II - Le cas plus particulier des Alsaciens-Lorrains.
En 1915, les Alsaciens-Lorrains sont nombreux dans le
département des Vosges : 1738 individus sont recensés à la
mi-janvier 1915, tous en résidence libre comme réfugiés,
et en permis de séjour comme ayant des ressources ou du
travail301. Beaucoup de ces hommes ne parlent que le dialecte, et
ils sont souvent victimes de méprises, car on les prend pour des
Allemands. L'administration les installe donc dans d'anciens couvents et
organise pour eux des cours de français ; les autres sont logés
chez l'habitant et trouvent du travail302.
Des commissions sont constituées début 1915 en
vue du classement des Alsaciens-Lorrains évacués sur les
départements intérieurs. Ces commissions sont habilitées
à délivrer aux AlsaciensLorrains qui sont reconnus d'origine
française et de sentiments présumés francophiles une carte
tricolore (circulaire du 28 mars). Elle a pour but de certifier les
constatations faites et de recommander les titulaires à la bienveillance
des autorités françaises. La carte tricolore tient lieu de permis
de séjour à condition qu'elle comporte la
photographie303 et leur donne donc le droit de s'installer dans la
résidence de leur choix ; mais elle ne confère aucun droit
particulier en matière de circulation. Finalement, les Alsaciens munis
de la carte tricolore sont simplement placés dans une situation
identique à celle des réfugiés français ou
belges304. Le nombre d'Alsaciens-Lorrains ayant obtenu
individuellement des permis de séjour dans le département est
alors pour 140 communes de 1738, dont 611 hommes, 813 femmes et 314
enfants305. En revanche, toutes les familles dont un membre avait
quitté la France pour répondre à l'ordre de mobilisation
allemande furent exclues de ce privilège et regroupés dans des
camps sous contrôle militaire306.
Les prisonniers de guerre alsaciens-lorrains d'origine
française sont, après vérification de leur
identité, envoyés dans des camps spéciaux : à
Lourdes (Hautes-Pyrénées), à Monistrol-sur-Loire
(Haute-Loire), à Rambert-sur-Loire (Loire). Le ministre de la Guerre les
encourage à contracter un engagement pour la durée de la guerre
dans les conditions de la loi du 5 août 1914. Ceux qui ne s'engagent pas
ne sont pas forcément maintenus en caserne : ils peuvent être
autorisés à travailler dans des usines ou des chantiers. La
catégorie O (otages) est remplacée, en mars 1915, par la «
catégorie S » (suspects). Cela revient à exclure
l'idée que les Alsaciens-Lorrains se situent en dehors du champ national
et peuvent faire l'objet d'échanges307.
301 A.D.V., 4 M 495, statistique générale des
sujets allemands, alsaciens-lorrains présents dans les Vosges au
15/1/1915.
302 J. Dupaquier, op. cit., pp. 60-70.
303 A.D.V., 4 M 401, télégramme-circulaire du
ministre de l'intérieur à l'intention des préfets,
20/03/1915.
304 A.D.V., 4 M 401, télégramme-circulaire du
ministre de l'intérieur à l'intention des préfets,
28/03/1915.
305 A.D.V., 4 M 495, recensement étrangers de
nationalités ennemies, 1915.
306 J. Dupaquier, op. cit., pp. 60-70.
Les Alsaciens évacués autoritairement par
l'Armée au moment des combats de 1915 dans le département des
Vosges ont posé des problèmes délicats aux
autorités et à la population. Les autorités
administratives vosgiennes durcissent le contrôle des Alsaciens-Lorrains.
Tout d'abord la circulation leur devient presque impossible308.
Ensuite leurs allocations seront payées en argent, ils toucheront
l'intérêt des avances et en matière d'assistance des
régimes spéciaux prévaudront pour les familles nombreuses
(mensualité complémentaire). Concernant l'assistance morale une
sorte d'éducation française devra être donnée aux
Alsaciens évacués. En outre, dans le domaine de la surveillance
une attention rigoureuse devra être portée envers les
ressortissants d'Alsace (devront faire l'objet d'enquêtes minutieuses).
S'ils sont suspectés et que le sous-préfet juge impossible leur
maintien dans l'arrondissement, il devra le signaler au Préfet qui
provoquera les mesures nécessaires à leur envoi dans des camps de
concentration309.
Par ailleurs, comme pour les Austro-Allemands, la
correspondance des Alsaciens-Lorrains fait l'objet d'une surveillance accrue.
Le ministère de l'Intérieur précise aux préfets que
la circulaire du 28 juin est applicable éventuellement aux
Alsaciens-Lorrains encore sujets allemands qui se trouvent en liberté
sur notre territoire avec permis de séjour ou cartes tricolores. L'ordre
est donné de signaler toute indication suspecte310.
Les Alsaciens originaires de la vallée de la Fecht et
de la région d'Orbey évacués dans l'arrondissement de
Remiremont en 1915, provoquent des troubles dans la population. Il s'agit en
particulier de la totalité de la population des communes de Soultzeren
et de Stosswihr, répartie dans les différentes communes de
l'arrondissement. A la différence des Alsaciens résidents avant
la guerre ou réfugiés volontaires du début du conflit,
ceux-là n'ont pas choisi de quitter l'Alsace311.
L'hostilité populaire envers les Alsaciens se manifeste
de façon symptomatique lors de la manifestation de conscrits de la
classe de 1916 de Thaon. Le 17 avril 1915 se tient une réunion entre de
nombreux Alsaciens ouvriers et ouvrières de la Blanchisserie à la
salle des fêtes, salle qui leur sert de dortoir. Les conscrits s'y
rendent et manifestent bruyamment leur hostilité en lançant
plusieurs pierres dans les vitres de la salle. D'une façon
générale, la population française de Thaon est hostile
à l'envahissement de la commune par l'élément
alsacien312.
307 H. Mauran, op. cit., p. 447.
308 A.D.V., 4 M 401, correspondance préfet des Vosges -
sous-préfet de Remiremont, 05/06/1915.
309 Ibid. Il est seulement fait mention dans les archives de
« camp de concentration », sans précision. On évoque la
possibilité de créer un camp dans les Vosges, mais on n'a pas le
fin mot de l'histoire.
310 A.D.V., 4 M 401, télégramme du ministre de
l'intérieur à l'intention des préfets, 26/09/1915.
311 R. Martin, op. cit., pp. 62-65.
312 A.D.V., 8 M 191, hostilité envers les Alsaciens,
manifestations de conscrits, rapports du commissaire spécial d'Epinal
(1914-1915). Pour explication, voir pp. 8 et 9.
Parallèlement, sur l'ensemble du territoire
français, les réseaux « bourgeois » d'AlsaciensLorrains
s'activent sur plusieurs plans : amélioration des conditions
matérielles par des dons ; embauches d'ouvriers par des entrepreneurs
d'origine alsacienne-lorraine ; efforts pédagogiques pour expliquer qui
sont les Alsaciens-Lorrains aux populations locales ; interventions pour la
libération ou le rapatriement des personnes313. L' «
Association pour l'Aide Fraternelle des Alsaciens-Lorrains »,
constituée le 2 février 1915 et déclarée en
préfecture le 25 février, oeuvre dans ce sens314.
Au-delà de son pôle administratif, l'Aide fraternelle dispose
d'innombrables relais dans les régions. L'emploi constitue une de ses
priorités au cours de l'année 1915. La commission des cours et
des bibliothèques s'est quant à elle attachée à la
scolarisation des enfants. L'Aide fraternelle a enfin souscrit un abonnement
pour chaque dépôt d'Alsaciens-Lorrains aux
Kriegsberichte, publication hebdomadaire rédigée en
français, en allemand et en dialecte alsacien. Les interventions de
l'Aide fraternelle sont parfois personnalisées. Elle attire ainsi
l'attention de l'administration sur tel évacué qui s'est vu
refuser l'allocation ou encore appuie la demande de rapatriement d'un
évacué digne de confiance. L'association envoie aussi des
délégués dans les départements, pour « se
mettre en rapports directs avec les réfugiés », pour «
se rendre compte [...] dans leur situation », pour « comparer [...]
les divers camps de concentration, qui ont été
gérés dans certains départements avec plus de soins que
dans d'autres »315.
L'Aide fraternelle n'est pas la seule à intervenir en
faveur des Alsaciens-Lorrains. La Ligue des droits de l'homme, par exemple, a
vocation à défendre les citoyens contre toute injustice. Tout
d'abord elle constitue pour les Alsaciens-Lorrains un service unique au lieu de
les soumettre à des administrations différentes et à des
règlements contradictoires. Elle fait également
bénéficier, dans la mesure compatible avec la sûreté
nationale, les compatriotes alsaciens-lorrains, d'un traitement de faveur qui
les distingue tout au moins des étrangers. L'action de la Ligue a abouti
à des résultats globaux impressionnants : une commission
interministérielle a été instituée pour coordonner
les règles relatives aux Alsaciens-Lorrains ; la carte tricolore est
désormais équivalente au permis de séjour ; les
Alsaciens-Lorrains qui en sont porteurs ne sont plus soumis au séquestre
; le ministère des Affaires étrangères a cessé d'
« échanger » des Alsaciens-Lorrains contre des internés
en Allemagne ; la mention « sujet allemand » a été
remplacée dans les pièces officielles par celle d' «
Alsacien-Lorrain d'origine française » ; ...316
313 H. Mauran, op. cit., pp. 464-466.
314 Ibid. Preuve de l'influence des responsables de l'Aide
fraternelle, le ministre de l'Intérieur adresse, dès le 23
février, à tous les préfets une circulaire
pour « accréditer l'association auprès d'eux » et la
« recommander à leur bienveillance. »
315 Ibid.
316 Ibid.
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