Conclusion :
Les autorités sont dès le départ face
à un dilemme avec les Alsaciens-Lorrains, étrangers pas comme les
autres. Leur sort est très spécial pendant le conflit et ceux qui
sont reconnus d'origine française sont de plus en plus
considérés comme des Français. Les Alsaciens-Lorrains des
Vosges, en grande majorité d'origine alsacienne, constituent un groupe
hétérogène et vivant des situations d'enracinement et
d'intégration locale très différentes..
La volonté qu'ils expriment fermement de rentrer en
Alsace, même occupée par l'armée allemande, aggrave encore
le malentendu avec les autochtones, et accentue l'impression d'isolement dans
un milieu hostile des évacués. Le mouvement provoqué parmi
les Alsaciens est cependant loin d'être général et au 3
août, sur les 1200 familles alsaciennes évacuées dans les
Vosges, il n'a été recueilli que 192 signatures et
expédié qu'une vingtaine de lettres individuels400.
Quelques évacués alsaciens vont même jusqu'à
écrire au préfet des Vosges, pour s'indigner contre la
pétition et protester de leurs sentiments français : «
Monsieur le Préfet, nous vous prions instamment de faire
sérieusement attention à cette affaire, car nous, Alsaciens, nous
devenons suspects aux populations de ce pays, par la faute de ces gens
domestiques allemands... C'est une honte d'être Alsacien, quand on voit
comment notre ancienne patrie nous a accueillis de nouveau comme ses enfants et
qu'avec cela ces gens là ne sont pas contents [...]
»401.
400 A.D.V., 8 M 191, correspondance préfet - ministre de
l'intérieur, 03/08/1917.
401 R. Martin, op. cit., pp. 62-65.
Chapitre 3 : Allemands et Alsaciens à l'aide de
la France.
Bien que ressortissants de puissance ennemie, les Allemands et
Alsaciens-Lorrains apportent pendant la guerre une aide non négligeable
à leur patrie d'adoption. Alors qu'un certain nombre d'Allemands et
Alsaciens-Lorrains s'engagent au combat aux côtés des
Français et Alliés, soit dans la Légion
étrangère soit dans un bataillon quelconque pour les
naturalisés, beaucoup sont utilisés à l'arrière
pour continuer à faire fonctionner les usines. Prisonniers et
réfugiés se révélant insuffisants en nombre et
parfois inefficaces, le gouvernement français conclut des accords avec
les pays alliés ou neutres pour faciliter la venue de
travailleurs402.
La Légion étrangère subit des pertes
pendant le conflit et doit également se séparer de certains
hommes qui regagnent leur armée nationale quand leur pays d'origine
entre dans le conflit403. Avec ceux qui restent, le commandement
crée en novembre 1915 une nouvelle unité, le Régiment de
marche de la Légion étrangère, sous les ordres du colonel
Rollet. Ce corps s'illustre jusqu'à la fin de la guerre, notamment
à Verdun et devient l'unité la plus décorée de
France. Parmi les nouveaux volontaires, certains séjournent en France,
tandis que d'autres arrivent juste pour combattre ; les statistiques ne
permettent donc pas de traduire la participation des immigrés. Dans les
Vosges, un jeune Allemand fut affecté au 2e Régiment
étranger : Frédéric Auguste Durr, d'Epinal. Cinq jeunes
Allemands meurent pour la France404. En outre, depuis 1914, 20 000
Alsaciens se sont engagés volontairement dans les rangs
français405.
En matière d'emploi, la situation apparaît alors
contrastée. La présence des étrangers se
révèle absolument nécessaire dans les industries
extractives ou l'agriculture qui voit partir, tout au long de la guerre, 3 700
000 hommes, soit 45 % de la population active agricole. En revanche,
l'entrée en guerre par la désorganisation qu'elle cause, rend
moins utile les immigrés dans certaines branches occupant abondamment ce
type de main-d'oeuvre : des adjudications de travaux publics sont
ajournées ; la quasi-monopolisation des transports terrestres et
maritimes à des fins militaires prive diverses industries des
matières premières qu'elle importent, ainsi les huileries qui ne
reçoivent plus d'oléagineux, les fabriques de pâtes
alimentaires qui sont privées de semoules ; les usines jugées non
prioritaires sont approvisionnées très parcimonieusement en
charbon qui constitue leur principale source d'énergie406.
402 J. Ponty, op. cit., pp. 91-122.
403 Ibid. Ce fut le cas pour l'Italie et les Etats-Unis. D'autre
part, des armées autonomes furent constituées pour les Polonais
et les Tchéco-Slovaques.
404 A.D.V., 4 M 495, liste des étrangers de
nationalité allemande en permis de séjour en raison de la
présence de leurs enfants sous nos drapeaux (1918).
405 L'Alsacien évacué.
406 R. Schor, op. cit., pp. 30-44.
I - A l'arrière, une main-d'oeuvre annexe
nécessaire.
La pénurie de main-d'oeuvre causée par la
mobilisation et la nécessité d'intensifier la production
amène au cours de la guerre les responsables français à
utiliser tous les hommes disponibles et donc les prisonniers et
réfugiés même allemands407. A cet effet la loi
du 3 juillet 1917 prévoit le recensement dans toutes les communes des
fils d'étrangers. En octobre, chaque maire doit dénombrer les
jeunes gens et les inscrire sur une liste qui doit être envoyée
avant novembre en préfecture408. Donc en juillet, les
autorités vosgiennes réclament aux maires l'envoi des listes
nominatives d'étrangers en résidence dans leur commune au 1er
juillet 1917. Trois listes distinctes doivent être transmises : un
relevé numérique semestriel général des
étrangers ; une liste nominative des étrangers de
nationalité ennemie (allemande, austro-hongroise, turque ou bulgare) ;
et une liste nominative des congréganistes étrangers des 2 sexes
et de toutes nationalités (alliées, neutres ou
ennemies)409.
Il est même question en 1917 de faire venir de Suisse,
des Alsaciens de tous métiers, employés là-bas dans les
usines, et qui pourraient fournir une utile main-d'oeuvre en
France410. Ces Alsaciens pourraient être employés
éventuellement par familles entières, chaque membre de la famille
étant utilisé selon ses aptitudes. Des listes des ouvriers
coloniaux et étrangers occupés actuellement sur le territoire des
communes vosgiennes (par arrondissement) et concernant des Allemands et
d'Alsaciens-Lorrains révèlent que certains ne sont pas encore
munis de la carte verte ou chamois (en 1916 par exemple). Un certain nombre
seraient néanmoins susceptibles de l'obtenir411. De plus il
existe des cartes d'identité et de circulation pour travailleurs
coloniaux et étrangers, dans l'industrie et le commerce,
délivrées par le ministre de l'Intérieur direction de la
sûreté générale. Pour la seule ville d'Epinal, six
Allemands ont reçu les précieux sésames, ainsi qu'un peu
plus de 50 Alsaciens. Malgré tout, le ministre de l'intérieur
réclame le 23 février 1917 une surveillance accrue des
travailleurs étrangers ressortissants des puissances ennemies
(AustroAllemands, Bulgares, Turcs)412.
Le 6 juin le ministre Malvy prie instamment le préfet
vosgien, dans le cas où des conflits du travail se produiraient dans son
département, de surveiller l'attitude des étrangers qui y
participeraient.
407 R. Schor, op. cit., pp. 30-44.
408 Olivier Guatelli, op. cit.
409 A.D.V., 4 M 401, demande d'envoi des listes nominatives
d'étrangers en résidence dans le département au
01/07/1917, juillet 1917.
410 A.D.V., 8 M 191, main-d'oeuvre alsacienne, 1918.
411 A.D.V., 4 M 475/476, cartes d'identité et de
circulation pour main-d'oeuvre étrangère (1916-1920).
412 A.D.V., 4 M 401, correspondance ministre de
l'intérieur - préfets, 23/02/1917.
Par ailleurs, la situation professionnelle des Allemands et
Alsaciens-Lorrains est réglementée par les autorités
administratives, notamment à partir de 1917. « A dater du 15 avril,
tout travailleur étranger ou colonial devra être pourvu de la
carte verte ou chamois et sauf rares exceptions provenant de perte
justifiée de nouvelles cartes ne seront délivrées qu'aux
ports ou postes frontières »413. Le décret du 21
avril 1917 crée la carte d'identité spécifique de «
travailleur étranger ». Pour la première fois, un
décret trace une frontière, parmi les étrangers en France,
entre les ouvriers et les autres. Il introduit l'expression de «
travailleur étranger », sépare les arrivants employés
dans l'agriculture de ceux que recrute l'industrie grâce à une
carte d'identité différente (en un premier temps par sa couleur,
plus tard par un tampon spécial apposé sur la carte). Plus les
années de guerre passent, plus l'Etat intervient dans l'économie.
La présente mesure prolonge la création des services de la MOA et
de la MOE aux ministères de l'Agriculture et de l'Armement (puis du
Travail) un an auparavant414.
413 A.D.V., 4 M 401, télégramme-circulaire du
ministère de l'intérieur, aux préfets de France,
26/03/1917.
414 J. Ponty, op. cit., pp. 91-122.
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