Conclusion :
Les premiers mois de la guerre sont ainsi marqués par
un durcissement de la réglementation pesant sur les sujets
ressortissants allemands dans le département stratégiquement
important des Vosges. Les Allemands de sang, définis comme tels, sont
visés par des procédures spéciales et une surveillance
oppressante.
L'origine alsacienne-lorraine fait aussi l'objet d'une
définition stricte : il faut être né en Alsace-Lorraine de
deux parents qui y sont eux-mêmes nés. Celles et ceux qui ne
remplissent pas cette condition primordiale ne peuvent pas songer au retour
dans leur localité d'origine avant la fin de la guerre. Par ailleurs,
cette éventualité dépend du bon vouloir des
autorités locales, civiles ou militaires281. La situation de
l'Alsacien-Lorrain installé en France avant-guerre, mais
nonnaturalisé, ne semble donc finalement guère plus enviable que
celle de l'évacué des zones reconquises. Il est susceptible
d'être soumis, selon le bon vouloir de telle ou telle autorités,
à l'évacuation de zones considérées comme
stratégiques ou sensibles. Si, par malheur, il est fiché, comme
élément « douteux », « suspect », «
indésirable », « germanophile », il n'a alors aucune
chance d'échapper au filet que constitue le réseau internemental
français282.
281 H. Mauran, op. cit., p. 443.
282 Ibid.
Chapitre 3 - 1915 ou l'accroissement des contraintes
des étrangers.
A partir de l'hiver 1914, les Vosges est traversé par
une ligne de front au niveau de l'arrondissement de Saint-Dié qui le
divise en deux parties d'importance inégale : 25 communes du nord dont
Senones resteront sous domination allemande durant quatre ans283. Le
département comporte un espace dans la zone des armées,
territoire de la VIIe Armée en l'occurrence, qui fait l'objet d'une
réglementation spécifique. Chaque sommet ou chaque col devient
alors l'enjeu d'une lutte sans merci, dans laquelle chasseurs alpins et Poilus
ont paient un très lourd tribu. Des combats durs sont lieu pour la
reprise du Violu, du Spitzemberg, de la Fontenelle et sur la crête des
Vosges de 1915 à 1916.
Quelques mois après le début de la guerre, les
autorités civiles et militaires nationales et locales s'emploient
à accroître la surveillance des étrangers pour des raisons
de défense nationale, notamment les étrangers « ennemis
». Le 2 février 1915 le ministre de l'Intérieur Louis Malvy
invite ainsi les préfets à procéder sans délai
à la révision des permis de séjour accordés et
à retirer tous ceux indûment délivrés dont les
détenteurs devront suivant la situation être évacués
sur le camp de concentration le plus proche ou être signalés en
vue de rapatriement sur la Suisse284.
Pendant la Grande Guerre, l'état de siège permet
l'internement des personnes jugées dangereuses pour la
sécurité du pays. L'administration et la gestion de l'internement
dépendent du ministère de l'Intérieur. Le préfet,
relais de l'Etat dans le département, joue un rôle
prépondérant dans la direction et la gestion des camps qui sont
territorialement de sont ressort285. Pourtant dans les statistiques
vosgiennes de recensement ne sont signalés ni dépôts
d'Austro-Hongrois, ni dépôts d'Alsaciens-Lorrains, ni non plus de
simples centres de regroupement d'Alsaciens-Lorrains au 15 janvier
1915286. Comme on le verra la réalité est
différente mais elle est dissimulée au maximum dans les bulletins
officiels.
Par ailleurs, le rythme des acquisitions de la
nationalité française s'effondre pendant la Grande Guerre : 700
pour toute la durée du conflit contre 3 447 en 1913 et 4 029 en 1912.
Parallèlement, l'attitude de l'administration se durcit à
l'égard des naturalisés : la loi du 7 avril 1915 correspond
à un projet de dénaturalisation. Cette loi concerne les anciens
sujets des puissances ennemies, Allemagne, Autriche-Hongrie, Empire ottoman,
mais entraîne la suspicion envers leurs minorités, Polonais,
Slovaques, Tchèques, Slovènes287.
283 A. Ronsin, op. cit., réédition, « Les
Vosges au XXe siècle ».
284 A.D.V., 4 M 401, télégramme du ministère
de l'intérieur à l'intention des préfets, 02/02/1915.
285 H. Mauran, op. cit., pp. 279-312, chapitre VI « La
dynamique concentrationnaire : structuration et extension d'un dispositif
».
286 A.D.V., 4 M 495, statistique générale des
sujets allemands, alsaciens-lorrains présents dans le département
des Vosges au 15/1/1915.
287 J. Ponty, op. cit., pp. 91-122.
I - Le cas des Austro-Allemands.
Au 15 janvier 1915, 22 Allemands sont présents dans le
département des Vosges, tous ont un permis de séjour et donc
aucun ne se trouve dans les dépôts
d'Austro-Allemands288.
Le 5 février 1915, un télégramme
émanant du ministère de l'Intérieur289,
direction de la Sûreté générale, autorise la
délivrance de permis de séjour en dehors des cas exceptionnels
d'une part pour les Austro-Allemands ayant servi pendant plus d'un an dans
Légion étrangère et qui possèdent de bons
certificats militaires et d'autre part pour les femmes dont les maris sont
actuellement incorporés dans l'armée française. Toutefois
ces catégories d'étrangers ne bénéficient pas de
plein droit de ce traitement de faveur : il n'est accordé
qu'après examen de leur situation individuelle. Les listes des permis de
séjour accordés par arrondissement révèlent que ces
permis de séjour ne sont octroyés que dans de rares cas et selon
des critères draconiens en 1915290. Selon l'historien Michel
Huber, près de 1 700 Allemands et Austro-Hongrois
bénéficient de permis de séjour en août 1915 en
France, soit moins de 1,5 % des effectifs austro-allemands recensés en
mars 1911.
Dans l'arrondissement d'Epinal, seuls deux individus sont
concernés : Marie Coinus, 25 ans, Cheniménil, d'origine
française, mariée à un Badois évacué et
François Wagner, 61 ans, Nomexy, en France depuis 60 ans, qui a servi
à la Légion étrangère et est marié à
une Française. L'arrondissement de Neufchâteau fait le même
résultat. Les arrondissements de Saint-Dié et de Remiremont font
un peu mieux avec respectivement trois et quatre permis de séjour
accordés. Pour Saint-dié il s'agit de Charles Voelker, 60 ans,
Saint-Dié, en France depuis plus de 40 ans, qui a un fils et 2 gendres
soldats français ; Marie Riester, 41 ans, Raon-l'Étape,
religieuse maintenue par instruction ministérielle du 4/6/1915 (Soeur
Lucie) ; et Clara Meyer, soeur Catharina, 51 ans, de la même
façon. L'arrondissement de Mirecourt n'a octroyé qu'un visa
à Eugène Nicolas Schneiberg, 71 ans, Xaronval, Bavarois né
en France qu'il n'a jamais quittée, son gendre est à
l'armée française (20e escadron du train, 20e Cie).
Une circulaire adressée aux préfets en
février 1915 fait état de l'impossibilité de maintenir les
mesures exceptionnelles prévues par les instructions du 24 octobre 1914
en faveur des religieuses austro-allemandes291. Les instructions
générales doivent désormais leur être
appliquées. Les préfets doivent donc inviter les religieuses
austro-allemandes à prendre leurs dispositions pour regagner dans le
plus brefs délais leur pays d'origine par la voie de la Suisse ou, si
elles le
288 A.D.V., 4 M 495, statistique des sujets allemands,
alsaciens-lorrains présents dans les Vosges au 15/1/1915.
289 A.D.V., 4 M 401, télégramme du ministère
de l'intérieur, direction de la sûreté
générale à l'intention des préfets de France et
d'Algérie, 05/02/1915.
290 A.D.V., 4 M 495, permis de séjour des étrangers
de nationalités ennemies (1914-1918).
291 A.D.V., 4 M 401, télégramme du ministre de
l'intérieur sureté générale aux préfets de
France, 12/2/1915.
désirent, sur l'Espagne ou l'Italie. Toutefois il est
possible d'accorder selon les cas des permis de séjour provisoire
à celles qui sont d'un âge avancé ou qui ont un état
de santé difficile. Sur ordre du ministre de l'Intérieur, le
préfet Linarès fait diriger les gens sans permis de séjour
réguliers soit sur le camp de concentration le plus proche de son
département soit sur la frontière suisse dans le cas où le
rapatriement est autorisé. Quatre religieuses allemandes en
résidence dans les Vosges ont d'ailleurs été
internées le 4 juin au dépôt de Cuisery
(Saône-et-Loire)292.
Sur ordre du service de la Sûreté
générale du 28 juin, les Austro-Allemands auxquels ont
été délivrés des permis de séjour feront
désormais l'objet d'une surveillance accrue293. Ainsi une
attention particulière doit être portée à leur
correspondance, notamment pour ceux pour lesquels on n'a pas de garantie. Les
préfets peuvent accéder sur simple demande au Directeur
Départemental des Postes et Télégraphes aux
correspondances des Alsaciens-Lorrains en France vers l'est et surtout celle
qui leur est destinée et qui provient de l'étranger. Ils doivent
signaler tout courrier suspect au Ministère de l'intérieur et au
service postal. L'application de ces mesures relatives à la surveillance
de la correspondance des Austro-Allemands est confirmée par le
Préfet des Vosges à l'Etat-Major le 17 novembre294.
Plus la guerre avance et s'enlise, plus les mesures sont
contraignantes vis-à-vis des AustroAllemands. Les préfets sont
priés dans cette perspective de prendre plusieurs dispositions en
octobre 1915. Tout d'abord, ils doivent organiser la concentration de tous les
Austro-Allemands mobilisables notables ou suspects en vue d'une
évacuation sur des îles, et femmes, enfants et vieillards pour
être évacués sur la Suisse295. Des permis de
séjour provisoires pourront malgré tout être
délivrés par mesure d'humanité aux femmes, enfants
austro-allemands dont l'état de santé ne permettrait pas le
déplacement296 ou encore aux religieuses austro-allemandes
ayant pris engagement de ne pas quitter sans autorisation les localités
où elles se trouvent actuellement (correspondance 24 octobre). Pour les
Austro-Allemands ne rentrant dans aucun des cas exceptionnels
spécifiés précédemment, les permis de séjour
qui leur ont été accordés jusqu'à ce jour doivent
être immédiatement retirés et leurs détenteurs
soumis à la règle générale297.
Par ailleurs, l'attention de ministre de l'Intérieur
est appelée dans une circulaire du 29 novembre « sur le grand
nombre d'oeuvres ayant leur siège à l'étranger qui, sous
le couvert d'un but d'assistance, demandent soit aux directeurs de
dépôts d'internés, soit à divers fonctionnaires,
292 A.D.V., 4 M 495, correspondance préfet vosgien -
ministre de l'Intérieur, direction de la Sûreté
générale, 10/6/1915.
293 A.D.V., 4 M 401, correspondance ministre de
l'intérieur - préfets, 28/06/1915.
294 A.D.V., 4 M 401, lettre du préfet des Vosges à
l'Etat-Major, 17/11/1915.
295 A.D.V., 4 M 401, télégramme du ministre de
l'intérieur aux préfets, 01/10/1915.
296 A.D.V., 4 M 401, télégramme du ministre de
l'intérieur aux préfets, 10/10/1915.
297 A.D.V., 4 M 401, télégramme du ministre de
l'intérieur aux préfets, 10/10/1915.
soit à des prêtres, soit même à des
particuliers, des renseignements sur les Austro-Allemands internés ou
sur les Alsaciens évacués en territoire français
»298. La circulaire ministérielle évoque
l'intérêt qu'attache l'Administration supérieure à
ce qu'il ne soit jamais répondu directement à de semblables
demandes. Le préfet Linarès prie par conséquent les maires
de lui transmettre toutes celles qui leur seraient adressées ou au sujet
desquelles ils seraient consultés. Toute action charitable ayant pour
objet l'assistance aux internés civils austro-allemands est
centralisée à l'ambassade des Etats-Unis, à laquelle les
oeuvres susvisées doivent exclusivement s'adresser. Le préfet
ajoute que, d'une façon générale, « il ne doit jamais
être fourni aucun renseignement sur des Alsaciens évacués
en France, à des oeuvres ayant leur siège à
l'étranger »299. Les résultats par communes
révèlent en effet beaucoup de cas d'Allemands ou
Alsaciens-Lorrains.
Enfin, à partir du 6 décembre 1915 les
Allemandes et Autrichiennes par mariage mais Françaises d'origine
peuvent être remises en liberté pour rentrer dans leur
résidence habituelle ou dans leur famille
française300.
298 A.D.V., 4 M 431, correspondance préfet - maires
vosgiens, 18/12/1915.
299 Ibid.
300 A.D.V., 4 M 401, correspondance des ministères des
affaires étrangères, de l'intérieur et de la guerre,
06/12/1915.
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