II - Alsaciens et autochtones.
La population vosgienne accueille les évacués
avec générosité : « ... dès leur
arrivée et sur un simple désir formulé par moi, toute la
population s'est empressée de leur offrir couchage, ustensiles de
ménage, fourneaux, tables, chaises, en un mot, tout ce qui leur
était nécessaire puisqu'ils n'avaient plus rien...
»381. Mais bien vite, cette générosité
fait place à la méfiance, voire à l'animosité.
« On critique les décisions de l'Autorité Militaire qui
aurait dû diriger vers la zone de l'intérieur, les Alsaciens
qu'elle a évacués des villages frontières de la Schlucht
pour les envoyer à La Bresse, Ventron, Cornimont, Saulxures, etc.,
où leur présence, dit-on, peut-être dangereuse pour notre
défense nationale [... ]». « Il m'est revenu que, dans les
rapports journaliers avec la population, ou dans les rapports des enfants entre
eux, les Alsaciens sont traités de Boches. Bien que je sois
assuré que ces petits incidents ne constituent que des exceptions, je
vous prie de tenir la main à ce qu'ils ne se produisent pas
»382.
Ce changement d'attitude est dû avant tout à la
déception, à une réaction de dépit amoureux ; on
s'attendait, avec attendrissement, à recevoir des Alsaciens sortis tout
droit d'un roman de René Bazin, ou d'un livre d'images de Hansi, et sont
arrivés des individus qui ne correspondent pas à cette
représentation, élevés dans une région
annexée à l'Allemagne depuis plus de quarante ans ne parlant pas
le français, pour certains plutôt germanophiles : « ... Il ne
peut y avoir envers eux aucune sympathie, pour le motif bien simple et naturel,
que parmi ces évacués, se trouvent de véritables Allemands
(surtout les Protestants), considérant leur Kaiser comme un dieu,
l'admirant dans tous ses actes et soutenant qu'il n'a jamais voulu la guerre,
qu'il a été contraint de se défendre contre les Anglais et
ensuite contre nous... »383. En fait, les évacués
sont dans leur grande majorité suffisamment prudents pour se
déclarer Alsaciens avant tout : sur 606 familles évacuées
devant remplir des formulaires de renseignements, 525 se déclarent de
nationalité alsacienne, et 81 de nationalité allemande, mais
aucune de nationalité française (à Remiremont, 14 se
déclarent Alsaciens et 1 Allemand, mais à Bussang, respectivement
0 et 23).
En 1916, suivant le même rythme que depuis le
début de la guerre, cinq actes de mariages sont contractés entre
Alsaciens et Françaises, tous dans l'arrondissement de Remiremont : par
exemple, Charles Ernst épouse Marie Antoine à Saint-Maurice le 14
février et Emile Nussbaum Laure Félicienne Cunat le 14
février à Bussang. Par ailleurs, le cas d'un mariage entre un
homme français avec une femme alsacienne est évoqué. Il
concerne le soldat Arthur Miclot et Anna Zimmermann, Alsacienne, demeurant
à Saulxures sur Moselotte, en permis de séjour384.
381 R. Martin, op. cit., in Le Pays de Remiremont, 1979,
pp. 62-65.
382 Ibid.
383 Ibid.
384 Ibid.
De manière significative, l'attitude de la
société des réformés de Thaon et du « Journal
des Mutilés » est telle depuis longtemps que des bagarres se sont
produites à plusieurs reprises entre Français et Alsaciens, avant
le 1er octobre 1916. Le journal Les mutilés de Thaon publie des
articles agressifs à l'égard des Alsaciens en 1917. Le premier
numéro, paru à Thaon le 31 mai après être
passé à la censure d'Epinal le 25, a vivement ému tous les
étrangers en résidence à Thaon, tout
particulièrement les Alsaciens-Lorrains (notamment l'article « Je
proteste »)385.
D'une part cela excite le public contre les Alsaciens-Lorrains
et ça peut amener des troubles ; d'autre part les Alsaciens-Lorrains
expriment un profond mécontentement, et même si aucun incident
n'est survenu, quelques-uns se sont dit qu'il valait mieux partir, ou retourner
en Alsace ou aller ailleurs. Le commissaire spécial rapporte que «
parmi les membres de la Société des Réformés
n°1 de Thaon et environs figurant au Journal des Mutilés,
il en est qui sont tout particulièrement hostiles aux Alsaciens et qui
manifestent ouvertement la très mauvaise opinion qu'ils ont d'eux, en
criant à qui veut les entendre que ce sont des boches et des
traîtres envers la France »386. Sont recensés 8
meneurs, tous réformés ou amputés et travaillant à
la blanchisserie teinturerie de Thaon ; trois sont surtout d'un très
mauvais esprit, considérés un peu comme anarchistes. Le 23 juin
le préfet constate une effervescence dans la population alsacienne de
Thaon suscitée par certains articles du Journal des
Mutilés. On dispose d'ailleurs pour ce jour d'articles
censurés du journal : il s'agit d'articles très violents,
très patriotiques et agressifs à l'égard des Alsaciens,
que l'on considère comme des Allemands, donc des
ennemis387.
D'autre part depuis le début du mois de juin les
Mutilés de Thaon refusent aux Alsaciens qui le leur demandent, d'avoir
avec eux des relations plus amicales, avant tout du moins que les plus jeunes
et plus vigoureux se soient engagés dans l'armée
française388. Ce qui est reproché à beaucoup
d'Alsaciens c'est une attitude irrespectueuse et même frondeuse : «
les Alsaciens sont à Thaon des hôtes jouissant d'une situation de
faveur ». Les réformés n°1 ne paraissent vouloir mener
campagne que contre les Alsaciens, et en faveur de la révision du taux
des pensions. Mais les meneurs ne sont pas des violents imbus d'idées
subversives, donc il n'y a pas de danger d'autre agitation à propos
d'autres questions. Mais fait plus dur encore, il semble selon le commissaire
spécial que « la population partage leurs sentiments à
l'égard des Alsaciens, si elle n'approuve pas leur campagne ». Il
confirme que des Alsaciens chantent volontiers le « Wacht am Rhein »
à leur cantonnement ou dans les cafés », chant de
ralliement389.
385 A.D.V., 8 M 191, Enquêtes - Hostilité envers les
Alsaciens (1914-1918), rapports de juin 1917.
386 A.D.V., 8 M 191, nouveau rapport du 16/06/1917.
387 Ibid.
388 A.D.V., 8 M 191, rapport du commissaire spécial,
29/06/1917.
389 Ibid.
Au cours de l'année 1917, on estime à 130 000
seulement le nombre d'Alsaciens-Lorrains sur le territoire français :
engagés, évacués, réfugiés,
annexés390. Sur ce nombre, 95 000 sont résidents de
l'Alsace reconquise. Des constatations faites courant septembre 1917 dans les
départements du Doubs, Haute-Saône, Vosges, Belfort où se
trouvent des Alsaciens évacués confirment la tendance : c'est
dans les Vosges que la situation faite à ces réfugiés est
le moins favorable, et que les demandes de retour en Allemagne ont
été les plus nombreuses391. Le ministre de
l'Intérieur réclame donc au préfet des Vosges fin
septembre de veiller à ce que tout le nécessaire soit fait pour
que les populations considèrent ces Alsaciens comme des compatriotes
devant être traités avec d'autant plus de bienveillance qu'ils
sont plus malheureux. En 1917, seuls deux mariages entre Alsaciens et
Françaises sont recensés dans les Vosges : par exemple
André Vogt épouse Marielle Leveque le 4 juillet à
Rupt392. De même, une seule demande en mariage concerne une
Alsacienne et un Français : Joséphine Falk, tisseuse et
René Ferry, réformé, à
Saint-Gorgon393.
Il existe encore parmi la population alsacienne placée
dans les Vosges quelques éléments indésirables (au Val
d'Ajol par exemple) qui ont une influence fâcheuse et qui engendrent des
appréciations défavorables des populations vosgiennes sur
l'ensemble des Alsaciens.
Il est donc tout à fait légitime qu'un certain
nombre d'Alsaciens réfugiés dans l'arrondissement de Remiremont
réclament, et avec insistance, leur rapatriement immédiat en
Alsace394. C'est le cas en juillet 1917 où s'est
manifestée une certaine agitation au milieu des Alsaciens-Lorrains se
trouvant à La Bresse (exemples familles Schutz et Kempf), apparemment
sans suite395. Au début de l'été, une
pétition en ce sens, destinée à être adressée
aux ambassades des Etats neutres, circule dans les milieux alsaciens. La
pétition émane d'un industriel de Munster réfugié
à Paris, du nom de Hartmann ; il s'occupe activement des
évacués et était dernièrement dans nos parages, au
Val-d'Ajol notamment. Le mouvement touche surtout les évacués
alsaciens de la vallée de la Fecht (évacués en 1915 par
l'Autorité militaire), et les signataires, assez nombreux, se recrutent
essentiellement dans les cantons de Saulxures et Plombières (la
pétition recueille 192 signatures dans le seul canton de
Saulxures)396. Les instigateurs de cette démarche sont le
maire de Soultzeren, évacué à Sapois, qui a fait signer la
pétition à l'issue de l'office protestant
célébré dans sa maison, et le pasteur Birmele,
l'instituteur Jean Fritsch et un industriel de Soultzeren, J. Ruhland,
évacués au Val d'Ajol.
390 H. Mauran, op. cit., p. 386.
391 A.D.V., 4 M 533, correspondance ministre de
l'intérieur - préfet vosgien, 25/09/1917.
392 Ibid.
393 A.D.V., 4 M 479, Mariages avec des Français,
Autorisations : correspondance, rapports, extrait d'état civil,
télégramme, 1915-1917.
394 R. Martin, op. cit., pp. 62-65.
395 A.D.V., 4 M 533, correspondance préfet -
ministère de l'intérieur, inspection générale des
services administratifs, service des Alsaciens-Lorrains, 22/02/1918.
A l'époque déjà, le sous-préfet de
Remiremont avait noté l'existence de sentiments germanophiles au sein de
« ces populations de la Fecht, en majorité protestantes
pratiquantes ». Les rapports notent également que les
évacués de la région d'Orbey ont refusé de signer
la pétition, et que les Alsaciens des cantons de Remiremont et Le
Thillot n'ont pas été touchés. La lettre d'un Alsacien de
Ventron, saisie en juillet 1917, peut nous éclairer sur la principale
motivation des pétitionnaires, le mal du pays : « [...] nous sommes
tous d'accord sur cette résolution : nous voulons rentrer chez nous et
je ne crois pas que, dans les circonstances et conditions présentes, on
nous refuse cette demande unanime, surtout qu'elle est adressée aux
ambassades d'Etats neutres [...] Nous voulons espérer sur un
résultat favorable de cette mission et si ce résultat doit
tarder, alors nous voulons nous entendre et ne plus travailler de
manière qu'on n'ait plus aucun profit de nous [...] ».
Des extraits du texte de la pétition renforcent encore
notre impression : « [...] Par suite de cette trop longue
séparation de nos parents [...] par le désir de revoir notre
pays, et surtout par l'effroyable nostalgie qu'aucune plume n'est capable de
décrire, nous mourons physiquement et moralement et par suite ne sommes
plus capables d'accomplir un travail sérieux [...] Mais qu'on nous
laisse aller dans notre pays natal. Nous ne voulons et ne demandons rien, sinon
de rentrer chez nous, car nous préférons mille fois le pain de
notre pays, serait-il même noir [...] Dans les journaux de tous les jours
on parle d'humanité et du combat pour la liberté et le droit. On
devrait bien nous appliquer cela, car en nous gardant ici de force, nous ne
voyons que le contraire. [...] Ainsi, qu'on nous laisse partir avant que
l'effroyable mal du pays et la cherté croissante nous aient abattus
[...] »397
Le texte de la pétition avait été remis
à des hommes sûrs, chargés ensuite de visiter les familles
d'évacués et d'obtenir leur signature, tel l'évacué
Kempf Jacques à Saulxures. La pétition n'atteint jamais aucune
ambassade d'état neutre, les différents textes ayant
été facilement confisqués, sur ordre du ministre de
l'Intérieur. Le Préfet annonce qu'il a décidé le
départ hors du département et l'envoi dans des communes de
l'intérieur des instigateurs du mouvement, tous originaires de Soulzeren
(avec familles)398. Ils sont évacués
administrativement de la Zone des Armées en raison de leur influence
anti-française sur les autres réfugiés alsaciens du
département. A côté des pétitions présentes
surtout dans la vallée de la Moselle ont été
interceptées des lettres recommandées individuelles
destinées à être expédiées à
l'Ambassade de Suisse, à Paris, en particulier dans la zone du
Val-d'Ajol399.
396 R. Martin, op. cit., pp. 62-65.
397 Ibid.
398 A.D.V., 8 M 191, lettre du préfet, 18/08/1917.
399 A.D.V., 8 M 191, rapports de juillet 1917.
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