Compatibilité du régionalisme et du multilatéralismeĀ : le cas de l'ALENA( Télécharger le fichier original )par Benoit ILLINGER Université Pierre Mendès France (Grenoble II Sciences Sociales) - Maà®trise Sciences économique Mention économie et Gestion des Entreprises 2001 |
1.2 Raisons de l'adhésion américaineOn peut qualifier les raisons de l'adhésion américaines de geo-stratégiques. La vision du régionalisme stratégique des États-Unis repose sur le fait que la fin des années 1980 s'est accompagnée du bouleversement des principes qui orientaient l'ensemble de l'organisation du monde. On assistait à la création d'un nouvel ordre mondial provoqué par la fin de la guerre froide, jumelée à l'accélération et à l'accentuation des processus de la mondialisation. En réponse à celui-ci, il semble que les États-Unis constituèrent un ensemble régional intégré reposant sur l'ALÉNA. Après l'effondrement du modèle de développement communiste, le discrédit se jeta sur l'ensemble des mesures que privilégiait ce modèle. L'État providence était pourtant maintenu à titre de correspondant capitaliste du mode de développement communiste78(*). Et ceci autour de trois pôles (la triade) ou groupements régionaux qui allaient désormais exacerber leur concurrence. De plus, les États-Unis, selon un certain nombre d'analystes, étaient dès la seconde moitié des années 1970, en face d'une perception négative d'eux même consistant en un déclin de leur puissance hégémonique79(*). Cette thèse n'est pas partagée par tous mais il en reste que les États-Unis ont alors manifesté une volonté de développer une stratégie alternative à leur prétendu déclin et en réponse à la non-coïncidence croissante des espaces économiques et politiques. Ils ont donc développé une politique de régionalisme stratégique. En effet, les États-Unis n'ont pas vraiment cherché à faire progresser un projet commun au niveau régional mais plutôt recherché à consolider et à renforcer des relations déjà fortes pour réaliser un double objectif : - d'un côté accroître leur marge de manoeuvre dans un monde ouvert et devenu plus compétitif. Comme le remarque Brunelle et Deblock, au moment de la signature de l'accord il s'agissait pour les États-Unis, en prenant le parti du régionalisme dans un contexte où leur vulnérabilité extérieure paraissait plus évidente que jamais, de se donner un degré de liberté supplémentaire dans leurs relations avec l'extérieur80(*). - D'un autre côté, favoriser l'intégration des marchés en créant des espaces économiques permettant aux firmes transnationales d'évoluer et d'être capables d'affronter la concurrence désormais « globale »81(*). C'est ici un point important car ces objectifs peuvent être qualifiés de « néo-mercantilisme ». Et cette tendance est une caractéristique fondamentale du régionalisme stratégique82(*). Il consiste en fait en une intervention de l'État dans l'économie pour protéger les droits des firmes et même les aider pour qu'elles soient compétitives face à leurs homologues européennes ou japonaises. Les États-Unis offrent donc une politique permettant aux entreprises transnationales de bénéficier des avantages comparatifs qu'offre la région économiquement intégrée. A ce sujet Subrenat et Pontat83(*) affirment que les avantages américains tirés du Canada sont l'accès facilité à leurs ressources naturelles, leurs capacités de recherche et leurs réseaux commerciaux. Et que les avantages américain tiré du Mexique sont l'accès à leur main d'oeuvre bon marché et à leur marché intérieur. De plus, pour faciliter ce procédé, on a mis en place dans l'ALÉNA le principe de la règle d'origine : on favorise ainsi les entreprises nord-américaines en leur offrant exclusivement des avantages commerciaux.84(*). Cette orientation politique semble évidemment influencée par les groupes sociaux possédant le grand capital. Il est de leur intérêt d'être soutenu par l'État pour relever le défi de la concurrence internationale exacerbée. L'État réalise donc les objectifs de la classe affaire qui à travers l'idéologie néo-libérale trouve un moyen de stimuler l'expansion de son activité à l'étranger. Ce soutient de l'état peut être qualifié d'hérésie économique car il va contre les principes même du libre-échange. Dans ce sens l'ALÉNA peut être interprété comme un mécanisme permettant aux États-Unis de reconstruire un pouvoir financier et commercial équivalent à celui possédé durant la guerre froide. Subrenat et Pontat85(*) estiment d'ailleurs que les autorités américaines ne peuvent plus compter sur les seules vertus du libre-échange, ni sur les progrès enregistrés dans les instances multilatérales pour retrouver, sur les marchés internationaux la position qu'elles considèrent sans doute devoir être la leur. Ainsi le régionalisme devient un bon recours car est un autre instrument de négociation pour renforcer l'ouverture des marchés. Donc selon ces auteurs le choix du régionalisme ne s'oppose pas au multilatéralisme, bien au contraire, il le « seconde » dans sa quête de l'ouverture internationale des marchés. De plus l'ALÉNA constitue un cadre institutionnel et conditionnel dicté par ce pays car si un État veut y adhérer, il doit obligatoirement ajuster sa politique nationale en fonction des conditions posées par le pays hégémont de la zone : les États-Unis. Et il semble, comme l'ont rappelé Grinspun et Kreklevich86(*), que les pays n'aient pas vraiment le choix car dans le nouvel ordre international en « processus d'intégration », il ne faut pas être davantage marginalisé. Les pays prétendants doivent donc harmoniser leurs politiques nationales. Mais pourquoi leur impose-t-on cette contrainte ? L'explication réside dans l'objectif même du régionalisme stratégique : renforcer la sécurité économique. Et pour renforcer la sécurité économique de la zone, il faut d'abord renforcer la puissance économique du pays leader et de ses entrepreneurs. Ces derniers recherchant la plus grande uniformisation possible des politiques commerciales de la région, c'est cette uniformisation qui va s'engager et même se « verrouiller » par le biais des accords. D'ailleurs, l'intégration du Mexique dans l'ALÉNA est interprétée par certains auteurs87(*) comme un début de sécurité économique de l'ensemble Sud-Américain. En effet l'adhésion du Mexique semble être une étape pouvant facilier la constitution d'une zone de libre-échange au sein de tout le continent (la Zone de libre-échange des Amériques : la ZLÉA) et donc de sécurité économique à cette échelle88(*). Ainsi l'économie de la région sera plus en phase avec les réalités de la concurrence internationale et cet accord mettra fin au nationalisme économique interventionniste. Ce dernier point est particulièrement vrai pour l'ALÉNA. Christian Deblock et Dorval Brunelle89(*) notent en effet qu'en ce qui concerne le continent Nord-Américain les échanges commerciaux étaient substantiels avant l'Accord, et que les mésententes et tensions commerciales rencontrées entre eux étaient surtout issues des nationalismes économiques des différents pays. Donc l'ALÉNA avait également comme avantage pour les États-Unis de permettre l'élimination de ce nationalisme économique qu'ils ont toujours considéré comme source principale de friction avec le Mexique et le Canada. Et ainsi de réaliser, à l'échelle du continent nord-américain90(*), ce qui a été leur objectif principal depuis la fin de la guerre, à savoir le « one-undivised-world » caractéristique de la vision libérale hégémonique de l'internationalisme91(*). Plus profondément, l'accord laissait percevoir aux États-Unis au moment de sa signature, la possibilité de redéfinir les règles en matière de relations économiques internationales dans la perspective triangulaire avec la CE et le Japon. Car en effet ils ne pouvaient plus uniquement compter, comme ils l'avaient fait durant l'après-guerre, sur le libre-échange et les progrès des négociations commerciales multilatérales pour retrouver leur position hégémonique incontestable sur les marchés internationaux. Ils se sont alors tournés vers « l'option régionale ». Cette approche adoptée par les États-Unis en matière de politique « régionaliste » n'est pas contradictoire avec leur politique « multilatéralistes ». Christian Deblock et Dorval Brunelle, dans un texte datant du moment des accords92(*), remarquent que « l'approche qu'ils ont adoptée en la matière consiste plutôt à se servir du protectionnisme, du bilatéralisme, du régionalisme, etc., comme autant d'instruments de négociation voire de rétorsion, qui doivent leur permettre de forcer l'ouverture des marchés, d'une part, de faire avancer lors de ces négociations multilatérales, pour ne pas dire trilatérales, leur vision d'un monde libre de toute entrave, d'autre part. » Il n'y a donc pas opposition mais plutôt complémentarité entre le régionalisme et les négociations multilatérales. Les États-Unis se servent de l'une ou l'autre indifféremment pour arriver à leurs fins : ouvrir les marchés à leurs productions. Il semble donc que pour le continent nord-américain, la régionalisation naturelle explicable par les raisons exposées en introduction s'est transformée en « régionalisme 93(*)» sous la pression d'un régionalisme stratégique. Ainsi les sources potentielles de conflits s'estompent laissant place à un renforcement de ce qui existe déjà. Pour en terminer avec les raisons de l'adhésion américaine au traité de libre-échange, nous reviendrons un instant sur l'approche en terme de biens publics internationaux exposée dans la première partie. Jean-Marc Siroën94(*) affirme que les agissements des États-Unis constituent un paradoxe qui contribue à expliquer leur pragmatisme en matière de politique commerciale. Ils forment la seule super-puissance mondiale ce qui devrait les conduire à privilégier la voie multilatérale plutôt que la voie régionale. Krugman95(*) explique néanmoins cette orientation par le déclin relatif de son pays qui aurait érodé la possibilité mais aussi la volonté de défendre le système multilatéral. Mais cette vision reste partielle pour Jean-Marc Siroën qui estime que les États-Unis ont souvent préféré un statut de puissance régionale, davantage motivé par la stabilité politique et monétaire du voisin mexicain que par celle de la Thaïlande96(*). La vision mondialiste ou multilatérale Américaine s'est toujours trouvée face à une doctrine Monroe qui préférait que le pays garde un rôle d'hégémonie régionale et que le reste du monde se gère lui-même. Si l'accord de libre-échange entre les États-Unis, le Mexique et le Canada est tardif historiquement, ce n'est pas car les États-Unis exprimaient de la réticence mais plutôt car les deux autres membres craignaient de se faire absorber par la plus grande puissance économique mondiale. Les États-Unis cherchent donc par le biais de cet accord à trouver la combinaison politique qui leur permettrait de continuer à jouer un rôle déterminant sur la scène économique internationale tout en partageant avec d'autres puissances un certain nombre de responsabilités97(*) et le coût de la stabilité économique qu'ils ne peuvent plus assumer seul. Pourtant, en accomplissant leur responsabilité dans l'Accord international préexistant, le GATT, ils auraient pu assumer cette fonction de leader. Comme nous l'avons montré, ils en payeraient le coût mais ils retireraient également les avantages de ce statut. * 78 Christian DE. BLOCK et Dorval BRUNELLE (1996) Le régionalisme économique international : de la première à la deuxième génération in M. FORTMAN, S. Neil MACFARLAN et S. ROUSSEL, Tous pour un ou chacun pour soi, Institut québécois des hautes études internationales, p.287. * 79 On peut notamment remarquer comme évènements amoindrissant la confiance américaine la guerre du Vietnam, les crises pétrolières et l'accroissement du déficit commercial. * 80 DEBLOCK C. et BRUNELLE D. (1993) Une intégration régionale stratégique : le cas nord-américain, Revue études internationales, volume XXIV, n°3, septembre. * 81 Christian DEBLOCK et Dorval BRUNELLE (1998) Les États-Unis et le régionalisme économique dans les Amériques, Études Internationales, vol. XXIX, n°2, juin. * 82 David MERCIER (2000) Le régionalisme stratégique dans les Amériques : Tenants et aboutissants de l'ALÉNA vu d'une perspective mexicaine, Revue Études internationales, volume XXXI, n°1, mars. * 83 SUBRENAT J.-J. et N.PONTA (1994) Les États-Unis, l'ALÉNA et l'APEC, Politique étrangère, vol.59, n°4, mars. * 84 Cet objectif a d'ailleurs largement porté ses fruits. La banque de Montréal, sa filiale américaine la Harris Bank et sa filiale mexicaine la Grup Financiero Bancomer ont publié un rapport s'appuyant sur une enquête auprès de 361 entreprises canadiennes, américaines et mexicaines au cours du troisième semestre de 1997 dans le but d'évaluer l'incidence de l'ALENA sur le commerce et les investissements. La conclusion générale est que l'ALENA a profité à ces entreprises en améliorant la compétitivité et le climat commercial en Amérique du Nord. De plus grâce aux possibilités transfrontalières créées par l'accord, ces mêmes entreprises ont engagé plus d'employés ou en ont le même nombre depuis 1994 (Bank of Montréal, Harris Bank et Bancomer (1998) Trade and Investment in the Americas : Survey of North American Businesses in HUNTER T. (1998) Les répercussions de l'ALE et de l'ALENA : Que disent les publications récentes ?, Ministère canadien des affaires étrangères et du commerce international, document de référence n°6, décembre.) * 85 SUBRENAT J.-J. et N.PONTA (1994) Ibid. * 86 Richard GRINSPUN et R. KREKLEVICH (1994) Consolidating Liberal Reforms : Free Trade as a Conditioning Framework, Studies in Political Economy, n°43, printemps. In David MERCIER (2000) Le régionalisme stratégique dans les Amériques : Tenants et aboutissants de l'ALÉNA vu d'une perspective mexicaine, Revue Études internationales, volume XXXI, n°1, mars. * 87 SUBRENAT J.-J. et N.PONTA (1994) Les États-Unis, l'ALÉNA et l'APEC, Politique étrangère, vol.59, n°4, mars. * 88 Voir à ce sujet DE BERNIS G. (1998) Les régionalisations asiatiques et européennes et les États-Unis d'Amérique du Nord, Économies et société n°34, hors série, novembre. * 89 Christian DEBLOCK et Dorval BRUNELLE (1993) Une intégration régionale stratégique : le cas nord-américain, Études Internationales, vol. XXIV, n°3, septembre. * 90 Pour l'instant mais peut-être à l'échelle de tout le continent si la ZLÉA arrive à voir le jour * 91 DEBLOCK C. et BRUNELLE D. (1993) Ibid. * 92 DEBLOCK C. et BRUNELLE D. (1993) Ibid. * 93 Certains auteurs auraient utilisé ici une terminologie différente. Ils auraient affirmaient que la régionalisation de facto avait était remplacée par une régionalisation de jure. * 94 SIROËN J. -M (2000) Ibid. * 95 KRUGMAN P. (1991) The Move toward Free Trade Zones, Federal Reserve Bank of Kansas City Economic Review In HIGGOTT R. (1997) Mondialisation et gouvernance : émergence du niveau régional, Politique étrangère n°2, été * 96 La crise financière de la Thaïlande en 1997 se solda par le « secours » du FMI, alors que lors de la crise quasi similaire du Mexique, trois an plus tôt, les États-Unis intervirent eux-même. Dans les deux cas les monnaies nationales étaient ancrées au dollar (les deux pays profitaient du bien public qu'est l'étalon monétaire américain), mais les États-Unis ont montré la graduation géographique de leur leadership en n'intervenant que leur partenaire mexicain. * 97 LAÏDI Z. dir. (1992) L'ordre mondial relâché. Sens et puissance après la guerre froide, Presse de la fondation nationale des Sciences politiques & Berg |
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