Chapitre 1 : Les secteurs d'activité des
Allemands et Alsaciens.
La situation commerciale et industrielle du département
des Vosges est toute particulière, par rapport à l'emploi de la
main-d'oeuvre. Avant la campagne de 1870-71, les Vosges étaient une
région essentiellement agricole et il n'y existait que de rares usines :
les papeteries de Docelles et de Lépanges, dans la vallée de la
Vologne ; à Epinal, l'Imagerie Pellerin, les fonderies Méline et
Joly, les Grands Moulins, étaient les seules industries et on ne
comptait qu'une petite filature de coton, celle de M. Winckler, qui existait
dans les bâtiments actuels de l'usine électrique et fut
détruite par un incendie60. L'expansion du capitalisme, les
décisions politiques, ainsi que les effets bénéfiques de
la révolution industrielle, favorisent sitôt après un essor
prodigieux de l'industrie dans les Vosges. A partir de 1872, de vastes espaces
industriels s'établissent à proximité des lignes de chemin
de fer, des rivières, puis du canal de l'Est61.
En premier lieu, l'industrie cotonnière vosgienne
connaît un développement sans
précédent62. Comme on l'a vu, après le
Traité de Francfort et l'annexion de l'Alsace, les fortes industries
cotonnières des environs de Mulhouse et de Colmar, émigrent et
viennent s'installer dans les Vosges63. En quelques années,
les vallées de la Moselle, de la Vologne, de la Moselotte et du Correy,
se peuplent de filatures et tissages de coton, qui progressent rapidement. Ces
usines fonctionnent tout de suite avec les spécialistes et ouvriers
déjà occupés en Alsace, et qui, pour la plupart, ont
opté pour la France en quittant leur région d'origine. Les liens
avec l'Alsace restent longtemps étroits. Les usines vosgiennes
continuent ainsi d'y recruter des ouvriers et des techniciens et d'y acheter
des machines. Mais, sur le plan commercial, il est vite nécessaire de
s'émanciper, car les droits de douane entre la France et l'Allemagne ne
cessent de s'élever64.
Véritable mono-industrie de la montagne, le textile se
situe, dans les dernières décennies du XIXe siècle, au
premier rang et stimule les autres branches d'activité dans lesquelles
s'implante un certain nombre d'Allemands et d'Alsaciens65. Les
fonderies et les constructions mécaniques peuvent alors diversifier leur
production en fournissant les pièces des métiers à tisser
et autres machines, chaudières et turbines. Des bénéfices
considérables sont réalisés dans la métallurgie et
la brasserie où se construisent de grosses fortunes. En revanche les
industries traditionnelles (verreries, papeteries, tuileries,
féculeries) connaissent des difficultés ou se trouvent en
déclin. Alors que la machine à vapeur représentait la
principale source d'énergie, l'énergie électrique se
développe après 1900.
60 A.D.V., 4 M 403, 01/07/1912.
61 J.-P. Claudel, op. cit., p. 83.
62 F. Roth, op. cit., chapitre «le roi
coton», pp. 211-230.
63 ADV, 8 M 189, op. cit.
64 Ibid.
65 J.-P. Claudel, op. cit., p. 83.
Sans surprise, les rapports des sous-préfets vosgiens
de janvier 1913 sur la situation des étrangers employés dans les
grandes entreprises industrielles, commerciales et agricoles de leur
arrondissement font apparaître un fort contingent allemand, souvent le
plus important. L'élément allemand « de souche » est
toutefois très rare dans les usines vosgiennes. Une seule industrie fait
exception, la manufacture de draps Pierson et Cie à la Gosse de Golbey,
avec deux sousdirecteurs, inscrits au carnet B66.
Depuis la signature du traité de Francfort, Epinal est
devenue un puissant centre commercial et industriel67.
L'agglomération comporte de nombreuses usines dans lesquelles
l'élément alsacien est représenté, notamment dans
le textile. Pour la totalité des établissements, on compte
environ 600 Allemands de nationalité, en grande majorité
Alsaciens, puisqu'on ne relève qu'une trentaine d'Allemands de sang -
Saxons, Wurtembergeois ou Badois - sur un effectif de 800 étrangers.
Mais aucune entreprise industrielle, commerciale ou agricole de
l'agglomération n'appartient en 1912 à des étrangers ni
à des sociétés étrangères, sauf la
succursale de la Banque de Mulhouse à Epinal68. Peu
d'Allemands d'origine alsacienne y occupent même un poste de direction,
trois exactement, dans trois usines de coton : Alphonse Kolb, sous-directeur
chez David et Maigret, au champ du Pin, inscrit au carnet B ; M. Biehler,
directeur de tissage dans la société anonyme des Tissus de
Golbey, Ancienne Maison Geistold et Kiener ; et M. Benner, sous-directeur de
tissage chez Kahn-Lang et Cie, aux Grands Sables69.
Par ailleurs, l'arrondissement de Saint-Dié compte en
1912, 772 étrangers sur un total de
8 350 ouvriers (9,25 %) dans ses entreprises, dont 459
Allemands, première nationalité devant les Italiens et les
Suisses. Les Alsaciens devenus Allemands sont embauchés par relations.
Dans les restaurants de la ville, les sommeliers et quelques garçons de
salle sont d'origine allemande. L'exemple le plus significatif est le canton de
Raon-l'Étape avec un effectif de 84 Allemands sur 137 ouvriers. En ce
qui concerne l'arrondissement de Remiremont le total des ouvriers
étrangers est de 504 sur 8810 (5,72 %) dont 188 Allemands, 166 Italiens,
138 Belges. Dans les établissements industriels, on recense 192
Allemands et Alsaciens sur 9 243 ouvriers, soit
2,07 % (contre plus de 250 Italiens). Dans les arrondissements
de Mirecourt et Neufchâteau enfin, on trouve un nombre d'ouvriers
allemands ou italiens très faible, notamment dans les hôtels de
Contrexéville, Vittel ou Martigny-les-Bains70.
66 ADV, 8 M 189, correspondance préfet des
Vosges - président du Conseil, Ministère de l'Intérieur,
sûreté
générale: Récapitulatif des
renseignements demandés par la circulaire confidentielle n° 165 du
14/12/1912 pour le département : 3 catégories : Entreprises
appartenant à des étrangers / entreprises où personnel
dirigeant étranger / entreprises avec ouvriers étrangers),
20/2/1913. Pour le carnet B, voir l'introduction p. 12.
67 J.-P. Claudel, op. cit, p. 83.
68 ADV, 8 M 189, op. cit., 20/2/1913.
69 Ibid.
70 Ibid.
I - Textile et Habillement.
Le quart de siècle qui précède la Grande
guerre se caractérise par une extension généralisée
de l'industrie cotonnière et par l'apparition ou le développement
d'autres activités textiles dans le département des Vosges. Le
député de Remiremont Jules Méline, fondateur du «
Syndicat général de l'industrie cotonnière
française », en apparaît comme le principal
artisan71. En l'espace d'une génération, les ateliers
ruraux qui traitaient la laine indigène, le chanvre et le lin,
disparaissent à jamais. A Gérardmer quatre maisons continuent la
tradition des toiles de fil ; toutes les autres affaires travaillaient le
coton72. Cette croissance, qui se fait sous protection, modifie
l'environnement et engendre de nouvelles formes de vie. Depuis les
années 1870, l'émigration alsacienne du textile a continué
jusque dans les années 1910 : accompagnés de matériel, les
ouvriers viennent nombreux d'Alsace pour remplacer dans les usines leurs
compatriotes disparus ou incapables de continuer le travail. Il n'y a point
d'agences, ni en Alsace, ni en France, pour ces embauchages : les ouvriers se
remplacent par relations. Certes les ouvriers qui, de la sorte, viennent
s'occuper dans les usines de la région, sont de nationalité
allemande, au sens légal du mot, mais il y a lieu de considérer
selon les autorités qu'ils sont Alsaciens annexés, fils ou
descendants de Français73.
Malgré de nouveaux problèmes en 1908, 1910 et
1911, provoqués essentiellement par les mauvaises récoltes de la
matière première et les tensions politiques entre la France et
l'Allemagne, les manufacturiers parviennent à stabiliser la
situation74. Des mesures adaptées permettent même un
redressement significatif, si bien qu'en 1913 l'industrie textile vosgienne est
dans une position satisfaisante. Beaucoup de filatures et de tissages sont de
petites unités familiales ne dépassant guère la centaine
d'ouvriers. Quelques sociétés sont plus importantes et
gèrent parfois plusieurs sites : Géliot à
Fraize-Plainfaing, Jules Marchal à Saint-Dié, les
Héritiers de Georges Perrin à Cornimont, les usines Laederich
à Rupt-sur-Moselle. A la veille de la déclaration de guerre en
1914, les Vosges comportent plus de 200 usines textiles75. Le total
des broches de filatures est d'environ 1 700 000 et celui des métiers
à tisser de 44 000. Dans les tissages, les métiers automatiques
à changement de canettes ou de navettes ont commencé à se
répandre, ce qui permet de donner aux tisserands un plus grand nombre de
machines à surveiller. L'industrie de la broderie se trouve
également très prospère : le département des Vosges
est alors le premier producteur de France76. Le coton à
broder provient en grande partie des établissements d'Epinal.
71 J.-P. Claudel, op. cit., p. 90. J. Méline
fut ministre de l'agriculture puis président du Conseil.
72 F. Roth, op. cit, pp. 211-230.
73 A.D.V., 8 M 189, op. cit, situation
professionnelle.
74 J.-P. Claudel, op. cit., p. 90.
75 G. Poull, op. cit, in Le Pays de
Remiremont, 1979, pp. 27-49.
76 J.-P. Claudel, op. cit., p. 90.
Avant la guerre, les entreprises textiles vosgiennes les plus
nombreuses et les florissantes sont donc celles de la vallée de Moselle.
Dès 1872, Epinal est devenue le centre de l'industrie cotonnière
de toute la région. Devenu en 1890 le siège du syndicat cotonnier
de l'Est, elle se substitue à Mulhouse, avec son école de
filature et de tissage. Le contrat signé entre les deux organismes prend
fin le 31 décembre 1910 ; pendant deux ans, l'école poursuit son
enseignement avec un statut provisoire. La construction de nouveaux
bâtiments débute en 1912 pour s'achever durant l'été
1913 : les cours y commenceront le premier octobre suivant77. En
1912, l'élément alsacien est fortement représenté
dans 16 établissements spinaliens, notamment chez Vogelweith à la
Gosse, Kahn et Lang, Boeringer et Guth, Juillard-Hartmann, Kullmann et Cie,
Laederich.
Dans le canton d'Epinal plusieurs établissements
emploient en 1912 de la main-d'oeuvre allemande et alsacienne. A Darnieulles le
tissage de coton Perrin et fils fait ainsi travailler 22 Allemands sur un
ensemble de 250 ouvriers et le ratio est de huit sur 40 ouvriers à la
fabrique de draps Althoffer et Cie d'Archettes78. C'est dans le
canton de Châtel que le phénomène est le plus
marqué. A Châtel même le tissage de coton Calame
Bégnin emploie 150 ouvriers dont 30 Allemands. Vingt et un Allemands
travaillent à la filature Kahn Lang et Cie d'Igney sur un total de 240
ouvriers. Enfin à Thaon, l'ensemble formé par les Blanchisserie
et teinturerie Lederlin et Cie, qui avec 2 000 salariés vient en
tête de toutes les entreprises du département79, la
filature Cuny Mollard et Cie et la filature et tissage Germain Willig et Cie
(née en 1883), emploie 3500 ouvriers dont 170 Allemands.
A Mirecourt, la Cotonnière occupe des
éléments de nationalité allemande, qui plus est à
des fonctions clé. En effet, le chef de service est allemand, le
dénommé Louis-Auguste Muller, jusqu'à ce que, inscrit au
carnet B, il soit remercié le 31 décembre 1912 ; il demande alors
la réintégration comme Alsacien-Lorrain. De plus
l'établissement compte un contremaître allemand, le chef de
filature Prang. Cette société n'a pas d'agences pour le
recrutement des ouvriers étrangers, ils viennent presque tous des usines
similaires de la région80.
Par ailleurs, l'arrondissement de Remiremont a connu le
phénomène de manière très importante. Dans la
vallée de la Moselle d'abord, plusieurs établissements
appartiennent à des sujets étrangers alsaciens devenus ou non
Allemands. Ainsi le tissage du Thillot appartient à l'entreprise
Gros-Stamm Petit & Cie, industriels à Wesserling (Alsace) et il
emploie 300 ouvriers environ dont une quinzaine d'Alsaciens embauchés
volontairement. Ils font quelques affaires commerciales avec l'Allemagne mais
ne représentent selon les autorités aucun danger pour la
77 J.-P. Claudel, op. cit., « Collèges et
écoles industrielles, l'école de la république », pp.
264-280.
78 A.D.V., 8 M 189, op. cit., situation
professionnelle.
79 F. Roth, op. cit., chapitre 12, pp. 211-230.
80 A.D.V., 8 M 189, op. cit.
défense nationale. Les propriétaires du tissage
Kiener au Ménil-Thillot, Jean Kiener fils & Cie, habitent Grensbach
en Alsace, et possèdent dans ce pays plusieurs établissements
similaires. Ils sont devenus Allemands et font quelques affaires en Allemagne,
mais paraissent eux aussi présenter toutes les garanties voulues au
point de vue de la sécurité nationale81.
En outre, les entreprises françaises employant des
Allemands dans l'arrondissement de Remiremont sont très nombreuses. A
Remiremont même plusieurs établissements sont concernés,
notamment la filature Schwartz, Antuszewicz et Cie, filature de la Madeleine
construite à partir de 1871 par les frères Antuszewicz, Polonais
réfugié en Alsace après 1830, avec 12 Allemands sur 350
ouvriers environ. Dans le canton, Saint-Etienne n'échappe pas au fait :
les filatures et tissages de la Société H. Géliot et Cie,
appartenant à Géliot, puis à Lederlin, comptent 500
ouvriers dont 17 Alsaciens de nationalité allemande. Dans la
vallée de la Moselotte, les filatures et tissages des Héritiers
Perrin à Cornimont, qui ont longtemps fonctionné en Alsace,
comptent 29 ouvriers alsaciens sur 1200 et les Filatures et tissages
Chagué et Cie 10 sur 400. Plus particulièrement encore, la
vallée de la Moselle a accueilli de nombreuses usines textiles et des
Alsaciens en masse. Ainsi, les Tissages Kientzy de Bussang emploient 55
ouvriers dont 3 Alsaciens et le directeur est d'origine alsacienne. A Ferdrupt,
le gérant du Tissage France et Cie (75 ouvriers environ), acheté
par C. Kohler du Ménil-Thillot en 1874, est Alsacien mais a
épousé une Française. A Rupt sur Moselle la Filature et
Tissage de la Société cotonnière (établissements
Laederich et Géliot) compte environ 350 ouvriers dont 12 Allemands.
Enfin au Thillot, le Tissage de la SA des tissus de laine des Vosges comporte
500 ouvriers environ dont 12 Alsaciens82.
Enfin, les entreprises textiles vosgiennes des vallées
de la Combeauté, de la Vologne, de la Meurthe et de leurs affluents
embauchent quelques Allemands et Alsaciens. A Saint-Dié même, les
filatures Marchal et Cie - Jules Marchal, né à Rothau, a
conservé des liens avec l'Alsace - emploient 30 étrangers sur 400
; la Filature Kempf, filature de la Vaxenaire fondée par Eugène
Kempf après 1903, originaire de Mulhouse, 18 sur 150. Les usines du
canton de Fraize emploient quant à elles 128 étrangers, dont 82
Allemands. A Fraize, au sein des établissement N. Géliot &
Fils, 45 Allemands sont occupés dans des filatures qui ne
relèvent d'aucun établissement situé à
l'étranger et un directeur et un sous-directeur sont Allemands, les
dénommés Schremer, né en 1868 à Saint-Amarin, et
Saller, né en 1881 à Kaysersberg. Enfin à Plainfaing, chez
Géliot également, travaillent 21 Allemands83.
81 A.D.V., 8 M 189, op. cit., situation
professionnelle.
82 Ibid.
83 Ibid.
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