Conclusion :
Le séjour et la circulation des Allemands au tournant
de la guerre (1916-1917) est poussée à son paroxysme. Il n'est
pas question de relâcher le contrôle au moment où les
hostilités vont basculer peut-être décisivement et
où la moindre erreur peut coûter cher. Quelques évolutions
majeures surviennent, comme les cartes d'identité d'étranger et
de travailleur étranger. Les Vosges accueillent quelques
dépôts de triage et camps d'internement pour civils allemands,
notamment à Soulosse et Bulgnéville.
350 Ibid, 14/01/1918.
351 Ibid.
352 J.-M. Lambert, LAMBERT (Jean-Marie), « Un camp de
travail de prisonniers allemands au Syndicat. La Compagnie P.G. 171 à
Champé, Le Syndicat 1916-1919 », in Le Pays de Remiremont,
1981, n°4, pp. 71-72.
Chapitre 2 - Le traitement spécial des
Alsaciens-Lorrains.
Le sort des Alsaciens-Lorrains est toujours particulier
pendant le conflit et ils sont traités de façon spéciale :
officiellement Allemands donc ennemis, ils sont considérés comme
des Français en puissance. En 1916 le titre d' Alsacien-Lorrain remplace
la mention « sujet allemand » dans les documents
officiels353. Mais ils font encore l'objet d'une surveillance et
d'un contrôle strict et dur : dans les Vosges des cas suspects sont ainsi
signalés en 1916 à Saint-Dié ou encore à Thaon,
lors d'un incendie à la blanchisserie teinturerie354. Ils
sont également les grandes victimes de la politique française
d'évacuation et d'internement355. Le nombre
d'Alsaciens-Mosellans en France va augmenter au cours de la guerre :
réfugiés civils, déserteurs profitant des combats sur le
sol français pour s'enfuir356. En 1916, ceux qui ont été
internés retrouvent la liberté dès que les
autorités ont acquis la certitude qu'il ne s'agit pas d'Allemands vivant
en Alsace357.
Au 31 décembre 1915 3 550 Alsaciens-Lorrains
étaient en résidence dans les Vosges, dont 1197 hommes, 1284
femmes et 1069 enfants notamment dans les arrondissements de Saint-Dié,
Remiremont et Epinal358. Au 1er juillet 1916, ils sont au nombre de
5050 dans les Vosges, ce qui en fait le premier contingent immigré du
département à cette date, devant les Italiens359.
Après les balbutiements des années 1914-1915, le
contrôle administratif de la population alsacienne et lorraine s'appuie
sur une définition se voulant aussi raisonnée et rigoureuse que
possible de ce mot composé : « Alsacien-Lorrain
»360. Les instructions de l'Arrêté du 1er janvier
1916 ne sont pas applicables aux Alsaciens-Lorrains qui restent provisoirement
sous le régime ancien361. Les Alsaciens-Lorrains d'origine
française, restent donc soumis en ce qui concerne la circulation aux
mêmes instructions que les sujets français362. Il importe dans les
documents administratifs, à la rubrique « nationalité »
de les qualifier d' « Alsaciens-Lorrains d'origine française »
et non point de « sujets allemands ». Les Alsaciens-Lorrains n'ayant
pas cette origine seront considérés comme étrangers. Fin
1916, il existait quatre dépôts de triage où la commission
de classement examinait une fois par mois les prisonniers qui y étaient
envoyés après leur arrestation : Besançon, Blanzy,
Fleury-en-Bière et La Ferté-Macé.
353 J. Ponty, op. cit., pp. 91-122.
354 A.D.V., 8 M 191, Enquêtes - Surveillance de sujets
alsaciens (1914-1918).
355 H. Mauran, op. cit., pp. 381-474.
356 Janine Ponty, op. cit., pp. 91-122.
357 Ibid.
358 A.D.V., 4 M 495, liste des sujets alsaciens en
résidence dans le département au 31/12/1915.
359 A.D.V., 4 M 403, recensement semestriel des étrangers
en résidence dans les Vosges, 01/07/1916.
360 H. Mauran, op. cit., p. 446.
361 A.D.V., correspondance préfet des Vosges - maires et
commissaires de police vosgiens, 05/02/1916.
I - La machine administrative.
Les autorités françaises classent les
Alsaciens-Lorrains alors présents sur le territoire français en
quatre groupes : ceux qui se trouvaient déjà en France au moment
de la déclaration de guerre ; les réfugiés,
c'est-à-dire les personnes qui ont pu quitter volontairement les
régions annexées depuis le début de la guerre ; les
Alsaciens-Lorrains habitant les pays alliés ou neutres qui sont venus en
France ; et ceux qui ont été évacués
d'Alsace-Lorraine « par les soins de l'autorité militaire, soit
pour les soustraire à la mobilisation allemande, soit pour des motifs
d'ordre militaire »363.
Dans les trois premiers groupes figurent des individus
à qui ont été remis des permis de séjour dès
le début des hostilités. Les autres cas sont examinés par
la Commission Interministérielle des Otages et Evacués
alsaciens-lorrains, généralement dans des dépôts de
triage, pour être classer dans trois grandes catégories, chaque
catégorie déterminant un type de régime. La
catégorie N°1 regroupe ceux qui sont «
considérés comme d'attitude incertaine et de sentiments douteux
», les fonctionnaires rémunérés par l'Etat allemand,
les prostituées, les marchands ambulants et les forains, les
romanichels, les repris de justice. Ils sont pourvus d'une carte blanche et
jouissent d'une liberté relative364 : leurs droits de
déplacement et de résidence se trouvent limités. Les
réfugiés, c'est-à-dire les personnes qui avaient pu
quitter volontairement les régions annexées depuis le
début de la guerre, présumés de sentiments francophiles,
reçoivent une carte tricolore, gage de leur loyauté, et peuvent
prétendre, s'ils ont un travail, à l'allocation de
réfugiés ou à être reçus dans des
dépôts libres s'ils ne parlent pas la langue française
(catégorie n°2). Enfin, ceux qui sont « suspects au point de
vue national » (catégorie S), à savoir des
Alsaciens-Lorrains ayant tenu des propos hostiles, les déserteurs de
dépôts d'internement, les personnes sur qui pèsent des
présomptions d'espionnage sans que la preuve de leur culpabilité
puisse toutefois être établie.
Par ailleurs, à partir de 1916, la Légion
étrangère cesse enfin d'être le passage obligé,
même s'il n'était en principe que symbolique, pour les
Alsaciens-Lorrains désireux de s'engager. Par décision du 29
février 1916, une commission à l'intérieur de chaque
bureau de recrutement est créée pour examiner le cas de chaque
candidat365. La commission comprend trois personnes originaires
d'Alsace-Lorraine. Le ministère de la Guerre décide que les
officiers et sous-officiers inaptes à faire campagne, tenant garnison
dans la ville où se trouve le bureau de recrutement ou à
proximité de celle-ci, seront employés en priorité.
362 A.D.V., 4 M 401, circulaire du général
commandant en chef Joffre, 07/05/1916.
363 C. Maire, op. cit., p. 19.
364 C. Maire, op. cit., p. 20.
365 H. Mauran, op. cit., p. 416.
A défaut d'officiers, il est possible d'en appeler
à des civils présentant les « garanties nécessaires
», mais un officier au moins devra leur être adjoint. Selon le
lieutenant-colonel Carré, cette décision efface l'effet
désastreux de la loi du 5 août 1914 qui aurait constitué
une véritable maladresse de la part du gouvernement à
l'égard des Alsaciens-Lorrains.
Pour régler la situation des Alsaciens-Lorrains dans la
zone des armées, une Commission militaire est instituée en 1916
avec mission de statuer sur le régime à appliquer à chacun
d'eux366. Cette commission fonctionnant à l'Etat-Major de la
VIIe Armée est habilitée à délivrer une carte
d'identité spéciale aux Alsaciens-Lorrains d'origine
française. D'ailleurs le préfet vosgien demande aux maires du
département de lui transmettre la photographie de face (4 cm X 4 cm) des
individus concernés en vue de l'établissement de cette carte
d'identité spéciale367. La présentation de cette carte
permettra aux maires de délivrer à tout Alsacien-Lorrain qui en
sera titulaire dans leur localité, le sauf-conduit prescrit par la
nouvelle instruction sur la circulation pour les citoyens français,
à condition de mentionner sur le dit sauf-conduit le numéro de la
carte présentée.
Parallèlement, l'administration a défini sa
position vis-à-vis des nombreux Alsaciens évacués par
l'Autorité militaire dans une série de textes
déposés aux Archives départementales des
Vosges : rapport du Préfet, du 11 novembre 1915, et
circulaires du préfet aux maires, des 14 septembre 1916 et 26 novembre
1917368.
Les Alsaciens-Lorrains évacués des territoires
occupés sur le territoire national à la suite
d'événements militaires sont des réfugiés, comme
tels astreints à ne pas quitter la commune dans laquelle ils ont
été affectés, sans autorisation de la VIIe Armée,
et ils sont bénéficiaires d'une allocation de 1,25 F par personne
et par jour369. S'inspirant de sa décision du 16 septembre
1916 et des instructions du Général commandant en chef du 23
septembre, qui autorisent dans certains cas l'allocation d'un traitement de
disponibilité aux fonctionnaires alsaciens évacués en
France, le ministre de la guerre décide que les administrateurs
militaires des territoires occupés pourront, après avis des
préfets, accorder l'allocation mensuelle de 15 F aux anciens combattants
alsaciens de 1870-71 qui sont réfugiés dans les
départements français370.
Le bénéfice de ces allocations est primitivement
réservé aux ayant droits résidant en Alsace reconquise.
Mais, par dépêche du 28 septembre 1917, N° 763, le
président du Conseil, ministre de la Guerre, en autorise l'extension aux
anciens combattants alsaciens réfugiés en France. Ces allocations
seront imputées sur le budget des Territoires et envoyées par
mandat-poste aux
366 A.D.V., 4 M 401, circulaire préfectorale à
l'intention des maires vosgiens, 02/08/1916.
367 A.D.V., 4 M 401, correspondance préfet des Vosges -
maires et commissaires de police vosgiens, 14/09/1916.
368 R. Martin, op. cit., pp. 62-65.
369 Ibid.
370 A.D.V., 4 M 533, correspondance ministère de la
guerre, service d'Alsace-Lorraine - Painlevé, 28/08/1917.
intéressés. Enfin il sera possible de
délivrer du bois de chauffage aux évacués alsaciens
réfugiés à Cornimont et aussi à ceux qui se
trouvent à Saulxures. Ce bois sera pris dans les forêts domaniales
de Cornimont et du Géhant371.
En outre, il a paru au ministre de l'intérieur que dans
le but d'établir une liaison entre les municipalités et les
Alsaciens, il serait désirable que dans les localités où
il existe un nombre important de réfugiés alsaciens (Val d'Ajol,
Cornimont, Saulxures, etc.) un Alsacien soit adjoint au secrétaire de
mairie, pour recevoir les demandes de ses compatriotes et s'entremettre pour
les faire examiner (mesures de septembre en faveur des Alsaciens
évacués par l'Autorité militaire)372. Mais la
correspondance qui leur est adressée d'Allemagne via la Suisse est
contrôlée par les commissions militaires de Pontarlier, le
courrier soumis au contrôle postal373. La surveillance des
personnes est menée conjointement par l'armée et par la police,
ce qui ne manque pas d'entraîner des conflits de compétence,
l'armée ayant tendance à considérer les
évacués comme de son seul ressort. Les soumettre à
l'obligation du carnet d'étranger, c'est renoncer à ce pourquoi
la France se bat, les assimiler aux Français, c'est violer le droit
international.
Ainsi ces Alsaciens sont munis d'une carte blanche qui fixe
pour chacun d'eux, après accord avec l'Etat-Major de l'Armée, les
communes du territoire national à l'intérieur desquelles ils sont
autorisés à circuler dans les mêmes conditions que les
citoyens français374. En juillet, le Général en
chef autorise les Alsaciens évacués collectivement pour raison de
péril de guerre sur le territoire de la VIIe Armée à
utiliser la carte d'identité blanche comme carte de circulation dans le
périmètre fixé sur leur carte375. Cette faveur
est limitée à la circulation dans la zone réservée
sans donner la faculté d'en sortir. Les cartes d'identité devront
pour être ainsi utilisées porter visa du Général
commandant la Division de la résidence des intéressés.
En vue de l'établissement des cartes spéciales
réservées aux Alsaciens-Lorrains réfugiés, ycompris
les enfants âgés de plus de 12 ans, un avis vosgien du 23 novembre
1917 invite les individus concernés à se présenter
à la mairie de leur commune pour fournir tous les renseignements
nécessaires sur leur état-civil et apporter les pièces
justificatives qu'ils possèdent376. L'Autorité
Militaire préparera la nouvelle carte qui sera remise à chacun en
échange de la carte dont ils sont actuellement porteurs.
371 A.D.V., 4 M 533, correspondance conservateur des eaux &
forêts du 9e arrondissement - préfet vosgien, 29/06/1916.
372 A.D.V., 4 M 533, correspondance ministre de
l'intérieur - préfet vosgien, 03/11/1917.
373 R. Martin, op. cit., pp. 62-65.
374 Ibid.
375 A.D.V., 4 M 401, correspondance VIIe Armée, Etat-Major
- préfet des Vosges, 15/07/1917.
376 A.D.V., 4 M 401, avis municipal, 23/11/1917.
En exécution de l'arrangement conclu avec l'Allemagne
et relatif à des rapatriements réciproques d'enfants, les enfants
allemands ou alsaciens-lorrains se trouvant actuellement en France libre ou en
Alsace réoccupée et réclamés par leurs parents
restés en Allemagne ou en Alsace-Lorraine annexée, sont
renvoyés en Allemagne, par la Suisse, dans le plus bref
délai377. En juillet, 4 enfants alsaciens sont
transférés en Suisse, remis aux déléguées
des Oeuvres suisses qui doivent ensuite les conduire à leurs parents en
Allemagne378. Trois d'entre eux étaient venus de l'orphelinat
de Thann s'installer à Vagney et le dernier résidait à
Gérardmer.
Les Alsaciens-Lorrains sont aussi parfois porteurs de la
« carte d'identité et de circulation pour travailleurs coloniaux et
étrangers », créée par le ministère de
l'Intérieur en avril 1917. La Direction des Etapes et des Services (DES)
du Groupe Armé Est (GAE) se voit rappeler dans une note de
synthèse émanant du Bureau des services spéciaux de
l'Etat-major général, que les Alsaciens qui sont « nettement
» d'origine française reçoivent une carte chamois qui donne
un pouvoir de circulation plus étendu ; que les Alsaciens «
d'origine allemande » doivent être porteurs du carnet
d'étranger, avec indication d'un périmètre de circulation
qui sera « en principe » celui porté sur leur carte
blanche.
La lettre du général commandant en chef du 4
août 1916 codifie le droit au retour379. Les
évacués qui souhaitent retourner dans leurs foyers en
Alsace-Lorraine doivent adresser une demande au général
commandant la VIIe Armée par l'intermédiaire du ministre de
l'Intérieur. La décision est prise sur avis du préfet de
l'Alsacien et du capitaine administrateur de son domicile antérieur
à la guerre. Dans le cas où le rapatriement est autorisé,
un sauf-conduit est adressé à l'intéressé
directement par l'entremise du préfet de sa résidence actuelle.
Lorsqu'il s'agir de jeunes Alsaciens, de 17 à 25 ans, les autorisations
de rapatriement sont soumise au général commandant en chef qui
les adresse au ministre de l'Intérieur380. Les
résidents alsaciens-lorrains peuvent également subir des mesures
administratives arbitraires, comme le retrait ou la non-délivrance d'un
passeport, tel Albert Malaisé, en situation irrégulière en
1917.
377 A.D.V., 4 M 514, circulaire du ministre de
l'intérieur, 07/06/1917.
378 A.D.V., 4 M 514, rapatriements d'étrangers de
nationalités ennemies, 12/07/1917.
379 H. Mauran, op. cit., p.454.
380 H. Mauran, op. cit., p. 455.
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