrice de compétences
pratiques. Essentiellement structurelles, les transformations qu'elle induit
ne sont pas à même d'accroître la capacité
d'organisation des commerçantes et de donner des réponses
concrètes aux difficultés qu'elles vivent sur le terrain. Or
à l'analyse, la logique de fonctionnement de l'activité de ces
femmes n'a pas recours à des structures collectives rigides et
institutionnalisées. De plus, les trajectoires sociales individuelles se
construisent par un apprentissage pratique des cadettes (moins
expérimentées) auprès des aînées sociales
(plus expérimentées). Par cet exercice, la commerçante
acquiert les ressources (compétences) nécessaires à la
pratique de son activité économique. Au fond, se constituer des
réseaux de relations et d'échanges, les entretenir, savoir
marchander, relèvent, dans le milieu du commerce des produits vivriers,
d'un savoir-faire pratique. La très faible adhésion des
commerçantes à la nouvelle loi coopérative s'explique donc
par le fait que dans le contexte actuel, celle-ci ne produit pas des valeurs ou
des ressources dont la mobilisation pourrait avoir des retombées
positives sur l'organisation de leur activité marchande. Secundo, la
crise économique aidant, les femmes déjà
désavantagées par le marché de l'emploi salarié
investissent le champ des activités indépendantes. Mais ces
activités n'ont pas que des implications économiques et ne sont
pas seulement des formes de réactions face à la crise. Dans le
commerce des produits vivriers, beaucoup de commerçantes se sont
positionnées et ont acquis du prestige social ; de sorte que cette
activité est devenue le lieu où se donne à voir et
s'exprime le pouvoir des femmes. Sous cet angle, le contrôle du secteur
vivrier marchand et le maintien du niveau de satisfaction économique,
sociale et symbolique que leur procure leur activité sont en lien avec
la reproduction du système d'organisation des commerçantes de
produits vivriers.
Conclusion partielle
Les transformations intervenues dans le système
d'organisation des commerçantes ne s'observent qu'au niveau de la
structure formelle des coopératives. Elles se caractérisent par
la mise en place d'une organisation qui s'accorde plus ou moins avec les
dispositions de la nouvelle loi coopérative. En pratique, il y a une
forte prégnance des liens de parenté, des liens ethniques, de la
fraternité religieuse, du capital social et du capital économique
dans la répartition des fonctions et dans les relations de pouvoir au
sein des coopératives. Les échanges marchands de leur
côté reposent sur des pratiques sociales multiformes. On y
retrouve des réseaux de relations diversifiés alimentés
par l'amitié, la confiance, le don, la fidélité ou les
« contrats » qui, quotidiennement mobilisés par les
commerçantes, atténuent les faiblesses infrastructurelles et
logistiques qui ne manquent pas dans la distribution et de commercialisation
des produits vivriers. En fin de compte, l'introduction de nouvelles fonctions
dans l'organisation des coopératives féminines n'entraîne
pas un accroissement des compétences pratiques des commerçantes
et des formes de satisfactions sociales produites par le système
traditionnel. Cela explique les stratégies de contournement ou les
ajustements qui ont pour conséquence le maintien ou la reproduction du
mode d'organisation des commerçantes et des pratiques marchandes dont
elles font usage.
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