CONCLUSION GENERALE :
La créativité féminine au secours
de l'Etat
Déjà au moment de la « mise en
valeur » de la colonie de Côte d'Ivoire, quelques formes
d'organisations coopératives sont développées. Ce
sont : les Sociétés Indigènes de Prévoyance
(SIP), les Sociétés Mutuelles de Production Rurale (SMPR) et les
Sociétés Mutuelles de Développement Rural (SMDR).
Placées sous l'autorité et le contrôle de l'administration
coloniale, celles-ci ont accompagné, à titre principal, la
politique de production et de commercialisation des matières
premières agricoles initiée par le colonisateur français.
A l'indépendance, l'Etat de Côte d'Ivoire choisit
une politique économique qui privilégie l'accroissement de la
production des cultures industrielles et d'exportation; en particulier le
café et le cacao. En cela, les autorités ivoiriennes
n'opèrent pas véritablement de rupture avec la politique de
l'administration coloniale. En réalité, la priorité des
gouvernants ivoiriens était de réaliser la modernisation du pays
grâce aux devises générées par la vente des produits
d'exportation. Dès lors, elles leur consacrent les investissements les
plus importants et initient des actions incitatives qui, d'une part, favorisent
une plus grande adhésion des populations à l'économie de
plantation et, d'autre part, un plus grand prestige pour ceux qui s'y
intéressent. En revanche, de faibles investissements sont
consacrés au secteur des produits vivriers. Reposant sur la force de
travail et d'organisation des femmes, ce secteur connaîtra, en
conséquence, un développement marginal en dépit de sa
contribution à l'autosuffisance et à la sécurité
alimentaires. Moins valorisé, ses acteurs auront, par ricochet, moins de
reconnaissance sociale dans les politiques économiques. Ce
déséquilibre sectoriel est en lien direct avec la faiblesse des
devises générées par l'économie des produits
vivriers. Ce secteur n'était pas en réalité un enjeu
économique majeur pour la reproduction des appareils de l'Etat et la
réalisation des infrastructures du pays. Toutefois, les mutations
socio-économiques et la crise ont occasionné un repositionnement
du secteur des produits vivriers et un regain d'intérêt des
pouvoirs publics pour celui-ci. En fait, les cultures d'exportation ne
constituent plus une rente suffisante pour la distribution des revenus,
l'absorption des incidences sociales et économiques de la crise. Elles
n'arrivent plus à remplir leurs fonctions habituelles. Dans ces
conditions, l'économie des produits vivriers pallie indirectement aux
insuffisances des appareils de l'Etat : réponse aux besoins
alimentaires d'une population urbaine de plus en plus croissante,
création d'emplois pour les catégories sociales
vulnérables (principalement les femmes), réduction de la
misère dans les couches sociales les plus touchées par la crise
économique et le conflit militaro-politique de septembre 2002.
Au niveau des organisations coopératives, leur
développement et les rapports que l'Etat ivoirien entretient avec elles,
sont le reflet des disparités sectorielles dans les politiques
économiques. Dans ce domaine, les coopératives féminines
sont faiblement représentées. D'apparition récente,
celles-ci ont suscité peu d'intérêt de la part des pouvoirs
publics. Or à l'opposé de celles opérant dans le secteur
des produits d'exportation, les coopératives féminines sont, dans
l'ensemble, parvenues à survivre aux mutations socio-économiques
et aux contradictions du système coopératif ivoirien.
Organisées sur des normes essentiellement traditionnelles, elles ont su
faire un usage constructif des formes primaires de relations sociales telles
que l'amitié, la parenté, l'ethnie, la solidarité, la
religion. Initiatives individuelles et endogènes pour la plupart, elles
ont réussi à se départir de la mainmise de l'Etat et de
toutes les stratégies de récupération des organisations
coopératives.
Dans le contexte économique actuel, la crise et les
programmes de libéralisation des institutions financières
internationales (FMI, Banque Mondiale, notamment) ont entraîné une
recomposition des rapports entre l'Etat et les différents secteurs
d'activités. Pour ce qui est des produits de rente, les mutations
institutionnelles sont plus importantes. L'emprise directe des pouvoirs publics
sur les producteurs et les organisations coopératives est limitée
après la dissolution de la CAISTAB. De nouveaux acteurs
économiques apparaissent : les coopératives, les
fédérations de coopératives, les organismes de suivi des
producteurs et les multinationales. Ils légitiment leurs actions par
l'accroissement du revenu des producteurs, l'amélioration de leur
bien-être social ou la défense de leurs intérêts.
Mais les enjeux économiques, les conflits dans la redistribution des
retombées de la libéralisation persistent. Ainsi, si les
organisations coopératives se sont multipliées, elles ne sont pas
encore des filets de sécurité efficaces pour conférer un
plus grand pouvoir d'action et de décision aux producteurs. Au
demeurant, des conflits apparaissent au début de chaque campagne
agricole car beaucoup de coopératives entrent en compétition pour
la captation des financements. Dans le secteur des produits vivriers, il n'y a
pas de véritables bouleversements au plan institutionnel. On note
toutefois des évolutions significatives. Les femmes intensifient leurs
initiatives de création d'organisations coopératives aussi bien
dans les zones urbaines que dans les zones rurales, sous l'impulsion de la
FENACOVICI et de quelques femmes leaders dans le commerce des produits
vivriers. Elles profitent du nouveau contexte économique et des actions
de sensibilisation sur la nouvelle loi coopérative pour renforcer et
consolider leur rôle dans l'économie nationale. Dans cette
optique, l'accroissement du nombre de coopératives féminines est
sans précédent dans l'histoire des politiques économiques
de la Côte d'Ivoire et du système coopératif. Mais les
exemples de deux coopératives officielles (COMAGOUA d'Adjamé-Roxi
et COMUSERF d'Abobo) et d'une une coopérative non officielle
(« Philadelphie » d'Abobo) mettent en évidence le
capital qui fonde l'efficacité du mode d'organisation et des pratiques
marchandes des commerçantes de produits vivriers. D'une part, les liens
de parenté, les liens ethniques, les liens confessionnels, l'influence
sociale, le pouvoir économique constituent la trame de l'organisation et
du jeu de régulation des coopératives féminines. La
distribution des fonctions sociales, les relations de pouvoir et la
cohésion sociale dans chaque groupe de commerçantes reposent sur
ces paramètres sociaux. D'autre part, dans le déroulement de leur
activité marchande, les commerçantes s'appuient sur un ensemble
de savoir-faire ou de compétences pratiques (capital culturel) qui
recouvre plusieurs facettes : savoir négocier ou marchander, savoir
se fidéliser aux fournisseuses/fournisseurs, savoir entretenir la
confiance, etc. En pratique, ces savoir-faire ou compétences
fonctionnent comme des « recettes » pour la réussite
dans les échanges. Ils s'acquièrent par une longue pratique du
commerce et se transmettent à travers un processus d'apprentissage par
l'action des cadettes sociales auprès des aînées sociales.
En conséquence, malgré le nombre élevé de femmes
analphabètes dans le commerce des produits vivriers et les
problèmes de collecte, de transport, de conservation des produits et de
tracasseries routières, le système d'organisation des femmes
conserve sa vitalité. Il tire sa force des formes primaires de relations
sociales, des savoir-faire pratiques des femmes, des réseaux sociaux,
des réseaux de connaissances et d'amitiés. Associées au
don en bord champ et sur les marchés urbains, ces ressources sociales
alimentent le système d'échanges des commerçantes et lui
permettent de s'ajuster au contexte d'une économie
libéralisée.
En outre, dans leurs réactions et comportements, les
commerçantes de produits vivriers restent encore attachées
à leurs formes de vie collective ainsi qu'à leur système
d'organisation des échanges. En fin de compte, c'est dans le moule des
pratiques organisationnelles et marchandes traditionnelles que les
commerçantes mènent leurs activités économiques.
Leur rapport aux règles de la nouvelle loi coopérative (loi
n°97-721 du 23 décembre 1997) se traduit alors sous deux
principales formes. Ou bien ces règles sont adoptées de
façon très sélective ou bien elles sont tout simplement
contournées. En effet, les changements structurels intervenus au niveau
des coopératives féminines n'ont pas d'incidences réelles
sur le déroulement pratique du commerce des produits vivriers. Ce
faisant, la non production de nouvelles compétences par la nouvelle loi
coopérative affaiblit le niveau d'attente des commerçantes et le
degré d'appropriation des innovations préconisées par les
organismes de développement. De plus, implicitement, on assiste par le
biais du commerce des produits vivriers à des mutations subtiles mais
effectives dans la société ivoirienne : positionnement
social des femmes, récupération au sein de la cellule familiale
de rôles traditionnellement dévolus aux hommes, acquisition du
prestige social, renversement progressif des représentations de la
réussite sociale. Le commerce des produits vivriers est de ce fait un
domaine singulier où se donne à voir et s'exprime le pouvoir des
femmes. La reproduction de leur mode d'organisation permet aux
commerçantes de produits vivriers de maintenir leur contrôle et
leur monopole sur le secteur vivrier marchand et de répondre à
des besoins individuels et collectifs aussi bien économiques, sociales
que culturels et symboliques.
Partant de tout ce qui précède, il faut une
connaissance suffisante des modalités pratiques du fonctionnement des
réseaux d'échanges féminins impliqués dans la
distribution et la commercialisation des produits vivriers. Une juste
évaluation de la part des pouvoirs publics des formes de satisfactions
qui en découlent est nécessaire pour renforcer ou accroître
les capacités d'action des femmes. L'Etat ne peut s'en tenir uniquement
aux satisfactions économiques. Car le commerce des produits vivriers
n'est pas qu'une activité économique. C'est aussi un mode de vie
qui répond à des logiques culturelles ou sociales. Dans cette
perspective, l'évocation par les organismes de développement de
l'analphabétisme et de l'inorganisation des commerçantes, la
réduction du commerce des produits vivriers à une activité
informelle de survie, ne fait, en fait, que fermer la porte à des
alternatives endogènes qui, pourtant, permettent à ces femmes
d'exercer une activité lucrative autonome.
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