II - Classes sociales & mode de vie.
La société vosgienne des années 1911-1914
paraît encore parfaitement rigide, très structurée,
très hiérarchisée, avec au sommet de la pyramide la grande
bourgeoisie industrielle118. Si ces années sont douces pour
d'assez nombreux privilégiés, elles sont bien dures pour la
classe ouvrière confrontée à la révolution
industrielle sans le bénéfice d'une législation
protectrice appropriée. Ce constat est bien sûr applicable aux
Allemands et Alsaciens-Lorrains présents dans les Vosges à cette
époque-là.
Tout d'abord, à la fin du XIXe siècle, la
bourgeoisie a atteint son apogée119. Vers 1911, elle
contrôle donc tous les leviers de commande du pays. La bonne bourgeoisie
se situe généralement au-dessus des 10 000 francs de revenus.
Dans le département des Vosges, les seigneurs de l'industrie textile et
des comptoirs cotonniers, la plupart d'origine alsacienne, occupent le haut de
la pyramide. Ils possèdent des demeures cossues dans les quartiers neufs
des villes, pourvues du confort moderne avec éclairage au gaz puis
à l'électricité. A Remiremont, les jolies maisons de
chanoinesses accueillent, sans rien perdre de leur charme, les chevaliers
alsaciens de l'industrie textile. Ils lisent beaucoup, tiennent salon et
donnent de fastueuses réceptions. Ils aiment le
théâtre, le concert, le restaurant, les voyages et
honorent de leur présence les soirées huppées
oüse retrouve l'élite de la société, tels
à Epinal, le bal de la Préfecture ou celui de l'Hôtel de
la
Poste120.
Dans le textile des Vosges, tous les cas de figure se
présentent. Le plus fréquent est la succession familiale ; on
peut l'observer dans le milieu alsacien chez les Géliot, chez les
Laederich, chez les Lederlin, chez les Lung121. A côté
de ces héritiers, on trouve des fondateurs qui avaient commencé
au bas de l'échelle. Parmi les grandes figures du patronat textile
vosgien alsacien ou d'origine alsacienne, quelques cas sont
intéressants. D'une part, Georges Juillard, industriel et
président du Syndicat cotonnier de l'Est de 1888 à 1936, est
né à Strasbourg en 1845, devient directeur de la
société « Juillard et Megnin », groupe de tissages de 1
171 métiers, en 1904, il fonde en 1905 l'Ecole de filature et de Tissage
d'Epinal, enfin est maire d'Epinal de 1892 à 1904. D'autre part, Victor
Thenthorey, né à Bitschwiller-les-Thann, industriel à
Eloyes, est président du Syndicat cotonnier de l'Est entre 1878 et
1961122.
Par ailleurs, au sein des classes moyennes, la petite
bourgeoisie est composée de rentiers, de
118 J.-P. Claudel, op. cit., pp. 197-222.
119 Ibid, « les classes », « la bourgeoisie
».
120 F. Noël, op. cit., pp. 79-81.
121 J.-P. Claudel, op. cit., pp. 197-222, « maître de
forge et industriels ».
122 G. Poull, op. cit., pp. 375-435, « les grandes figures
du patronat textile vosgien ».
petits patrons, de petits entrepreneurs en bâtiment,
d'artisans et de boutiquiers aisés. Ils sont de loin les plus nombreux
dans les Vosges, mais peu sont immigrés allemands ou alsaciens.
Les commerçants et artisans alsaciens venus
après 1870 constituent une catégorie difficile à
identifier. A Remiremont, les quelques commerçants et autres artisans
alsaciens, plutôt pauvres, sont établis sous les arcades où
certains prennent un logement et demeurent fidèlement dans les
bâtiments à louer de la maison du fond du jardin123.
Enfin, au sein de la population vosgienne, l'importance de la
classe ouvrière progresse largement pour former, à la veille de
la Grande Guerre, la catégorie sociale la plus importante du
département124. Avant 1914, un habitant sur trois travaille
à l'usine dans les agglomérations industrielles de la Moselotte,
de la Vologne, de la Moselle, du Rabodeau et de la Haute-Meurthe.
L'implantation des usines textiles dans les vallées vosgiennes provoque
un changement profond dans le mode de vie de leurs habitants et des
immigrés allemands et alsaciens-lorrains125. Elle se traduit
par un lent déclin des zones rurales, accompagné par un
accroissement rapide de la population des villages où les manufacturiers
s'installent. A la fin du XIXe siècle, la classe ouvrière est
constituée de deux groupes distincts.
Le groupe des ouvriers-paysans constitue le noyau stable de
toute manufacture. Ces derniers descendent des anciens habitants des villages
du Massif vosgien. Les ouvriers originaires d'Alsace appartiennent au second
groupe. Par dérision on les a nommé parfois « Vingt-huit
jours » en raison des quatre semaines de travail qu'ils doivent effectuer
avant de changer d'employeur126. Ce personnel est instable. Les
causes de ces mutations sont multiples. Ils ne possèdent souvent aucune
attache familiale dans la localité où ils résident. Leur
mobilier est réduit à sa plus simple expression : un ou deux lits
pliants, un fourneau de cuisine, une table, quelques chaises, un banc de pot,
une araignée, des matelas, des couvertures, du linge de corps
rangé dans une malle et quelques ustensiles de fer. Ils quittent leur
emploi pour un motif futile : réprimande du directeur ou du
contremaître, saute d'humeur, querelle avec un voisin ou dispute dans le
ménage. Leur décision prise, ils chargent tout ce qui leur
appartient sur la charrette à deux roues qu'ils utilisent chaque
dimanche en été pour aller chercher du bois mort en forêt,
puis suivis de leur femme et de leurs enfants ils prennent la route. Quelques
jours plus tard ils sont embauchés dans une autre manufacture de la
région, où ils travaillent durant quelques mois ou années.
Cette catégorie disparaît à partir de l'époque
où les industriels font construire des cités ouvrières
à proximité de leurs usines.
123 F. Noël, op. cit., pp. 79-81.
124 J.-P. Claudel, op. cit., pp. 80-120, « ouvriers et
artisans ».
125 G. Poull, op. cit., « les ouvriers des usines textiles
vosgiennes », p. 423.
126 Ibid.
|