III - Internement et approbation populaire.
Les autorités françaises pratiquent pendant le
conflit une politique alliant la répression à l'encontre des
Alsaciens venus des territoires reconquis comme la vallée de la Thur
à l'assimilation223.
L'épuration de la zone des armées de ses
éléments non-nationaux commence dès le 1er août
1914. Le département des Vosges est concerné au premier chef.
"L'itinéraire de Michel Albrecht, garde forestier dans le
département, est d'autant plus éloquent qu'il se confond avec
celui des otages capturés par l'armée française de l'autre
côté de la frontière : « Pourquoi j'ai
été arrêté depuis le 1er août comme prisonnier
de guerre, personne ne peut le justifier. Une patrouille est venue me chercher
au lit, alors que je souffrais d'une grave blessure au pied ; je dus m'habiller
; on me mit sur un cheval et ainsi je partis, moi innocent,
séparé de ma femme et mon enfant, sans pain, sans eau et sans
pouvoir me coucher pendant trois jours et trois nuits. Nous devons subir ici un
chemin de croix, comme Jésus. [...] D'abord enfermés, ensuite en
pleine liberté, et maintenant de nouveau enfermés ; et nous ne
savons pas encore ce qui arrivera, mais nous espérons toujours le mieux
possible ». Considéré comme « douteux » et
interné à Saint-Rémy-de-Provence, Michel Albrecht n'est
pas au bout de ses peines. En 1915, il est puni de deux jours de geôle
simplement pour avoir rédigé en allemand l'adresse d'une lettre
envoyée dans une localité française... Au cours de
l'année 1917, il sera transféré à Viviers ; enfin,
il est renvoyé à Saint-Rémy en 1918"224.
L'apparition des camps d'internement de ressortissants des
puissances ennemies, distincts des camps de prisonniers de guerre, est permise
par l'état de siège. Le décret du 2 août 1914 sur
l'état de siège reprend dans leurs grandes lignes les
dispositions antérieures relatives au traitement des étrangers,
notamment « ennemis ». Ces « camps de concentration » ont
officiellement une double finalité : retirer à l'ennemi des
mobilisables qui, de retour dans leur pays, deviendraient autant de
combattants, et neutraliser les espions potentiels qui pourraient, de
l'intérieur, saboter l'effort de guerre225. Les archives des
Vosges n'évoquent pas d'installations de ce type, plutôt des
dépôts d'étrangers. Ainsi Erich Hartmann, étudiant
allemand de 16 ans originaire de Leipzig, qui avait été
échangé en Meurthe-et-Moselle puis dirigé sur
Neufchâteau, est interné à la déclaration de guerre
au dépôt d'étrangers de Soulosse226.
Placé au collège de Neufchâteau, le préfet des
Vosges veut qu'il soit placé dans un établissement
d'éducation du Centre, le collège ayant été
aménagé en hôpital de la Croix Rouge. La
Société des transports internationaux de Genève cherche
à obtenir son rapatriement en échange de quelques Français
retenus prisonniers en Allemagne.
223 H. Mauran, op. cit., pp. 414-415.
224 Ibid.
225 Ibid.
226 A.D.V., 8 M 12, étrangers.
Si le « peuple des camps » est composé
majoritairement de mobilisables des nationalités allemandes,
austro-hongroises, ottomanes, bulgares, etc. qui n'ont pas réussi
à quitter la France à temps, il compte aussi une proportion
relativement importante de « non-mobilisables ». Les autorités
françaises entendent en effet conserver un « capital » de
femmes et d'enfants, de personnes âgées et d'hommes inaptes qui
pourront être échangés contre des Français, civils
ou militaires, retenus par l'ennemi. On peut les classer dans une
catégorie particulière située entre l'otage et
l'interné227. Les « civils ennemis » sont
susceptibles de servir ouvertement ou secrètement leur pays, prolongeant
ainsi son effort de guerre, derrière les lignes. Les plus
intégrés ne sont pas d'ailleurs pas considérés
comme les moins dangereux car ils connaissent bien le pays et la langue et
peuvent constituer un gisement en éclaireurs pour les troupes ennemies
et en agents de renseignements. Dans les Vosges, on l'a vu, plusieurs
localités proches de la frontière accueillent avant 1914 un
certain nombre de servantes, domestiques, personnel de fermes, très
difficile à surveiller et susceptibles d'actes de complicité avec
l'ennemi228.
La question des 500 étrangers inscrits au « carnet
B » n'a pas été soulevée en août 1914 : exclus
de facto du nouveau compromis politique, ils se retrouvent, au moins en partie,
dans les quelque 60 000 civils ennemis que le ministère de
l'Intérieur reconnaît avoir internés229.
Ces mesures de contrôle s'accompagnent de la
déchéance de nationalité et de mises sous séquestre
des biens. En outre, la promesse faite le 1er août 1914 d'assurer
ultérieurement leur transfert vers un pays neutre est bafouée.
Enfin, au cours de la Grande Guerre, les populations locales constituent aussi
une pièce essentielle d'un vaste dispositif de contrôle des
évacués et des réfugiés230. Les
étrangers font, dès août 1914, les frais de la haine qui
sévit partout et les dénonce comme responsables, sinon même
comme espions. Les autochtones exercent une forte pression sociale sur cette
masse humaine. A côté des ressortissants des pays ennemis ou
neutres, des Français grands et blonds, des Suisses, des Alsaciens et
Lorrains que leur physique ou leur accent désignaient à la
méfiance d'une foule soupçonneuse subissent aussi des violences
injustifiées231. Pour les forces de l'ordre comme pour la
population vosgienne, leur présence sur le sol national éveille
bien des appréhensions : pourquoi les Alsaciens-Lorrains n'ont-ils pas
acquis la nationalité française, alors qu'ils avaient toutes les
facilités pour le faire ? L'appareil d'Etat, en ouvrant des « camps
de concentration », ne heurte pas son opinion publique. Au contraire, les
autorités civiles et militaires semblent aller dans le sens d'une
aspiration populaire232.
227 H. Mauran, op. cit., pp. 381-474.
228 A.D.V., 8 M 189, op. cit., l'emploi dans les Vosges, 1913.
229 Ibid.
230 J. Ponty, op. cit., pp. 91-122.
231 Ibid.
232 R. Martin, op. cit., pp. 62-65.
Chapitre 2 - Réglementation spécifique
et acharnement populaire dans les premiers mois de la guerre.
Après les balbutiements correspondant à
l'affirmation du conflit, une réglementation spécifique va se
mettre en place dans les zones de front comme les Vosges. La résidence
et la circulation des immigrés de nationalité allemande va subir
des restrictions importantes, souvent approuvées par la population.
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