Conclusion :
En général, le principal facteur
d'intégration est la durée du séjour et l'enracinement
progressif180. C'est également ce qui transparaît de
l'analyse de la situation des Allemands et Alsaciens en résidence dans
les Vosges à l'orée de la Première guerre mondiale.
Au recensement de 1891, sur 1 100 000 étrangers dans
l'Hexagone, plus de 420 000, soit 38 %, étaient nés en France.
Des signes démographiques et économiques confirment
indéniablement la stabilisation de l'immigration. Ainsi la proportion
des femmes augmente régulièrement, de même que le nombre de
mariages mixtes et ce phénomène se confirmera pendant la guerre
qui s'annonce. Le taux d'activité se réduit, ce qui traduit un
vieillissement de la population étrangère.
En 1901, près de 10 % des étrangers se rangent
dans la catégorie des chefs d'établissement, proportion non
négligeable qui révèle une ascension sociale. Le
renforcement du militantisme politique souligne aussi la présence
d'étrangers installés depuis assez longtemps pour abandonner
l'attitude des nouveaux venus et s'attacher à la défense
résolue de leurs droits. Beaucoup d'individus sont déjà
fils ou petit-fils d'immigrés. Leur éducation, leurs
activités sociales et politiques, la loi elle-même font d'eux des
Français. A ce titre, ils vont bientôt participer aux combats de
la Grande Guerre et payer « l'impôt du sang »181.
Dans la première partie de l'année 1914, sept
mariages concernent deux hommes allemands et cinq Alsaciens avec des femmes
françaises, signe d'une relative intégration. Dans
l'arrondissement d'Epinal, le dénommé Geiger, Wurtembergeois
(Allemand), épouse une Française à Harsault le 29 mai et
Jean-Baptiste Justin Gérard, fait de même le 30 avril. Dans
l'arrondissement de Remiremont, Martin Dhirmann épouse Céline
Blaise le 3 janvier à Cornimont et Joseph Adolphe Laurent épouse
Marie Constance Lapoirie le 15 mai à Eloyes. Enfin à Rupt deux
Alsaciens se marient avec des Françaises182.
180 R. Schor, op. cit., pp. 7-29.
181 Ibid.
182 A.D.V., 4 M 417, Mariages mixtes.
PARTIE II :
Allemands et Alsaciens-Lorrains des Vosges
face au début de la guerre
(1914-1915)
Les Allemands et les Alsaciens présents dans le
département des Vosges à la déclaration de guerre
d'août 1914 et pendant le conflit sont arrivés à des
époques et pour des raisons différentes, et ils sont d'origines
géographiques diverses.
D'une part, beaucoup, qui n'ont pas voulu ou pu
acquérir la nationalité française, sont déjà
installés depuis longtemps. Au 1er janvier 1914, on dénombre 6107
Allemands dans le département, dont 2308 hommes, 1949 femmes et 1850
enfants, devant les Italiens183. L'arrondissement de
Saint-Dié est le plus important avec 2882 Allemands sur 4582
étrangers, celui d'Epinal suit avec 1852 sujets. Dans l'arrondissement
de Mirecourt, on a un total de 485 Allemands (première
nationalité), dont 74 à Mirecourt même et 53 à
Vittel où les hommes sont surreprésentés, 41 pour 5 femmes
et 7 enfants. Dans l'arrondissement de Remiremont, la ville chef-lieu est
importante avec 232 Allemands, dont plus de la moitié de femmes (126
pour 81 hommes et 25 enfants), ainsi que 157 dans tout le canton du Thillot
où on recense peu d'enfants : quatre sur 27 à Rupt, 11 sur 60
à Saint-Maurice et 12 sur 70 au Thillot. D'après les
relevés d'étrangers, par nationalité, il arrive en moyenne
150-200 déclarations d'Allemands, avec environ 60 départs ou
décès. Au 1er juillet 1914 se trouvent dans le département
6766 Allemands répartis comme suit : 2703 hommes, 2135 femmes, 1928
enfants184. A cette date, les Allemands se sont faits
dépassés par les Italiens en nombre et sont désormais la
deuxième nationalité représentée185.
D'autre part, le département, divisé par une
ligne de front au nord dès la fin de l'année 1914 et
théâtre d'opération du 21e corps d'Armée, a
accueilli un certain nombre de réfugiés et évacués
allemands ou alsaciens-lorrains, en particulier non-mobilisables (enfants,
adolescents, femmes, personnes âgées). La région de
Remiremont, assez proche du front, en est la parfaite illustration.
L'arrondissement a accueilli une importante colonie alsacienne, qu'on peut
scinder en trois catégories bien distinctes : les Alsaciens
déjà installés dans l'arrondissement à la
déclaration de la guerre, les Alsaciens réfugiés du canton
de Thann et les évacués de la vallée de la Fecht et de la
région d'Orbey.
A côté des réfugiés
alsaciens-lorrains volontaires, très peu nombreux, se trouvent les
« évacués par les soins de l'autorité militaire
». Il s'agit avant tout de mobilisables, relevant essentiellement du
Landsturm, sorte de réserve territoriale, qui sont originaires des zones
d'Alsace reconquises par l'armée française (secteurs de Thann,
Masevaux, Dannemarie). Les autres évacués sont des « otages
», la plupart fonctionnaires, qui proviennent des zones où
l'armée française n'a fait que des incursions (secteur de
Mulhouse)186. Le camp retranché d'Epinal est le coeur du
dispositif vosgien.
183 ADV, 4 M 403, situation numérique des
étrangers, 01/01/1914.
184 Ibid, 01/07/1914.
185 ADV, 4 M 402, contrôle général des
étrangers, 1914.
186 H. Mauran, op. cit., pp. 381-474.
La Grande Guerre, avec son cortège d'épreuves,
mobilise toutes les énergies, celles des nationaux comme celles des
étrangers, même ressortissants des puissances ennemies. Ainsi un
certain nombre d'Allemands et d'Alsaciens-Lorrains des Vosges, sous des formes
diverses, sont affectés dans les unités combattantes ou,
participent à l'arrière à l'effort productif du
pays187. Considérés a priori comme des suspects, ils
doivent prouver le contraire et l'engagement volontaire a valeur de preuve,
à condition d'avoir le temps de le contracter et l'âge pour
être agréé. Au cours de la Grande Guerre, 17 650 soldats
alsaciens-lorrains ont combattu dans les rangs de l'armée
française, et 50 d'entre eux sont devenus officiers188. Les
uns se trouvent déjà en France en août 1914 ; les autres
entrent clandestinement sur le territoire national. D'autres, peu nombreux,
appelés par leur pays d'origine en 1914, s'engagent aux
côtés des Empires centraux. On peut citer le cas de quatre
fermiers alsaciens ayant ainsi quitté le territoire de La Bresse pour
l'Alsace, avec leur famille et leur troupeau189.
Au cours des mêmes années, la République
change d'attitude quant au recrutement de la main-d'oeuvre
étrangère et rompt avec la tradition de non-intervention propre
au XIXe siècle190. La guerre donne lieu à des
attitudes et des réglementations spécifiques à
l'égard des étrangers selon les zones géographiques
où ils se trouvent et selon qu'ils sont ressortissants de pays
alliés, neutres ou ennemis de la France. L'étude de la situation
des Allemands dans les Vosges est intéressante dans le sens où il
s'agit d'étrangers qui plus que tous autres appartiennent au camp
adverse et qui résident à proximité des zones
d'opérations militaires. 1914-1918 c'est donc le temps des mesures de
rigueur infligées aux Allemands et Alsaciens des Vosges, bien que les
Alsaciens-Lorrains bénéficieront d'un régime de faveur
à l'échelle nationale. Seules quelques catégories de
personnes se trouvent épargnées par cette surveillance
extrême : ceux qui étaient gravement malades, les
Françaises devenues étrangères par mariage ou encore les
parents d'un fils servant sous le drapeau français191.
En France, la Première Guerre mondiale sert de terrain
d'expérimentation pour des procédés que l'on croit souvent
l'apanage de la guerre suivante, soit l'ouverture de camps d'internement ou
simplement de dépôts ou centres de triage à l'usage des
ressortissants ennemis192. L'apparition de ces camps est une des
conséquences de la guerre totale. Ces mesures d'internement
s'accompagnent de dénaturalisation et de mise sous séquestre des
biens des ressortissants étrangers, mesure classique en temps de
guerre193.
187 Ralph Schor, op. cit., chapitre « 1914-1918 : Etrangers
et coloniaux à l'aide de la France », pp. 30-44.
188 H. Mauran, op. cit., p. 412.
189 Roger Martin, « Les Alsaciens dans l'arrondissement de
Remiremont pendant la guerre de 1914-1918 », in Le
Pays de Remiremont, n°2, 1979, pp. 62-65.
190 Janine Ponty, op. cit., chapitre 3 « Le temps de la
guerre (1914-1918), pp. 91-122.
191 Ibid, chapitre 3.
192 H. Mauran, op. cit., p. 412.
193 Ibid.
Cet ensemble de mesures de contrôle et de protection est
approuvé par la population car elle a pour but la mise à
l'écart d'éventuels ennemis dangereux. Elles se mettent ainsi en
place dans un climat d'excitation chauvine194. Dans les Vosges, le
néonationalisme se trouve depuis 1911 considérablement
renforcé. De nombreux sympathisants se sont reconvertis en
républicains et dans les départements lorrains, leurs élus
votent avec la droite nationaliste195. Le néonationalisme
touche alors au mysticisme, avec deux haines proclamées, les mauvais
Français et les Allemands. Dans tout le département, le
métier des armes l'emporte sur tout autre. Le courant nationaliste
présente une réelle unité en France, et malgré
quelques nuances, sa force est considérable au Parlement et dans le
pays. Au début de l'année 1914, une campagne d'affolement
orchestrée par la presse fait croire, un moment, à une guerre
imminente. Ce qui provoque aussitôt un regroupement massif du peuple
autour des leaders nationalistes196.
Enfin, le sort des Alsaciens-Lorrains en 1914-1918 est
très spécial et ne peut être pleinement compris sans
référence à une date clef, qui fonde leur statut singulier
: 1870197. Au moment oüs'amorce le conflit,
doivent-ils être considérés comme Allemands ou comme
Français ? La
solution qui aurait consisté à octroyer
massivement la nationalité française aux Alsaciens-Lorrains n'est
pas retenue. Les pratiques administratives tendent à créer
à leur égard « un curieux statut intermédiaire entre
celui de l'étranger ressortissant d'une puissance ennemie et le
réfugié français »198.
194 J. Ponty, op. cit., pp. 91-122.
195 J.-P. Claudel, op. cit., p. 339.
196 Ibid.
197 H. Mauran, op. cit., p. 383.
|