III - Syndicalisme, grèves.
Un clivage se dessine entre une Lorraine du fer à la
sociologie bouleversée par la croissance et le reste de la Lorraine
à la population plus stable. Dans cette Lorraine ouvrière, la
conscience de classe est faible, les syndicats fragiles et peu
représentatifs ne sont pas en mesure d'encadrer les
salariés127. Pour se faire entendre, l'ouvrier vosgien
utilise de plus en plus le moyen de la grève128. Les
revendications de salaire restent prioritaires, mais on lutte également
pour le départ d'un contremaître trop brutal, la
réintégration d'un camarade licencié, pour une diminution
du temps quotidien consacré au travail. Les grèves sont
généralement de courte durée pour un résultat bien
mince. Le patronat utilise systématiquement la répression contre
toute activité politique ou syndicale. La solidarité des chefs
d'entreprise est totale et les ouvriers meneurs, licenciés pour faits de
grève ou agitations, ne retrouvent jamais de travail dans la
région. Le fonctionnement des manufactures textiles vosgiennes est
paralysé de temps à autre par des mouvements de grève,
dès le début du XXe siècle129.
Après la guerre de 1870-71, les conditions nouvelles de
la vie ouvrière imposent une révision de la législation du
travail130. Les Conseils de Prud'hommes sont
réorganisés en 1877. L'Eglise favorise la création de
cercles catholiques ouvriers, tel celui de Saint-Dié qui voit le jour en
1878. Les salariés de cette ville fondent en 1882 un certain nombre de
chambres syndicales : Travailleurs de Saint-Dié, Tisseurs ou ourdisseurs
de Saint-Dié, Teinturiers de Saint-Dié, Bonnetiers de
Saint-Dié. La loi du 21 mars 1884 permet la constitution libre, sans
autorisation du gouvernement de syndicats professionnels qui ont exclusivement
pour objet « l'étude et la défense des intérêts
économiques, industriels, commerciaux et agricoles ». Elle reste
muette sur les droits des syndiqués, sur les grèves, sur le
rôle du gouvernement dans les conflits sociaux et sur bien d'autres
points. Elle modifie toutefois un des articles de la loi du 26 mai 1864 qui
avait admis le droit de grève : les peines destinées à en
limiter la portée, maintenues dans le Code Pénal à cette
époque, sont supprimées. De nombreux syndicats locaux sont
créés par les ouvriers de l'industrie textile, au cours des deux
décennies 1890 et 1900131.
Le syndicalisme ouvrier ne s'implante véritablement
dans les Vosges qu'au début du XXe siècle.132 La
Fédération des Vosges s'organise en 1902 ; elle se trouve
affiliée à la Confédération Générale
du Travail (CGT). En 1903, apparaît l'Union vosgienne dirigée par
le futur député Aimé Piton et par Louis Lapicque. Mais
bien peu d'ouvriers vosgiens sont alors syndiqués, 1 à 2 % de
127 F. Roth, op. cit., pp. 211-230, chapitre 12, « les
premiers syndicats ».
128 J.-P. Claudel, op. cit., « les ouvriers en grève
», p. 213.
129 G. Poull, op. cit., VI), grèves et agitation sociale
dans les usines textiles, p. 432.
130 G. Poull, op. cit., VII), le syndicalisme ouvrier vosgien, p.
434.
131 Ibid.
132 J.-P. Claudel, op. cit., pp. 197-222, « grèves
ouvrières et syndicats ».
l'ensemble des travailleurs. Vers 1910, le syndicat cotonnier
regroupait 2 millions de broches et 115 000 métiers ; les
établissements affiliés employaient environ 50 000 ouvriers (13
500 dans les filatures, 31 700 dans les tissages). Avec le quart des broches et
le tiers des métiers à tisser français, le
département des Vosges était le troisième des
départements textiles derrière le Nord et le Rhône. En
1911, existent dans le département 23 syndicats ouvriers
implantés dans 15 communes : Anould, Autmonzey, Bussang, Châtel,
Epinal, Gérardmer, Liffol-le-grand, Plainfaing, Raon-l'Étape,
Ramonchamp, Saint-Dié, Saint-Maurice, Saulxures, Senones et Thunimont,
regroupant 1 750 adhérents dont 700 seulement cotisent
réellement. Dans ce domaine, les Vosges ne se trouvent pas très
en retard par rapport au reste de la France133.
En face, le syndicalisme patronal textile est né dans
notre région en 1835, lors de la formation du « Comité des
industriels de l'Est », de tendance protectionniste134. A
l'issue de la guerre de 1870-1871, les manufactures de Lorraine, de
Franche-Comté, de Bourgogne et du Territoire de Belfort se regroupent au
sein d'un organisme chargé de défendre leurs
intérêts, grâce à l'action de Nicolas Claude. Ce
dernier devient le premier président du « Syndicat cotonnier de
l'Est » qui voit le jour en 1872. Cette organisation ne subit que des
modifications de détail pendant plusieurs décennies. Son
siège est fixé à Epinal. Les dirigeants du « Syndicat
cotonnier de l'Est » deviennent très actifs vers la fin du XIXe
siècle lorsque l'industrie textile de la région commence à
se développer de façon intense. Juillard-Hartmann, René
Laederich et V. Peters, ses président et vice-président
parviennent à convaincre la plupart de ses membres d'unir leurs efforts
pour mettre fin à la crise de surproduction qui sévit au cours
des premières années du XXe siècle. La création de
la « Société d'Exportation de l'Est » est
également l'oeuvre de ses dirigeants. Au fil des années le
Syndicat cotonnier est présidé par de grands industriels tels
René Laederich, Victor Tenthorey, Jean Debry et Georges
Laederich135.
Deux organismes rassemblent vers 1911 à un niveau plus
élevé les industriels textiles français. Il s'agit d'une
part de « L'Union des syndicats patronaux des industries textiles de
France » plus connue sous le nom d' « Union textile »
(fondée en 1900). D'autre part c'est le « Syndicat
général de l'Industrie cotonnière française »,
créé en 1901. Le « Syndicat cotonnier de l'Est » est
largement représenté dans ces deux organismes, dès leur
fondation136.
133 J.-P. Claudel, op. cit., pp. 197-222.
134 G. Poull, op. cit., V), le syndicalisme patronal textile, pp.
404-405.
135 Ibid.
136 J.-P. Claudel, op. cit., pp. 197-222.
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