II - Alsaciens-Lorrains.
A la déclaration de guerre, il y avait en France
plusieurs milliers d'Alsaciens-Lorrains ayant juridiquement la
nationalité allemande248. Bien que les recensements
semestriels vosgiens de 1914 ne donnent pas de statistiques spécifiques
sur les Alsaciens-Lorrains, logiquement comptabilisés avec les
Allemands249, on sait qu'une forte colonie alsacienne-lorraine
réside alors dans le département des Vosges, notamment dans
l'arrondissement de Remiremont250.
Les Alsaciens-Lorrains bénéficient d'un
régime de faveur depuis 1913 et les autorités décident en
principe en août 1914 de les considérer comme Français,
l'agression allemande ayant rendu caduc le traité de
Francfort251. Selon la mythologie dominante, les Alsaciens-Lorrains
appartiennent à une seule et unique catégorie : celle des
Français « de souche » qui ont le malheur de se trouver sur un
territoire arraché et opprimé par l'Allemagne. Cela ne signifie
pas néanmoins que tout Alsacien-Lorrain peut prétendre à
la nationalité française : tant que durera la guerre, les
réintégrations dans la nationalité française
doivent être examinées au cas par cas et intervenir exclusivement
par voie de décret252.
De plus, comme il y a parmi eux des immigrés prussiens,
il faut faire un tri au cours des premiers mois de la guerre. L'administration
s'efforce ainsi inlassablement de discerner les « Alsaciens-Lorrains
d'origine française » et les « immigrés d'origine et de
tendance absolument allemandes »253. Tous les Alsaciens pouvant
justifier de leurs antécédents, ou recommandés par des
comités privés, reçoivent un permis de séjour les
assimilant aux citoyens français ; par contre, toutes les familles dont
un membre avait quitté la France pour répondre à l'ordre
de mobilisation allemande sont exclues de ce privilège et
regroupées dans des camps sous contrôle militaire254.
Les épreuves endurées par les populations civiles des
régions d'Alsace-Lorraine temporairement occupées par
l'armée française, en août 1914, révèlent
parfaitement l'ambiguïté de la position des annexés entre la
France et le Reich. Considérés comme Allemands par les
Français, les noncombattants du théâtre des
opérations de la Bataille des frontières,
déclenchée le 7 août, subissent des
brutalités255 ; d'août à octobre 1914, la
plupart partagent même, dans les dépôts surveillés,
le sort des Austro-Allemands et autres « étrangers
indésirables »256.
248 J. Dupaquier, op. cit., pp. 60-70.
249 A.D.V, 4 M 403, recensements semestriels des
étrangers, 1908 et 1914.
250 R. Martin, op. cit., pp. 62-65.
251 J. Dupaquier, op. cit., pp. 60-70.
252 H. Mauran, op. cit., p. 411.
253 Ibid, p. 443.
254 J. Dupaquier, op. cit., pp. 60-70.
255 Camille Maire, Des Alsaciens-Lorrains otages en France
(1914-1918), Souvenirs d'un Lorrain interné en France
et en Suisse pendant la guerre par François Laurent,
Presses universitaires de Strasbourg, 1998, pp. 50-55.
Certains se sont rendus coupables d' « espionnage ».
Ce n'est toutefois pas encore tout à fait de l'espionnage, motif maintes
fois invoqué pour évacuer ceux qui, soi-disant, s'en sont rendus
coupables. C'est ainsi que l'autorité militaire recommande l'internement
en camp de concentration de l'Alsacien Henri-Philibert Ringenbach, originaire
de Kirchberg et domicilié à Archettes (Vosges). « Il a
attiré depuis la déclaration de la guerre l'attention de
plusieurs personnes d'Archettes et de sous-officiers y cantonnant par son
habitude de questionner les soldats, de s'intéresser très
assidûment aux passages de trains de troupes et de matériel.
» Ringenbach a fait son service militaire dans la Garde impériale
allemande et, arrivé en France en 1891, est retourné par deux
fois en Allemagne pour accomplir des périodes militaires. Sa femme et
ses quatre enfants doivent être également internés à
Viviers et à Ajain257.
Les espoirs prématurés qu'a fait naître,
durant les premières semaines, la prise des cols vosgiens et l'avance en
Alsace, sont brutalement anéantis par la sanglante défaite de
Morhange (20 août) et par le repli des troupes françaises. C'est
à ce moment-là que François Laurent, photographe amateur,
originaire de la Meurthe (Reichsland), est emmené comme otage dans sa
commune de Lorquin258. Il était convoqué à
l'appel local des réservistes allemands pour fin août mais ne put
jamais s'y rendre. Après avoir fait ses adieux, il part en compagnie de
son voisin juge et accompagné de gendarmes vers la frontière
française. Il continue à marcher, faisant quelques haltes
à mesure que les Français reculent, exemple à Baccarat.
Puis il fait étape une petite semaine dans les Vosges, à
Rambervillers, où il passe la nuit dans un cachot militaire, puis
à Epinal dès le 23 août. Il est alors interné dans
la maison de correction. Pendant plusieurs jours, lui et ses camarades de
galère sont molestés, insultés et alimentés avec
des bouillies et de l'eau. Ils s'ennuient profondément en dépit
de rencontre avec d'autres otages de la région, en particulier les
Lorquinois Gerich et Félicien Thomas. Le 28 août François
Laurent fait partie du convoi en direction du sud qui allait les conduire en
Haute-Saône. Par la suite, il sera prisonnier en Auvergne, au camp
d'Issoire, puis interné au dépôt de
Saint-Rémy-de-Provence et enfin au camp fermé de Viviers avant un
départ pour la Suisse et un retour au pays.
Mais l'ennemi, renforcé, entre dans Saint-Dié le
27 août, saisit des otages, refoule les 8e et 13e corps (armée
Dubail) et arrive sur la Mortagne. Le 1er septembre, une circulaire du
ministère de l'Intérieur aux préfets prescrit de «
distinguer partout les sujets austro-allemands des AlsaciensLorrains et
Polonais, qui lorsqu'on a pu s'assurer de la sincérité de leurs
sentiments francophiles, peuvent bénéficier du régime
appliqué aux étrangers alliés ou neutres
»259.
256 H. Mauran, op. cit., p. 443.
257 Ibid.
258 C. Maire, op. cit., pp. 50-55.
259 Ibid.
En octobre, le préfet des Vosges dévoile aux
maires du département la législation spécifique qui va
dès lors s'appliquer aux étrangers et surtout ils ont ordre de ne
plus délivrer de permis de séjour aux
Alsaciens-Lorrains260. Pierre Linarès réclame un
engagement de la responsabilité des maires qui se doivent de signaler
toute présence étrangère pour des raisons de
défense nationale. Finalement, les Allemands sont repoussés, les
Français réoccupent Raon-l'Étape et Saint-Dié et le
front se stabilise, en octobre, pratiquement sur la
frontière261. Des régions conquises par les
Français en Alsace-Lorraine, seules les vallées de Saint-Amarin,
Thann et Masevaux n'ont pas été reprises par les Allemands.
Le 10 octobre, une autre circulaire ordonne aux préfets
de délivrer aux Alsaciens-Lorrains retenus dans les dépôts,
mais qui ont pu justifier leur loyalisme, des permis de séjour pour
résider dans une localité de leur choix, en dehors de la zone des
armées262. Cette disposition ne connaît qu'une
application très limitée, et les dépôts demeurent
« encombrés ». Le préfet vosgien, Linarès,
recommande à ce moment-là la méfiance vis-à-vis de
possibles suspects agissant sous couvert de leur titre
d'Alsaciens-Lorrains263. Le recensement opéré par les
maires du département, en octobre 1914, montre que la plupart des
Alsaciens installés dans l'arrondissement de Remiremont avant la
déclaration de guerre ont obtenu un permis de séjour, et sont
restés sur leur lieu de travail ; ainsi, demeuraient à Remiremont
122 Alsaciens résidents264. Cependant, ces
Alsaciens-là n'ont pas opté pour la France, leurs sentiments
nationaux sont mal connus, et, ils font l'objet d'une surveillance assez
étroite, en particulier par les commissaires spéciaux de la
police des chemins de fer. De nombreux Alsaciens suspects sur le plan national
sont inscrits au carnet B du département des Vosges ; or les suspects
inscrits au carnet B devaient être arrêtés dès le
premier jour de la mobilisation. Quelques-uns ont donc été
arrêtés et évacués vers l'intérieur,
d'autres, peu nombreux, ont quitté le territoire français afin de
répondre à l'ordre de mobilisation en Allemagne. La situation des
Alsaciens résidents est souvent douloureuse, témoin cette femme
installée à Remiremont, dont l'un des frères est soldat
allemand, et l'autre soldat français265.
Après avoir traité dans l'urgence et sans
véritable méthodologie le cas des Alsaciens-Lorrains, le
gouvernement français s'efforce, à la fin de l'année 1914,
d'élaborer une typologie de cette population. Elle est fondée,
non plus sur la diversité des origines et des itinéraires, mais
sur le sentiment personnel supposé à l'égard de la France.
Pendant l'exécution du plan XVII en Lorraine et en Haute-Alsace et la
retraite qui s'ensuit, l'armée et la gendarmerie françaises
effectuent de
260 A.D.V., 4 M 401, correspondance préfet des Vosges -
maires vosgiens, 09/10/1914.
261 C. Maire, op. cit., p. 9.
262 H. Mauran, op. cit., p. 443.
263 A.D.V., 4 M 401, correspondance préfet des Vosges -
maires vosgiens, 09/10/1914.
264 R. Martin, op. cit., pp. 62-65.
265 Ibid.
nombreuses prises d'otages et arrestations de
suspects266. Dans les villes comme Lorquin, Sarrebourg ou
Haut-Clocher, il s'agissait incontestablement d'otages. Quant aux suspects, les
dossiers individuels renseignent sur les motifs qui les rendent
indésirables dans la zone des armées qui, après octobre
1914, se situait presque entièrement en territoire français.
C'est la raison pour laquelle un grand nombre d'entre eux étaient des
résidents des départements frontaliers, les Vosges notamment, de
nationalité alsacienne-lorraine et française267. Outre
les évacués des zones reconquises par l'armée
française, mobilisables ou otages (catégorie O), un
contrôle sévère vise ceux qui vivaient en France
avant-guerre sans pour autant avoir acquis la nationalité
française.
Ce contrôle spécifique ne doit pas occulter les
velléités d'assimilation qui se manifestent avant même la
reconquête totale de l'Alsace-Lorraine. Ceux qui ont été
fraîchement évacués d'Alsace-Lorraine, notamment comme
Landsturmiens, posent à l'administration française un
problème très épineux268. Comment peut-elle
connaître leurs « sentiments »? L'internement des mobilisables
dans les lieux de dépôts civils constitue une mesure de contrainte
susceptible de provoquer chez tous ceux d'entre eux qui sont animés de
sentiments francophiles (et par contrecoup en Alsace) une pénible
impression. L'un des objectifs du triage sera donc de limiter les effets
psychologiques négatifs de l'évacuation forcée et de
l'assignation à résidence sur l'opinion alsacienne-lorraine.
D'autre part le cas des Alsaciens qui sont partis pour échapper aux
obligations militaires allemandes est évoqué par le
général de division Dubail dans une lettre au préfet
Linarès269. Ils avaient été dirigés sur
Besançon dans un premier temps puis sont revenus dans les Vosges. Les
autorités de Besançon ont donné des laissez-passer,
certains ont pu se rapprocher de la frontière, et ont même
cherché à faire créer un groupement d'Alsaciens à
Remiremont. Le général commandant en chef a donc prescrit de
faire diriger sur Besançon tous les Alsaciens suspects ou
dépourvus de ressources, résidant dans le département des
Vosges270. Pour la souspréfecture de Neufchâteau, deux
individus sont mentionnés dans ce cas : Charles Huber, à Punerot
depuis 2 ans et Maria Robeschin, à Neufchâteau depuis un an et
demi271. Le préfet reçoit l'ordre de ne
délivrer aucun permis de séjour aux Alsaciens dépourvus de
ressources ou astreints au service militaire en Allemagne272. Le cas
des Alsaciens originaires du canton de Thann est particulier dans le sens
où ils ont été évacués de la zone de front
ou ont préféré fuir un secteur trop exposé. Ils ne
font pas l'objet d'une surveillance spéciale, en raison de leurs
sentiments francophiles273.
266 C. Maire, op. cit., p. 7.
267 Ibid.
268 H. Mauran, op. cit., p. 412.
269 A.D.V., 4 M 421, correspondance général de
division Dubail - préfet vosgien, 11/10/1914.
270 Ibid.
271 A.D.V., 4 M 431, réglementation de séjour des
étrangers, sous-préfecture de Neufchâteau (1914).
272 A.D.V., 4 M 421, correspondance général de
division Dubail - préfet vosgien, 11/10/1914.
273 R. Martin, op. cit., pp. 62-65.
Le 9 novembre 1914, le ministère de l'Intérieur,
après accord du ministère de la Guerre, institue à Paris
une commission de triage des Alsaciens-Lorrains formée de trois membres
: le conseiller d'Etat et ancien préfet de police Charles Blanc, le
lieutenant-colonel de cavalerie Van Merlen, le juge d'instruction au tribunal
de la Seine et membre de la Société des AlsaciensLorrains Jules
Kastler274. Le président du Conseil nomme, le 27
décembre, une nouvelle commission, qui comprend les trois membres de la
précédente, mais dans laquelle sont incluses des
personnalités alsaciennes-lorraines « qualifiées ».
Elle émane directement de la présidence du Conseil : ce
déplacement de la tutelle révèle aussi l'importance
qu'attache le gouvernement à la question des évacués et
des résidents alsaciens-lorrains275. Au-delà de ses
évolutions internes, la commission est chargée de visiter tous
les camps d'Alsaciens-Lorrains, d'entendre individuellement les
évacués et de les classer dans trois catégories. La
catégorie 0 comprend les otages arrêtés par
l'autorité militaire, à maintenir au compte du ministère
de la Guerre ; les Alsaciens-Lorrains « purs » reconnus d'origine
française, mais d' « attitude douteuse » sont regroupés
dans la catégorie n° 1 et doivent être maintenus en
liberté surveillée avec résidence
fixe ; enfin la catégorie n° 2 correspond aux
Alsaciens-Lorrains « purs » reconnus d'origine et de sentiment
français : sont à libérer avec délivrance d'une
carte tricolore276.
Finalement, les rapports d'évacuation
d'étrangers des communes vosgiennes ainsi que les enquêtes sur les
personnes suspectées, sans permis de séjour ou manifestant une
conduite dérangeante concernaient surtout en cette fin d'année
1914 des Alsaciens-Lorrains277. Les statistiques cantonales
concernant les gens à évacuer confirment cette tendance. En
1914-1915 s'exprime une vive hostilité envers les Alsaciens, notamment
lors des manifestations de conscrits278. Néanmoins lors d'une
cérémonie de dépôt de gerbe en octobre 1914 à
Epinal par les conscrits de la classe 1915 sur le monument du quai de Juillet
et des membres du « Souvenir alsacien », et alors que les
autorités craignent des manifestations d'hostilité à
l'égard des Alsaciens, tout se passe sans incident279.
Si l'on en croit l'administration, à la fin de
l'année 1914, tous les Alsaciens-Lorrains qui se trouvaient en France au
moment de la mobilisation et qui ont pu établir, soit par des
pièces authentiques, soit par des « répondants »,
qu'ils sont vraiment d'origine alsacienne ou lorraine, ont reçu un
permis de séjour, délivré par les préfectures. Les
effets du permis de séjour sont toutefois limités, celui-ci
n'étant valable que pour une localité donné avec
l'agrément de la préfecture280.
274 H. Mauran, op. cit., pp. 443-444.
275 Ibid.
276 Ibid.
277 A.D.V., 4 M 421, Etrangers - Recensement (1914).
278 A.D.V., 8 M 191, enquêtes sur les Alsaciens dans les
Vosges (1914-1915).
279 A.D.V., 8 M 191, hostilité envers les Alsaciens,
rapports du commissaire spécial d'Epinal, 1914-1915.
280 H. Mauran, op. cit., p. 443.
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